Attac et la démocratie : retour sur les textes fondateurs

samedi 9 février 2019, par Patrick Braibant *

« Il est formé […] une association [...] qui a pour objet de produire et communiquer de l’information, ainsi que de promouvoir et mener des actions de tous ordres en vue de la reconquête, par les citoyens, du pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle dans l’ensemble du monde ».

Cet extrait (toujours en vigueur) de l’article 1 des statuts votés en 1998, qui définit l’objet d’Attac et donc ce qui lui fait obligation, désigne la démocratie comme l’unique horizon de l’activité de l’association naissante. Mais il ne fait pas que cela.

D’une part, il circonscrit la question démocratique autour d’un enjeu très précis : celui du pouvoir devant détenir la prévalence dans la mise en forme et le « gouvernement » de « tous les aspects de la vie  » en société, pouvoir d’institution (ou instituant) des diverses composantes de l’existence sociale. D’autre part, il place cette question sur le terrain de la conflictualité : ce pouvoir d’institution ne peut échoir aux « citoyens  » (= ne peut se définir comme démocratie) que moyennant un affrontement avec la « sphère financière  ». Affrontement qui doit prendre la forme d’une « reconquête ».
Mais les choses ne sont pas aussi simples : l’article 1 est rédigé de telle sorte que s’enchevêtrent et se télescopent en lui deux manières de considérer cette « reconquête », lesquelles véhiculent deux conceptions très différenciées de la démocratie et proposent deux séries de tâches démocratiques où la place et le rôle potentiels d’Attac ne sont pas du tout les mêmes. Il en ressort une indécision quant à ce que devrait être le rapport de l’association à la question démocratique, quant à la manière de la prendre en charge, voire quant à la pertinence ou non de la prendre en charge. Indécision qui n’est pas restée confinée aux seuls textes fondateurs, mais semble accompagner et « travailler » plus ou moins ouvertement, plus ou moins profondément, l’association depuis vingt ans.

1) L’article 1 des statuts fait se télescoper deux conceptions de la « reconquête » et de la démocratie

Le nœud du problème se concentre dans ce très bref énoncé qui expose la raison d’être même d’Attac : contribuer à « la reconquête, par les citoyens, du pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie... ». Ce que « les citoyens  » (aidés par Attac) auraient à « reconquérir » serait le pouvoir qu’ils sont censés faire disparaître ! De deux choses l’une : ou bien c’est vraiment de ce pouvoir-là, le pouvoir « exercé » par la finance, dont «  les citoyens » reconquérants ont à s’emparer, et on ne voit pas bien ce qu’ils pourraient en faire ; ou bien il s’agit d’y mettre fin mais cela ne peut se faire qu’en le remplaçant par autre chose et le verbe adéquat n’est pas « reconquérir » mais « substituer ». Par exemple, substituer le pouvoir des « citoyens » au pouvoir de la « sphère financière  », puisque l’article 1 n’évoque aucun autre acteur que ces deux-là.

Cet énoncé, plus que hasardeux, au cœur de l’article définissant l’objet d’Attac déclare superposables deux manières de se rapporter au pouvoir qui ne le sont aucunement, « conquérir le pouvoir » et « exercer la pouvoir » :

- L’expression « reconquête du pouvoir », qui ouvre l’énoncé, est une métaphore topographique : elle fait du pouvoir un « lieu » à occuper. Un « lieu » dont il faut chasser l’actuel occupant en vue de l’occuper ou réoccuper soi-même. Soit un dispositif à trois éléments qui, appliqué au contexte de l’article 1, serait le suivant : d’une part, deux forces agissantes concurrentes, « la sphère financière  » et « les citoyens », et, d’autre part, une entité « pouvoir » distincte de ces deux forces et dont ces dernières se disputent l’occupation en un jeu de conquêtes / reconquêtes successives. Dans ce scénario, le « lieu »-pouvoir convoité existe en dehors de chacun des deux protagonistes et est déjà là avant leur conflit, lui préexiste. Cette extériorité et cette antériorité du « lieu » sont la condition même de ce scénario en termes d’occupation / réoccupation.

