Dans les années 1970, Joan Baez chantait « Deportee » pour rendre hommage et soutenir les migrants et réfugiés qui tentaient de passer la frontière mexico-états-unienne. Ses paroles et sa musique n’ont rien perdu de leur puissance évocative et de leur engagement solidaire :
The crops are all in and the peaches are rotting
The oranges are packed in the creosote dumps
They’re flying you back to the Mexico border
To pay all their money to wade back again
Goodbye to my Juan, farewell Rosalita
Adios mes amigos, Jesus e Maria
You won’t have a name when you ride the big airplane
All they will call you will be deportees [1]
[…]
Paroles et musiques de Woody Guthrie et de Martin Hoffman
L’hiver 2018-2019 a apporté son lot de surprises : un mouvement social est toujours possible en France. Mieux, il peut faire reculer un pouvoir qui paraissait le plus sûr de lui et le plus méprisant de la plèbe, qu’il plumait sans vergogne. Et par-dessus tout, il pose avec détermination l’impératif selon lequel la transition écologique ne se fera pas sans le social. Contre toute attente, ce nouvel impératif est énoncé par ce mouvement dont l’appellation « Gilets jaunes » marquera notre histoire. Un mouvement jailli par la force de propulsion des « réseaux sociaux » et sur la base du refus d’une hausse des taxes sur les carburants. Mais, en l’espace de quelques semaines, une maturation s’est produite pour formuler quatre ensembles de propositions cohérentes : refus des inégalités, une fiscalité juste, défense des services publics de proximité et renouveau de la démocratie.
À ce jour, on sait encore peu de choses précises et vérifiées sur la sociologie des Gilets jaunes : sans doute des salariés précarisés ou mal payés et des travailleurs indépendants paupérisés en constituent une large partie, avec des retraités et des femmes en grand nombre. Pourquoi la cible de leur mobilisation est-elle l’État et ses représentants, dont le premier d’entre eux, et pourquoi le patronat et les actionnaires sont-ils apparemment hors de cause ? Le refus de toute médiation (syndicats, partis, représentants même issus de leurs rangs) est-il une force (le gouvernement est privé d’interlocuteurs pour accompagner ses réformes) ou une faiblesse (aucune institution n’est en mesure de porter leur parole) ? Dès lors, le rejet de la démocratie représentative peut-il conduire à un renouvellement des pratiques démocratiques (référendum d’initiative citoyenne, démocratie participative) ou à un rejet de la démocratie elle-même ?
Ces questions aux Gilets jaunes ont leur miroir du côté des institutions établies. Qu’est-ce qui prendra le relais des partis politiques totalement démonétisés ? L’extrême droite en embuscade ? La gauche radicale évanescente ? Une variante française des « Cinq Étoiles » ?
Comment le syndicalisme de lutte pourra-t-il se relever de la preuve de son incapacité à faire bouger les lignes, après que quelques dizaines de milliers de Gilets jaunes ont réussi à modifier un peu le rapport de force ? Comment, dans ces conditions, donner corps au fait que « les antagonismes sociaux sont avant tout le produit des intérêts de classe, notion que la gauche serait bien inspirée de raviver afin d’éviter que la contagion complotiste et antisémite devienne le débouché naturel des mécontentements » [2] ?
Beaucoup d’incertitudes et de craintes demeurent. Elles sont d’autant plus vives que, aux problèmes soulevés par ce mouvement social, s’ajoutent ceux dont nous héritons après quarante années de capitalisme néolibéral. Parmi eux, il y a les multiples fractures de la société qui se traduisent par des discriminations à l’encontre de tous ceux qui sont différents culturellement, socialement, sexuellement, ethniquement… Toutes ces discriminations croisent les rapports de classe, de genre, d’ethnie ou de race. Au premier rang des personnes discriminées, il y a celles qui viennent d’ailleurs, ou qui sont les enfants de celles-là.
Les deux thématiques des migrations et des discriminations ne se recoupent pas exactement, mais ne sont pas non plus sans rapports. Si nous les lions dans ce dossier, c’est parce qu’elles touchent à la question de l’universel et des droits fondamentaux. Comme l’écrit Claudia Moatti, « le peuple se définit non pas comme un ensemble de mêmes – c’est au contraire la pluralité qui le caractérise – mais comme un rassemblement d’égaux » [3]. Or, « on est en train de casser psychologiquement les gens », déclare à Calais une responsable de l’Auberge des migrants [4].
