Depuis 2014, Sergio Moro a enquêté de façon très sélective sur le Parti des travailleurs (PT) et ses présidents successifs, Lula et Dilma Rousseff, avec l’appui des plus grands médias, en particulier O Globo, premier média brésilien et acteur majeur de l’opération Lava Jato (que l’on peut traduire par lavage express ou opération karcher), une chaîne de télévision regardée quotidiennement par 185 millions de personnes. Personne ne relève alors les abus de pouvoir du « petit juge » de première instance. En effet, un juge de la Cour d’appel de Porto Alegre, Rogério Favreto, avait ordonné, le 8 juillet 2018, la libération de Lula, incarcéré à Curitiba. L’ancien président brésilien et cofondateur du PT avait été condamné début avril à une peine de 12 ans de prison pour corruption, une accusation contestée. Cette décision de mise en liberté provisoire faisait suite à une demande d’habeas corpus déposée par trois députés du PT. Mais, dès l’annonce de l’ordonnance, le juge Sergio Moro, qui avait condamné Lula en première instance, avait interrompu ses vacances pour demander à la police fédérale de ne pas appliquer la décision et de garder Lula en prison.
Cette opération judiciaire de grande ampleur cachait une offensive politique. La composition du gouvernement Bolsonaro est révélatrice : le ministre de l’économie Paulo Guedes est un économiste néolibéral, un « Chicago Boy » adepte de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman, un fervent partisan des privatisations, de la réduction des dépenses publiques et du nombre de fonctionnaires, de la réforme du système des retraites. Cette accélération de l’agenda libéral – déjà engagée sous Michel Temer, président non élu qui a succédé à Dilma Rousseff après sa destitution – est soutenue par les milieux d’affaires. La très libérale revue The Economist rappelle que Paulo Guedes fut professeur à l’Université du Chili dans les années 1980, lorsque le doyen de la Faculté d’économie était le directeur du budget du général Pinochet. Jair Bolsonaro lui-même est un fan de l’ancien dictateur chilien. « Il a fait ce qu’il fallait faire » avait-il déclaré en 2015. Il a annoncé son intention de « faire le ménage », et promis de laisser « Lula moisir en prison ». Sont visés le Mouvement des Sans terre (MST), les ONG, des militants politiques de la gauche et du PT entre autres. Bolsonaro l’a promis « Les marginaux rouges seront bannis de notre patrie ». Quant au vice-président Hamilton Mourao, c’est un général à la retraite qui a dénoncé « l’indolence des Indiens et la roublardise des Noirs ». C’est cette présidence et ce gouvernement qui ont bénéficié de l’appui immédiat du plus important des journaux d’affaires américains, le Wall Street Journal.
La combinaison d’un régime politique autoritaire et d’une économie de marché « sans entraves » n’est pas nouvelle en Amérique latine. La dictature brésilienne saluée par Bolsonaro s’est achevée en 1985, il y a trois décennies. Les Brésiliens l’auraient-ils oublié ? Les nouvelles générations n’ont pas connu la dictature. Pendant près de 15 ans, elles ont vécu sous le régime politique du PT. La présidence de Lula avait permis une élévation importante du niveau de vie, des conquêtes sociales spectaculaires : 40 millions de Brésiliens étaient sortis de la grande pauvreté grâce notamment à la très forte augmentation du salaire minimum et à la Bolsa Familia, une allocation accordée aux pauvres en échange de la scolarisation et de la vaccination des enfants. Mais ces acquis sociaux n’ont pas été accompagnés de transformations structurelles. Aujourd’hui, ils sont menacés par la grave récession qui frappe le pays, « une crise économique phénoménale, l’une des plus graves depuis les années 1930 » selon l’économiste Pierre Salama.
Le PT s’est peu à peu institutionnalisé, il est devenu un parti d’élus, partie prenante des pratiques clientélistes. Au fil des ans, de nombreux dirigeants politiques et syndicaux ont bénéficié d’une promotion qui a favorisé la formation d’une nouvelle bureaucratie publique. Elle s’est construite avec ses privilèges et ses réseaux en défendant le consensus social. En 2015, Marco Aurelio Garcia, ancien conseiller international de la présidence aujourd’hui disparu, avait averti : « Nous avons perdu le contact avec la société, nous avons arrêté de réfléchir, et nous nous sommes bureaucratisés ».