- Or, à peine l’article 1 a-t-il semblé placer l’enjeu sur ce terrain topographique qu’il l’abandonne aussitôt en affirmant que la « sphère financière », non pas occupe le pouvoir, mais l’« exerce » ! À partir de cet instant, ce pouvoir ne peut plus être assimilé à un « lieu » et n’est donc plus à « reconquérir » : « exercer un lieu », cela n’a aucun sens. L’expression « exercer le pouvoir » fait sens à la condition expresse que le pouvoir ne soit justement pas conçu comme un « lieu » c’est-à-dire comme une entité extérieure / antérieure. Le verbe exercer « internalise » le pouvoir dans le sujet « exerçant ». « Le pouvoir que la sphère financière exerce », ce n’est en rien un lieu « extérieur » à elle, qu’elle « occupe » et dont « les citoyens » lui contestent l’occupation. C’est au contraire le pouvoir qui émane d’elle, à nul autre pareil, qui se spécifie comme pouvoir de la « sphère financière ». C’est son pouvoir, le pouvoir qu’elle a façonné et qui n’existe que comme pouvoir de la finance. Dans ce registre de « l’exercice », il est évident que l’objectif des «  citoyens » n’est pas de « reconquérir » ce type spécifique de pouvoir qu’est le pouvoir de la finance, mais de le remplacer par un autre type spécifique de pouvoir : leur pouvoir de « citoyens » ou démocratie, ayant ses propres déterminations. Ce n’est plus un dispositif topographique à trois termes, mais un scénario « substitutif  » à deux termes : pouvoir des « citoyens » ou démocratie versus pouvoir de la «  sphère financière ». Pouvoir contre pouvoir. Il ne s’agit plus de déloger un adversaire d’un « lieu » qu’il occupe pour l’occuper soi-même mais de substituer un type de pouvoir à un autre type.

Voilà qui change complètement le rapport entre « pouvoir » et « reconquête ». Ce rapport n’est plus d’extériorité (reconquérir un « lieu » déjà là, préexistant) mais de stricte intériorité : pour «  les citoyens » l’objet de la « reconquête  », ce n’est plus un autre pouvoir mais le leur propre. Désormais, la «  reconquête » est le processus même de constitution de ce pouvoir spécifique qu’est la démocratie et dont chaque avancée sera mise en recul du pouvoir de la finance. Dans cette perspective, on ne peut conserver l’idée et le terme de «  reconquête » qu’à condition de les sortir du topographique. «  Reconquête  » ne doit plus désigner l’acte de captation d’un « lieu »-pouvoir préexistant, mais renvoyer au processus d’auto-construction d’un pouvoir doté d’une double dimension instituante et destituante. Pouvoir instituant, pouvoir de mise en forme selon ses critères propres des divers «  aspects de la vie  » sociale et, simultanément, pouvoir destituant du pouvoir ayant actuellement la primauté dans cette mise en forme. Il ne s’agit plus de «  reconquête par les citoyens du pouvoir que la sphère financière exerce  », mais d’auto-construction d’un pouvoir propre des citoyens, condition et réalisation de la reconquête qui défera le pouvoir qu’exerce la sphère financière sur tous les aspects de la vie... 

En entremêlant comme il le fait le « topographique » et le « substitutif », l’article 1 entremêle identiquement deux conceptions parfaitement hétérogènes de la démocratie :

- Dans le cas du schéma « topographique », la démocratie résulte nécessairement de la « conversion démocratique » d’un pouvoir déjà existant. La démocratie sera le « lieu »-pouvoir réoccupé/reconquis par « les citoyens » une fois que ceux-ci l’auront « mis aux normes » démocratiques. Dans ce schéma, il n’y a pas de « pouvoir du peuple » (ou des « citoyens ») spécifique résultant d’un processus d’auto-construction spécifique, mais seulement « démocratisation » d’un pouvoir déjà là, possédant nécessairement ses propres caractéristiques et n’ayant donc, en tant que tel, originairement, aucune accointance particulière avec le démocratique.