Catherine Wihtol de Wenden commence par donner des éléments chiffrés sur leur ampleur. Elle souligne plusieurs traits significatifs : la globalisation et la régionalisation des migrations, ainsi que leur diversification à cause de la multiplicité des causes. Surtout, il faut noter que les mouvements du Sud vers le Sud sont de plus en plus importants.
Étienne Balibar poursuit en reliant le phénomène des migrations à l’aboutissement du « capitalisme absolu ». « La violence et le drame des frontières » doivent être reliés à la « loi de la population » qui est l’envers de la « loi de l’accumulation » capitaliste et dont Marx avait formulé les termes. Mais, dit Balibar, il faut aller plus loin, car on voit maintenant l’instauration d’une concurrence entre les prolétaires précarisés. La conséquence est leur désaffiliation et leur déracinement.
Julien Brachet entreprend de déconstruire complètement la thèse de la « ruée vers l’Europe », à laquelle l’essayiste Stephen Smith a voulu donner un soubassement scientifique. D’une part, cette thèse ne résiste pas à l’examen des faits, et, d’autre part, elle ne répond pas aux exigences méthodologiques des sciences sociales. En particulier, l’idée que « 150 à 200 millions d’Africains » sont prêts à « embarquer pour l’Europe d’ici à 2050 » est fantaisiste. En réalité, cette thèse, de nature idéologique n’est qu’« une vaine tentative de légitimation de la théorie complotiste du ’grand remplacement’ prêchée par les idéologues d’extrême droite ».
Le texte de Danièle Lochak montre quelles sont les raisons de la liberté de circulation. Ce droit de circuler se fonde sur le terrain du droit, bien qu’il puisse entrer en contradiction avec la souveraineté étatique. Il se fonde aussi sur le terrain d’une « éthique de conviction », car on ne peut « accepter le sort infligé aujourd’hui aux migrants dans le simple but de préserver notre confort ou l’idée que nous nous en faisons ». Enfin, il se fonde aussi sur le terrain du réalisme ou d’une « éthique de responsabilité ». L’auteure conclut en disant qu’on « ne peut pas s’accommoder du partage du monde en deux humanités ».
Et pourtant, en France – le « pays des Lumières » –, le délit de solidarité « est une figure de la répression des mouvements sociaux », explique Philippe Wannesson. Mais pas seulement, car « la création de l’espace Schengen a suscité toute une législation de l’Union européenne visant à reporter vers les frontières extérieures de l’espace Schengen et de l’UE les contrôles qui avaient lieu aux frontières des États membres ou parties prenantes […] et à créer une base juridique commune ». La solidarité n’est cependant pas absente, mais « la vision que nous avons de la solidarité avec les exilés est biaisée par une conception racialisée communément véhiculée : les aidants seraient européens, les bénéficiaires de leur aide des exilés extra-européens ». Or, « cette orientation du regard masque à la fois la solidarité existant entre exilés et la répression à laquelle elle peut être confrontée ».
Roger Martelli soutient la thèse que l’accueil des migrants représente des enjeux de civilisation. Un enjeu humanitaire, car, contrairement aux fantasmes qui courent en Europe, les plus pauvres migrent vers les pauvres. Un enjeu géopolitique, car « la polarité propre au capitalisme […] complexifie, plus qu’elle ne simplifie, la dynamique des territoires : il n’y a plus un centre et une périphérie, un Nord et un Sud, mais des centres, des périphéries, des Nord et des Sud. Il y a du Nord dans le Sud et du Sud dans le Nord ». Un enjeu politique, car « le temps ne serait plus à l’égalité, cœur de l’idée républicaine et du combat ouvrier, mais à l’identité ». Il s’ensuit que « si l’on veut éviter le pire, il n’y a pas d’autre voie que l’acceptation pleine et entière du droit de circulation et la promotion d’une logique de l’accueil, avec ses corollaires, l’extension des droits, la maîtrise élargie des services publics et la gestion démocratique et solidaire des territoires ».
Claude Calame et Alain Fabart insistent sur les propositions altermondialistes, parce que la prétendue crise migratoire a quelque chose à voir avec le bouleversement du monde dû à la mondialisation « à marche forcée » : les migrations sont contraintes. Face à « l’exploitation néocoloniale de l’homme et de son environnement », apparaît « la nécessité du dépassement du système d’exploitation capitaliste, car « libérée des contraintes et des discriminations que leur impose ce système, la circulation migratoire pourra devenir un facteur de liberté pour tous et non pour quelques-uns ».
C’est également sous l’angle des politiques alternatives à mener que Pierre Cours-Salies se place. Après avoir rappelé quelques éléments d’ordre historique, il détaille les fondements juridiques qui entravent la liberté de circuler et, au contraire, ceux qui permettraient de garantir cette liberté : notamment, une loi établissant les droits politiques et civiques des résidents, et un cadre européen solidaire.