Élue en 2010, Dilma Rousseff s’est heurtée à une conjoncture économique internationale beaucoup plus défavorable que celle dont avait bénéficié Lula. Elle avait opté pour ce que l’hebdomadaire brésilien Veja avait nommé « un choc capitaliste », des privatisations de ports, d’autoroutes, d’aéroports, de voies ferrées, à l’opposé de ce qu’elle avait défendu lors de sa campagne présidentielle. Dans une interview au Financial Times (3/10/2012), elle avait déclaré que « le coût du travail était trop élevé » de même « que le taux d’imposition ». Face à une grande grève de fonctionnaires, elle avait refusé de céder à leurs revendications. Elle leur avait finalement accordé 15,8 % d’augmentation sur 3 ans (les syndicats réclamaient des hausses de 40 à 50 %) ; à l’inverse, trois corps de l’armée brésilienne avaient obtenu 30 % d’augmentation de leur solde. Cette politique d’austérité l’avait fragilisée, suscitant les critiques des mouvements sociaux. En juin 2013, des manifestations regroupant des centaines de milliers de jeunes, protestant contre l’augmentation du ticket de bus et mobilisés pour obtenir davantage de moyens pour la santé et l’éducation, avaient parcouru les rues de Sao Paulo, de Rio de Janeiro, de la capitale Brasilia, critiquant la politique d’austérité. Les manifestants contestaient aussi les sommes engagées dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2014 et des jeux olympiques de 2016 : au total, environ 50 milliards de réaux, soit 17 milliards d’euros.
La gauche brésilienne paye aussi l’absence de réforme d’un système politique gangréné par le clientélisme, dont 33 partis politiques se partagent les prébendes (le qualificatif de parti politique mériterait d’être discuté). Le rejet des partis traditionnels atteint aussi les partis de droite, ce dont témoigne notamment l’effondrement du score de Geraldo Alckmin, candidat de droite du PSDB, qui n’a recueilli que 5 % des voix au premier tour de la présidentielle. Lors du deuxième tour, Bolsonaro a obtenu 57 millions des voix, le candidat du PT, Haddad, 47 millions. Mais 40 millions d’électeurs n’ont pas pris part au vote, ou bien ont voté blanc ou nul. Comment expliquer ce résultat alors que la droite avait été battue électoralement à quatre reprises par le PT (en 2002, 2006, 2010, 2014) ?
À la démoralisation des électeurs de gauche provoquée par les politiques d’austérité, il faut ajouter l’écœurement de l’électorat face à la corruption. Le dégoût suscité par des pratiques parlementaires plus que douteuses, également pratiquées par le Parti des travailleurs, le financement privé des campagnes électorales, l’achat des votes de parlementaires par le versement d’une prime mensuelle, le « mensalao », le système des pots de vin organisé avec la firme pétrolière PETROBRAS ont contribué à la désaffection de nombreux secteurs populaires. Usé politiquement, le PT s’est affaibli, d’où les limites des réactions sociales lors de la destitution de Dilma Rousseff par un coup d’État institutionnel. L’autre raison tient à l’insécurité : 64 000 homicides par an, soit environ 180 assassinats de victimes civiles par jour ! La violence urbaine a explosé, le crime organisé aussi, aggravés par l’intervention de l’armée dans les favelas. Parmi les assassinats politiques récents, on note celui de Marielle Franco, conseillère municipale noire du PSOL, tuée à bout portant dans sa voiture. Dernier pays latino-américain à avoir aboli l’esclavage en 1888, le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires du monde.
La stratégie de l’oligarchie brésilienne rejoint celle de l’administration nord-américaine testée depuis 2009 au Honduras, au Paraguay, au Brésil, en Équateur. L’heure n’est plus (pour l’instant) aux coups d’État militaires, au débarquement des Marines. La mise en œuvre d’une politique dite de soft power, la judiciarisation des dirigeants progressistes, leur destitution parlementaire légale, profitant parfois de leurs faiblesses ou de leurs erreurs, se poursuivent sur le continent latino-américain. L’opération Lava Jato, qui a abouti au coup d’État institutionnel contre Dilma Rousseff, puis à sa destitution en 2016, a été minutieusement préparée et orientée contre le PT, elle visait en premier lieu à rendre Lula inéligible lors de l’élection présidentielle d’octobre 2018. Élue démocratiquement, Dilma Rousseff n’a encouru aucune accusation de corruption personnelle, à la différence d’autres membres du gouvernement et du président Michel Temer, lui-même, gravement mis en cause mais qui ont échappé à la vindicte judiciaire de l’ancien juge devenu ministre. Certains secteurs de la gauche brésilienne ont cru bon d’approuver l’opération « Lava Jato », ils n’ont pas compris qu’il s’agissait d’une judiciarisation manipulée. Ils risquent maintenant d’en être les victimes.
Dès 2013, l’ancien responsable du PT, Valter Pomar le constatait : « Il y a plusieurs façons d’accroître le niveau de vie des gens. Ce que nous avons fait au Brésil, c’est augmenter la consommation… Il aurait été plus efficace de construire des services publics. Mais il aurait fallu augmenter les impôts et donc affronter la bourgeoisie. Une voie incompatible avec la stratégie de conciliation adoptée par Lula, puis par Dilma » [1]. Ce faisant, la direction du PT a désespéré le peuple qui l’avait élue. Quand le vin n’est pas tiré il devient vinaigre… L’analyse des erreurs commises par le PT ne doit pas être un obstacle à la nécessaire solidarité envers ses militants. Lula est emprisonné pour 12 ans. Il faut exiger sa libération ainsi que sa protection.