- Dans le scénario « substitutif », la démocratie est au contraire un type de pouvoir sui generis, irréductible à tout autre, qui se constitue dans, par et pour l’opposition à un ou plusieurs autres pouvoirs sui generis. Le « pouvoir des ’’citoyens’’ », ne peut s’instituer que dans, et par le fait même de, sa confrontation au pouvoir de la « sphère financière ». La destitution du second n’a lieu qu’à raison des progrès de l’institution du premier et celle-ci n’advient que par celle-là. Ici, la démocratie ne se pose qu’en s’opposant. Elle ne se fait affirmative d’elle-même qu’en désignant un-des opposé-s à combattre et en le-les constituant comme tel-s. Ses significations distinctives affirment toujours le propre du démocratique, de telle sorte que se trouve défini par là-même le propre de l’anti-démocratique et donc ce qui doit être combattu. Par exemple, l’égal ne se pose qu’en posant un inégal à affronter. C’est uniquement par l’affirmation de l’égalité que certains rapports sociaux présentés comme ordre naturel et intangible des choses ou comme expression non discutable du « cercle de la Raison » (par exemple par le TINA thatchérien) peuvent être d’un même mouvement 1) requalifiés / déqualifiés (« recréés ») comme rapports de domination, 2) rendus à leur contingence car sortis de la clôture du sens qui les faisait paraître indiscutables et 3) déclarés « éligibles » à la disparation et au remplacement. Et c’est pour autant qu’il existe de tels rapports ainsi requalifiables / déqualifiables qu’il est question de démocratie. La démocratie n’existe jamais « en soi » mais toujours dans la relation à un négatif qu’elle construit comme tel pour se construire elle-même. Relation qui l’inscrit nativement mais aussi définitivement dans l’élément de la conflictualité : la démocratie n’en finit jamais avec les multiples occurrences de la domination, de l’exclusion, de la clôture du sens, avec leur renaissance sous mille visages anciens ou nouveaux. Aussi ne peut-elle perdurer que de la relance incessante de sa dialectique instituante / destituante. C’est en ce sens-là, strictement « substitutif », que le recours au terme «  reconquête  » peut se justifier. Dans ce sens-là, la «  reconquête » apparaît comme la condition d’existence même de la démocratie, sa condition permanente.

Selon que l’on tire la lecture de l’article 1 vers le « topographique » ou au contraire vers le « substitutif », ce sont des appréhensions radicalement différentes de ce qu’il faut entendre par démocratie qui se présentent. Et l’on pressent identiquement que sont des tâches démocratiques fort dissemblables qui se profilent, y compris pour Attac. Or, toutes ces possibilités divergentes cohabitent au sein d’un même énoncé, celui définissant l’objet de l’association en ouverture de sa « loi constitutionnelle » interne. Il faut donc s’y arrêter un peu et tenter de trouver une explication à cette cohabitation-là, en ce lieu-là.

2) Le pouvoir d’État, objet caché de la « reconquête  » ?

Pourquoi ce mélange paradoxal (pour ne pas dire incohérent) du « topographique » et du « substitutif » au sein de la phrase définissant l’objet d’Attac ? Pourquoi l’article 1 affirme -t-il que la tâche des « citoyens » (et, avec eux, d’Attac) est de « reconquérir » le pouvoir exercé par la finance alors qu’à l’évidence il s’agit de remplacer ce pouvoir par un autre. Pourquoi les auteurs de l’article ne se sont-ils pas placés clairement sur le terrain substitutif ? Pourquoi leur recours à cette métaphore topographique de la « reconquête », alors qu’elle n’a d’autre effet que de brouiller le sens du texte qui énonce la raison d’être d’Attac ? Une question se pose immédiatement : dans une optique pleinement topographique, quel serait le vrai « lieu » (pouvoir) à « reconquérir  », à « réoccuper » ? Il n’est évidemment jamais nommé dans l’article 1 puisque le terme «  reconquête  » y est appliqué à une cible qui n’est pas la bonne. Pourtant, il est difficile de croire que sa présence est sans signification et résulte d’une simple erreur d’attention des auteurs de l’article. Il faut plutôt se demander s’il n’y aurait pas, dans les énoncés fondateurs d’Attac, la présence d’un pouvoir vraiment pensable en termes topographiques, d’un pouvoir vraiment à « reconquérir ».