Pour clore cette partie, Peter Wahl, animateur du Conseil scientifique d’Attac Allemagne, analyse l’impact de la question migratoire sur tous les partis politiques allemands, et particulièrement sur la gauche allemande, parce qu’elle est révélatrice de la crise que celle-ci traverse après le ralliement de la social-démocratie au néolibéralisme.
Ensuite, notre dossier comporte trois textes sur les discriminations. Saïd Bouamama se penche sur les discriminations racistes qui « sont massives et systémiques, elles ont un impact particulièrement destructif pour les sujets qui les subissent, et elles ne se limitent plus aux ’étrangers’ ou ’immigrés’, mais s’étendent désormais à des citoyens de nationalité française, caractérisés par certains marqueurs ’identitaires’ (nom, couleur, religion, etc.) ». Il revient sur la querelle autour de la construction de statistiques « ethniques », et il montre l’intérêt des enquêtes de l’INED « Trajectoires et origines ». De plus, la gestion capitaliste de la main-d’œuvre a conduit à construire des « frontières intérieures » assignant à certains emplois les travailleurs immigrés ou les descendants d’immigrés.
Samy Johsua complète cette analyse par la distinction entre discriminations directes et indirectes. Les premières sont « repérables aux atteintes immédiates aux personnes en raison de leur origine ». Les secondes « concernent les conséquences de pratiques qui ne sont pas censées discriminer et qui le font pourtant » parce que « les personnes [sont] vues comme membres de groupes moins légitimes ou de moindre qualité sociale et politique », écrit-il en citant un rapport ministériel.
Martine Boudet plaide pour une école et une société inclusives. Elle présente les résultats d’enquêtes de l’OCDE portant sur la situation des élèves issus de l’immigration : « Le système éducatif français est l’un des plus inégalitaires des pays de l’OCDE ». Elle indique qu’un effort pédagogique permettrait de réduire les décalages culturels. Car il faut garder en tête le souci de « désamorcer les poussées nationalistes et djihadistes/radicales ».
Nous faisons suivre ces dossiers par trois regards sur le mouvement social des Gilets jaunes. Le Conseil scientifique d’Attac propose, dans un texte préparé par Jean-Marie Harribey, une synthèse de la discussion en son sein sur la situation sociale et politique créée par le mouvement des Gilets jaunes. Trois réflexions sont menées. D’abord sur la sociologie composite mais populaire des Gilets jaunes, qui n’est pas sans conséquence sur leurs revendications. Celles-ci se structurent autour de quatre thèmes : la critique des inégalités criantes qui sont devenues politiquement et moralement insoutenables ; l’exigence d’une fiscalité juste à la suite des cadeaux accordés aux plus riches ; le besoin de services publics de proximité, notamment autour des grandes villes et dans les zones semi-urbaines et rurales ; et une refondation de la démocratie. Enfin, la critique d’une démocratie représentative gravement dégénérée a mis en discussion la proposition de référendum d’initiative citoyenne face à (ou à côté de) la démocratie participative.
Le sociologue François Dubet, spécialiste des problèmes d’éducation, analyse dans un entretien les nouvelles formes que prennent les mobilisations sociales. Il faut les relier aux transformations du capitalisme, du travail et de « la nature et l’expérience des inégalités ». Autrefois, « chaque individu pouvait être enchâssé dans sa classe » ; aujourd’hui, « les inégalités deviennent une expérience profondément individuelle et chacun se sent méprisé, par le Prince, mais aussi par tous les autres ». Et pourtant, « le travail reste essentiel à la construction d’une bonne vie ; il offre un espace de relations et de reconnaissance, un sentiment d’utilité et de participation à la vie sociale, et une forme de réalisation de soi ».
Dans un troisième texte, Jean-Marie Harribey revient sur l’emploi du concept de classe(s) moyenne(s) pour caractériser les sociétés capitalistes modernes. Il essaie de montrer qu’aussi bien dans la période faste de l’après-guerre que dans la période néolibérale, ce concept est trompeur car il ne rend pas compte de la structuration conflictuelle de la société. D’une part, il fait disparaître les classes sociales qui se définissent par leur rapport dans le processus de production ; d’autre part, en prenant le critère du revenu, il devient un fourre-tout, qui s’étend quasiment du premier décile jusqu’au neuvième décile des revenus.