On fait donc l’hypothèse que la métaphore topographique attachée au mot « reconquête » serait là pour ménager sa place à un troisième larron venant s’ajouter au « pouvoir que la sphère financière exerce  » et à l’éventuel « pouvoir qu’exercent ’’les citoyens’’’ » de la lecture « substitutive ». Un troisième pouvoir qui pourrait, mieux que tout autre, se prêter à cette métaphore, au point qu’il n’y aurait même pas besoin de le nommer explicitement, tant il est spontanément associé à l’idée du pouvoir comme « lieu ». Ce pourrait bien être le pouvoir d’État, ce pouvoir dont tant d’expressions de la langue courante l’expriment topographiquement sans avoir besoin de préciser, sauf exceptions qu’il faut dûment mentionner, qu’il s’agit de lui : conquérir le pouvoir, occuper le pouvoir mais aussi accéder au pouvoir, quitter le pouvoir, revenir au pouvoir, chasser ou être chassé du pouvoir, etc. L’argument principal en faveur de cette « présence cachée » du pouvoir d’État se trouve dans l’autre texte fondateur d’Attac : la Plate-forme de 1998 rédigée par les créateurs de l’association. Lorsque ce document procède à la montée en généralité des raisons de la création d’Attac, il accole, et tend ainsi à faire très fortement consonner, deux objectifs, le premier typiquement « topographique » et le second pleinement « étatique » : «  la reconquête des espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière », puis, tout aussitôt, « s’opposer à tout nouvel abandon de souveraineté des États au prétexte du ’droit’ des investisseurs et des marchands  » [1]. Il est ici très nettement suggéré que le pouvoir spécifiquement étatique, la souveraineté, est l’un de ces « espaces perdus  » mentionnés juste avant et donc, à ce titre, l’un des enjeux centraux de la « reconquête  ». Celle-ci, lue topographiquement, aurait ainsi trouvé son vrai « lieu ».

Si l’on accepte cette hypothèse, on se trouve dans une configuration où le topographique et le substitutif s’articulent, mais où le premier est la condition et la réalisation même du second. Le substitutif consiste ici dans le fait que le pouvoir d’État redevenu souverain (re)prendra la place de la finance en tant que pouvoir de mise en forme des divers «  aspects de la vie  » sociale. Mais sous une condition préalable et par un moyen « topographiques » : la (re-)conquête puis l’occupation par «  les citoyens » de ce pouvoir d’État sont posées comme purement et simplement identiques à un recouvrement par l’État de sa pleine souveraineté et, ipso facto, à une mise sur le reculoir du pouvoir de la finance. Le topographique se fait immédiatement substitutif. Dans cette hypothèse, tel serait le « véritable » objet d’Attac naissante : informer et agir en vue de la « reconquête, par les citoyens, du pouvoir souverain des États dont le retour en force sera seul susceptible de défaire le pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie...  ».

Mais une question surgit aussitôt : dans ce nouvel énoncé, où se situe au juste la démocratie en tant que pouvoir d’un type déterminé devant se substituer au pouvoir de la finance ? Est-ce qu’exercer le pouvoir souverain de l’État, quand ce sont «  les citoyens  » qui le font, c’est exercer le « pouvoir du peuple », c’est la démocratie ? Le second exercice peut-il se confondre avec, et se réaliser par, le premier ? Dans la lutte contre le pouvoir de la finance, peut-on se soustraire à la tâche de construire un « pouvoir du peuple » comme pouvoir spécifique et la remplacer par cette autre tâche tenue pour identique : rendre « les citoyens », l’universalité des membres du corps politique étatique, titulaires du pouvoir souverain de l’État ? Ce qui serait conforme à la logique de toute lecture de la «  reconquête  » en termes topographiques, laquelle conduit à définir la démocratie comme résultat de la conversion (démocratique) d’un pouvoir déjà existant (voir § 1). Ou, au contraire, ne faut-il pas voir dans le pouvoir d’État un type de pouvoir sui generis qu’on ne saurait jamais confondre avec aucun autre, ni avec le pouvoir de la «  sphère financière », ni avec le « pouvoir du peuple » ? Même si, pour ceux-ci, réorienter l’action du pouvoir d’État vers leurs propres fins et réorienter les modalités de son exercice selon leurs propres critères, s’avère une nécessité. Même si, donc, prendre de quelque manière le contrôle du pouvoir d’État et l’approprier, autant que faire se peut, à leurs impératifs respectifs leur apparaît indispensable. Mais sans jamais se confondre avec lui.

Dans les limites du présent texte, on ne s’engagera pas dans une discussion de ces questions, évidemment décisives quant à la définition même de la démocratie et quant aux buts et aux formes de toute activité politique faisant de la démocratie son horizon. On ne le fera pas parce qu’on peut supposer que s’il devait y avoir un jour débat approfondi dans Attac sur son rapport à la problématique démocratique, ce serait notamment autour de ces interrogations-là qu’il se cristalliserait. Aussi n’est-il pas question de le trancher par avance. Par contre, il est possible de voir que ce sont bien ces questions qui traversent, du fait de leur polysémie, les énoncés définissant l’objet d’Attac.

3) Indécision quant au rapport d’Attac à la question démocratique.

On arrive au cœur du problème proprement politique que pose la possibilité d’une double lecture des textes fondateurs : en 1998, ceux-ci ne fournissaient pas une orientation claire quant au rapport d’Attac à la question démocratique, et il n’est pas certain que ce rapport ait été véritablement éclairci depuis lors.

Outre la différence sur la nature même de la démocratie (voir ci-dessus et § 1) ces deux lectures se distinguent sur deux points décisifs ayant trait aux tâches démocratiques à entreprendre : le degré d’urgence de la question démocratique en tant que question pratique, en tant que question devant porter sur des actions et réalisations dans l’effectivité sociale ; le type d’acteurs devant prendre en charge cette dimension pratique (Attac étant ici directement concernée).

- Privilégier la lecture topographique de la « reconquête », comme « réoccupation » d’un pouvoir déjà existant, selon toute vraisemblance le pouvoir d’État, c’est différer le traitement pratique de la question démocratique  : puisque le pouvoir d’État préexiste à la reconquête, on ne peut le transformer qu’après l’avoir « pris ». Ce n’est que postérieurement à cette « prise » qu’il sera possible de réorganiser concrètement ses modes d’exercice et réorienter ses finalités dans un sens démocratique. La question démocratique ne devient question pratique que sous cette double forme : question d’après (d’après l’accession au pouvoir d’État) et question d’État (question portant d’abord sur la transformation du pouvoir d’État, traitée depuis, et par le pouvoir d’État, parce que la démocratie est censée consister d’abord en une certaine forme du pouvoir d’État). Dans ce schéma, la tâche pratique de l’ici et maintenant, celle qui passe avant tout le reste, c’est l’accession au « lieu » (déjà existant) du pouvoir. Or cette tâche exige des organisations spécialement dédiées (et donc adaptées) à la prise du pouvoir d’État et à son exercice. Si bien que la prise en charge de la question démocratique tend inévitablement à se déporter vers ces organisations-là. Ici, on ne voit pas qu’Attac, en tant qu’organisation ne briguant nullement le pouvoir d’État, ait à se préoccuper particulièrement de la tâche démocratique ainsi conçue. Dès lors, il paraît logique que sa participation à la « reconquête » s’oriente de manière privilégiée vers d’autres activités, telles l’analyse et la critique du pouvoir de la finance ainsi que la résistance à ses agissements, plutôt que vers la définition et la mise en forme du pouvoir à lui opposer. Mais cela se fait au prix d’un paradoxe intrigant : à sa naissance, Attac s’est donné un objet à finalité exclusivement démocratique, mais participer à la prise en charge de la question démocratique comme telle ne lui incomberait nullement et devrait être laissé à d’autres. Ses membres n’auraient pas à se demander : « puisque nos textes fondateurs affirment que la démocratie est cela même qui donne sens à notre action, à quoi reconnaît-on le démocratique ? En quoi consiste-t-il ? Pourquoi et comment se constitue-t-il ? Quel rôle Attac a-t-elle à y jouer ?  ».