La partie « Débats » de ce numéro des Possibles s’ouvre sur deux premiers textes analysent la nouvelle situation politique du Brésil après l’élection du président d’extrême droite Jair Bolsonaro. D’abord, Jacques Cossart propose un examen démographique, économique et politique du Brésil. La discrimination sociale et raciale est très présente et les inégalités sont très fortes. À l’origine de l’éviction du Parti des travailleurs et de la victoire de Bolsonaro, il y a « le péché originel […] commis dès lors que le premier gouvernement Lula, en 2003, avait accepté la médecine du FMI ». Il en résulte la dégradation des services publics, notamment des hôpitaux et de l’école. Et l’« exigence de voir mettre fin à la violence omniprésente a incontestablement constitué un ressort du vote Bolsonaro ». Pauvreté et violence en sont sans doute largement responsables : « les pauvres [sont] acteurs et victimes de la violence ».
Comment le Brésil a-t-il pu en arriver là ? C’est aussi cette question que pose Janette Habel. L’offensive judiciaire qui a permis de démettre Dilma Rousseff et de condamner Lula « cachait une offensive politique ». À preuve, la nomination d’un « Chicago boy » comme ministre de l’économie. « La combinaison d’un régime politique autoritaire et d’une économie de marché ’sans entraves’ n’est pas nouvelle en Amérique latine ». Quarante millions de Brésiliens étaient sortis de la pauvreté mais « ces acquis sociaux n’ont pas été accompagnés de transformations structurelles ». Et, « à la démoralisation des électeurs de gauche provoquée par les politiques d’austérité, il faut ajouter l’écœurement de l’électorat face à la corruption ».
Au moment où le ministère français de l’éducation nationale s’apprête à réformer le lycée et les programmes du baccalauréat, notamment le programme de l’enseignement des sciences économiques et sociales en accordant une place prépondérante à l’économie néoclassique, nous avons demandé à Renato Di Ruzza de présenter un état de la critique épistémologique des théories économiques. On lira cet article au titre humoristique, mais au contenu très sérieux : « la science économique, cette fourmi de dix-huit mètres… » qui « n’existe pas, n’existe pas… ». Pourtant, il serait possible « de définir un mode de production de connaissances spécifique aux activités humaines […] mieux adapté au monde économique […] en le fondant « sur le dialogue des savoirs ».
Notre numéro présente ensuite trois comptes rendus de lecture. Michel Cabannes rapporte le livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. « Les milieux conservateurs […] ont lancé une contre-offensive théorique et pratique, préparée dans les années 1970 et déployée dans les années 1980, afin de discipliner les individus et les États et de les soumettre à la logique du marché. » La première cible fut l’entreprise avec pour effet « l’insécurité économique et sociale ». Sous l’égide de l’État autoritaire, l’économie est libre mais la démocratie est contrainte. Et, dit Chamayou, « une fois la libéralisation actée, ce sont les individus eux-mêmes, par leurs micro-choix de consommateurs, qui deviennent les moteurs du changement ». En route, donc, vers « un « État fort pour discipliner l’ordre social ».
Jean-Marie Harribey rend compte du livre d’Alain Bihr, Le premier âge du capitalisme (1415-1763), tome 1, L’expansion européenne. La thèse principale de l’auteur est que la mondialisation n’est pas la conséquence du développement du capitalisme, mais qu’elle en est la condition historiquement première. Il s’agit donc pour lui d’approfondir les « indications lapidaires livrées par Marx ». Il s’ensuit une immense fresque historique depuis le début de l’ère coloniale : une véritable encyclopédie.
Gilles Rotillon présente le dernier livre de Daniel Cohen, Il faut dire que les temps ont changé. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est assez sportif. Mais qui aime bien (la théorie économique) châtie bien…
Pour clore cette partie de débats, Patrick Braibant revient sur la conception de la démocratie au sein de l’association Attac, telle qu’elle est définie dans ses statuts. Selon lui, « il en ressort une indécision quant à ce que devrait être le rapport de l’association à la question démocratique, quant à la manière de la prendre en charge, voire quant à la pertinence ou non de la prendre en charge ».
Enfin, la revue des revues préparée par Jacques Cossart fait état, d’une part, des atermoiements pour prévenir le réchauffement climatique, pour ne pas dire de l’inaction générale ; d’autre part, l’envolée des profits financiers se poursuit, confirmée par toutes les études internationales.
De quelle couleur sera peint l’avenir ? Le jaune sans le rouge ni le vert se bornera à une révolte sans lendemain. Le rouge sans le vert retombera dans les ornières du productivisme. Le vert sans le rouge (et donc sans le jaune) croira en un capitalisme vert. Si c’était ceci ou cela, tout le monde en verrait de toutes les couleurs. Sauf si nous les mélangeons…