- La lecture « substitutive » conduit à des conclusions rigoureusement inverses : la question de la nature, des formes, des conditions d’advenue du démocratique est la question même de la « reconquête ». Et elle est immédiatement question pratique puisqu’elle n’est affectée d’aucun préalable, telle la « prise » d’un pouvoir déjà existant : elle est donc distincte de la question du pouvoir d’État, de sa conquête et de son exercice. Elle prime comme question portant sur la constitution ici et maintenant d’un pouvoir spécifique, irréductible à tout autre, se distinguant par ses visées, sujets, modes d’exercice propres, dont la construction est la condition même du recul du pouvoir adverse dans « tous les aspects de la vie ». Un champ d’action où les organisations visant la conquête et l’exercice du pouvoir d’État ne bénéficient d’aucune prédisposition particulière ni, encore moins, d’aucun privilège à l’investir préférentiellement.

Cette lecture enrichit possiblement l’objet d’Attac d’une troisième composante par rapport à la lecture topographique : l’analyse et la critique du pouvoir de la finance, la résistance à telle ou telle de ses manifestations demeurent tout aussi indispensables, mais elles ne prennent sens que de s’articuler et participer en acte à la promotion, la consolidation, l’extension de toutes les alternatives qui consistent en des formes de « pouvoir du peuple ». En des formes de (re)prise en mains, par des assujettis à l’hégémonie de la «  sphère financière », des conditions régissant telle ou telle composante de leur existence sociale : travailler, consommer, être partie prenante d’écosystèmes de plus en plus mis à mal, être citoyen d’un corps politique local, national, supranational, être habitant d’un quartier, être utilisateur de la monnaie, être épargnant, informer/s’informer, être usager des services publics, etc. À titre d’exemple de mise en application de cette perspective « substitutive », on pourrait estimer qu’une des priorités d’Attac consisterait en sa pleine implication, sous des formes à déterminer, dans la montée en puissance du mouvement des communs qui se constate un peu partout.

Cependant, cette perspective n’élude nullement la question de l’accession au pouvoir d’État. À partir d’elle, on peut parfaitement considérer que cette accession répond à des nécessités de la « reconquête  », que celle-ci ne saurait ignorer, et offre des possibilités d’action dont elle ne saurait se priver. Par contre,elle en redistribue les termes puisqu’elle en inverse la perspective : non plus considérer la « prise » du pouvoir d’État comme la condition sine qua non, le préalable absolu et le seul « lieu » possible de mise en œuvre de toute transformation, et en particulier de toute transformation démocratique, mais l’appréhender comme un moment et un point d’appui d’un processus, déjà commencé au sein de la société, de constitution d’une puissance populaire s’appropriant la (re)définition, et sa mise en application, selon ses critères propres, des conditions régissant son existence. Constitution posée comme le ce en fonction de quoi et le ce au service de quoi doivent se réfléchir et s’opérer tant l’accession au pouvoir d’État que son exercice. En fonction et au service, donc, d’une démocratie conçue comme agir d’auto-émancipation activable partout où l’égalité, son universalité, la discutabilité de tout ordre social, sont opposables à la domination, à l’exclusion, à la clôture du sens et sont susceptibles d’une activité instituante les inscrivant dans le « fonctionnement » de telle ou telle composante de la vie en société.

Le fait que les textes fondateurs rendent possibles des lectures si différentes de la « reconquête  » et, plus encore, le fait que ces lectures se chevauchent au sein des mêmes énoncés ont probablement contribué à ce qu’Attac n’ait jamais vraiment mis au clair son rapport à la question démocratique. D’où le caractère fluctuant, indécis, de ce rapport jusqu’à aujourd’hui. Il serait trop long de retracer ici l’histoire de la prise en charge de la thématique démocratique par l’association depuis sa naissance voici vingt ans. On se contentera de signaler, à titre d’indice, les va-et-vient de la période 2013-2018.

Les deux rapports d’orientations votés par les AG de 2013 et 2016 ont placé explicitement la question démocratique au rang des grandes priorités d’Attac. Avec des formules apparemment sans équivoque telles que « Mettre la démocratie au poste de commande » ou « La démocratie et l’égalité au cœur de notre action  ». Pourtant, de cette reconnaissance spectaculaire dans les textes à sa traduction dans les actes, le pas n’a pu être franchi. En témoigne, par exemple, le sort de l’initiative « Démocratie réelle  » lancée par le CA à la fin de 2014. Sous ce label, il s’agissait de créer des groupes de travail ouverts à tous les adhérents en vue d’« organiser l’élaboration d’Attac sur la question démocratique  » autour de quatre thèmes : contrôle des élus, formes de démocratie directe, tirage au sort, processus instituant. Or, cette initiative, qui attira jusqu’à 160 personnes sur sa liste électronique, tourna court au bout de quelques mois.

Pendant ces années, le thème de la démocratie déclaré prioritaire ne l’est jamais devenu dans les orientations effectives ni dans les actions et les pratiques, où la nouveauté a consisté en l’assomption de la désobéissance civile comme forme de résistance venant enrichir « l’identité » d’Attac. On ne discutera aucunement des éventuelles responsabilités de tel ou tel dans ce décalage persistant du dire et du faire. On fera plutôt l’hypothèse d’une difficulté collective à affronter, voire à simplement identifier, ce qui semble l’enjeu véritable : s’approprier la thématique démocratique en l’appropriant à ce qu’est Attac et à ce que fait Attac. Et non pas en la considérant comme une question décontextualisée et indifférenciée, se posant (et donc traitable) de la même manière partout et toujours, et qui semble alors soit écrasante de par son immensité, soit tellement « évidente » de par sa transversalité à tous les enjeux qu’il n’y n’aurait pas besoin de la prendre en charge spécifiquement, d’en définir les tenants et aboutissants propres à une organisation comme Attac. D’où le parti pris inverse adopté ici de partir exclusivement des énoncés qui définissent l’objet propre d’Attac, de tenter de les expliciter, d’identifier les options qu’ils recèlent, et de s’y tenir.

La création d’une Commission démocratie rattachée au CA, lors de l’AG 2016, par adoption d’un amendement présenté par plusieurs adhérents, n’a pas inversé la tendance. En effet, le projet de rapport d’orientation pour la mandature 2019-2021 [2] tire d’une manière assez rude, mais finalement peu surprenante, la conséquence de cette disjonction entre le dire et le faire. En ne retenant pas la démocratie (ni les « alternatives ») dans la liste des « espaces de travail prioritaires  », il procède à une mise en accord des textes et des actes : à quoi bon la mise en exergue de la question démocratique dans les premiers si elle n’est pas suivie d’effet dans les seconds. Ce choix fait plutôt signe vers une lecture topographique de la « reconquête » qui tend à laisser à d’autres le soin de traiter pour elle-même la thématique démocratique et à placer Attac dans le paradoxe relevé plus haut : avoir donné à son activité une finalité éminemment démocratique tout en se tenant à l’écart d’une réflexion propre sur la démocratie et d’un agir qui la concrétise. Or, il semble que les textes fondateurs recèlent la possibilité d’un autre rapport à la question démocratique. En particulier l’article 1 qui, en tant que partie prenante des statuts énonce, insistons-y, ce qui fait obligation à Attac. Mais il l’énonce, on l’a vu, d’une manière telle que des lectures fortement contradictoires peuvent en être faites. Textes ambivalents, polysémiques, paradoxaux, prêtant donc à débat. Précisément parce qu’ils nous plongent, de par leur ambiguïté même, au cœur de la question principielle, tout sauf simple et lisse : que faut-il entendre par démocratie quand on est une organisation de transformation sociale ? Or, c’est bien sur cette question et sur le choix, implicite ou explicite, des réponses à lui apporter que se joue le rapport d’Attac à la thématique démocratique. Encore faut-il la poser et reconnaître qu’elle accompagne plus ou moins souterrainement l’association depuis que ses textes fondateurs lui ont donné, comme ils l’ont fait, son objet.

Notes

[1Dans son paragraphe final, la Plate-forme donne à Attac naissante quatre objets précis d’« information » et d’« agir en commun » : « entraver la spéculation internationale, [...] taxer les revenus du capital, […] sanctionner les paradis fiscaux, […] empêcher la généralisation des fonds de pension. ». Puis elle poursuit en présentant la « reconquête » comme la montée en généralité de ces quatre objets spécifiques, comme leur appartenance à un seul et même objet global à deux dimensions  : « et, d’une manière générale, […] reconquérir les espaces perdus par la démocratie [...s’opposer à tout nouvel abandon de souveraineté des États...  ».

[2Page 13. Ce document classe la démocratie et les alternatives parmi « les autres  » espaces de travail, déclarés «  importants  » mais non prioritaires.

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