Sur l’indépendance de la Catalogne, en réponse au texte de Txetx Etcheverry

jeudi 25 octobre 2018, par Caroline Knez Fernandez

Je viens de lire l’article intitulé « Catalogne : construire de la base ce que le sommet nous refuse » de Txetx Etcheverry, publié dans Les Possibles, n° 15 (automne 2017).

Cette question du « processus » indépendantiste catalan me tient à cœur car je suis d’origine espagnole. J’ai de la famille en Catalogne, où j’ai passé toutes mes vacances d’été durant mon enfance et mon adolescence. Mes grands-parents ont émigré d’Andalousie en Catalogne à la fin de la guerre civile parce qu’ils étaient pauvres et « rouges », donc repérés comme dangereux et indésirables : c’étaient donc ce que l’on appelle des « charnegos » en catalan (le terme n’est pas anodin). Ma préoccupation n’est pas seulement affective, bien sûr. Un engagement bien à gauche fait partie de ma carte d’identité, or l’émergence des nationalismes et de l’identitarisme, relayés et soutenus par une partie de la gauche que certains appellent « identitaire », questionne de plus en plus profondément cet engagement.

J’en viens à cet article. Sa lecture m’a plongée dans le désarroi et l’inquiétude : il me semble qu’il ne connaît pas suffisamment certaines réalités catalanes, que tes propos s’appuient sur des a priori idéologiques et sur des sources essentiellement favorables à l’indépendantisme, et que qu’il fait preuve d’une naïveté qui peut être lourde de conséquences, par exemple générer une forme de désinformation.

Cela commence dès le titre : ce mouvement aurait émergé de la base, voilà qui dit tout et rien, car la base, ça se manipule, avec l’enseignement, avec la presse, et les « organisations sociales ou culturelles globales », l’ANC et l’OMNIUM CULTURAL. Que faut-il entendre par cette expression ? J’ai lu pire : elles étaient présentées dans un journal très de gauche comme de gentilles associations citoyennes… Ce sont en fait des lobbies largement financés par l’entreprenariat catalan. L’ANC a aidé Artur Mas, le très conservateur ex-président de la Generalitat, à payer une caution de 2 millions d’euros (une bagatelle) pour lui éviter la prison (financement illégal de son parti, corruption). Elle défend la notion d’identité catalane … Quand je pense que tout ce que la France compte de militants de gauche a hurlé quand Sarkozy a défendu la notion d’identité nationale… Vraiment, il y a des choses qui m’échappent. Ces organisations financent avec des moyens énormes tout le marketing indépendantiste et la présidente actuelle de l’ANC, Elisenda Paluzie, se vantait, il y a quelques mois, dans une interview au journal Libération, de pouvoir faire descendre des milliers de manifestants dans les rues en un temps record. Voilà, donc, ce que l’article considèrs comme « le plus important mouvement social de cette dernière décennie dans le camp progressiste européen. ». Donc, en conclusion, mouvement d’une spontanéité très discutable…

Progressiste, est-ce sûr ? Il s’agit indubitablement d’un mouvement de masses, mais les masses et le peuple, ce n’est pas la même chose… Personnellement, je n’aime pas beaucoup les masses. On sait à quel imaginaire (forcément totalitaire) elles renvoient lorsqu’elles sont instrumentalisées.

Ces mêmes masses, tous drapeaux dehors (les drapeaux, j’adore), Artur Mas les a eues dans la rue en 2012, qui manifestaient CONTRE LUI et ses coupes budgétaires, contre la politique d’austérité qu’il menait, en bon capitaliste libéral qu’il est, lorsqu’il était à la tête de la région (pour la corruption, elles ne savaient peut-être pas encore…). Il s’en est sorti en mentant aux gens et en rendant responsable de l’austérité et de la faillite de la région le seul gouvernement de Madrid. Fastoche ! Le slogan indépendantiste « Madrid nos roba » (« Madrid nous vole ») est directement inspiré du « Roma ladrona » de la Ligue du Nord dont on sait qu’elle n’est pas vraiment très progressiste. Magnifique manœuvre de « détournement de foules » ! Les manifs, depuis le début du processus, c’est le « panem et circenses » des foules catalanes instrumentalisées par une élite (grande) bourgeoise qui s’appuie sur elles, dans leur prétendue spontanéité, pour prendre le pouvoir. En fait, c’est classique pour une révolution… bourgeoise. Elle a tout à fait bien organisé le coup : les jeunes, les anars, les militants, qui constituent les CDR, sont utilisés pour encadrer les masses ; on leur fait croire qu’ils vont pouvoir créer une nouvelle société progressiste, idéale, une fois que tous les Catalans (pas tout à fait la moitié en fait, c’est un peu juste tout de même pour une indépendance ; qu’est-ce qu’on fait des mauvais Catalans qui n’ont pas de problèmes d’identité ou ne croient pas au discours indépendantiste ?) se seront débarrassés des Espagnols franquistes (on le sait, c’est la même chose).

La vision de Txetx Etcheverry me semble donc vraiment simpliste : non, « le nombre de gens n’a pas diminué », car ils vivent dans une sorte d’extase, on leur a promis la prospérité, des centaines d’euros de plus « net » sur leurs retraites et leurs salaires quand la Catalogne exploitée par l’État espagnol brutal n’aura plus à payer pour les pauvres du sud de l’Espagne. Ils sont dans l’ivresse, bien compréhensible pour des gens qui ont été durement touchés par la crise, mais ils n’ont pas été les seuls. En revanche, c’est clair, on leur a promis qu’ils s’en sortiraient tout seuls, en se désolidarisant du reste du pays.

Alors, quand on parle de « stratégie gagnante », je demande : « gagnante pour qui ? ». C’est sûr, les gens modestes auront peut-être quelques miettes en récompense (et encore, ce n’est pas tout à fait sûr) mais les grands gagnants ce seront les classes dirigeantes, politiques, entrepreneurs (catalans) comme d’habitude. Ce sont toujours les mêmes qui gagnent… Je rappelle au passage que l’État espagnol a payé 12 milliards d’euros pour sauver de la faillite seulement la banque CatalunyaCaixa (Caisse d’épargne).

Dans ce cas de figure, me revient souvent à l’esprit une phrase que je trouve totalement cynique mais tellement juste, dans le roman de Lampedusa Le Guépard : le Prince Salina donne une leçon de stratégie (c’est ton terme) politique à son neveu Tancrède, « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Et là, on comprend à quel point la gauche qui pense que tout ce qui bouge est rouge est d’une naïveté désolante. Ce n’est pas en faisant miroiter à un peuple une belle identité toute neuve, comme des jolis souliers vernis d’enfant, qu’on lui apprend à être juste et solidaire, en l’occurrence avec tous les autres Espagnols, notamment ceux que les indépendantistes appellent les immigrés de l’intérieur, les « pauvres » du sud qui viennent manger leur pain bien qu’ils aient contribué par leur travail à développer la région. Ne reconnaît-on pas ce discours ? Il est pourtant tellement éculé… et tellement dangereux à l’heure où se pose la question de l’accueil des migrants venus d’Afrique, de Syrie, …

Je poursuis. Ces masses auraient « une stratégie 100% non violente ». En est-on sûr ? Allons en Catalogne, ailleurs que dans des grandes célébrations indépendantistes, à l’ambiance exaltée, un peu inquiétante, je dois dire, surtout dans des villages très « terroir » où il est impossible pour des citoyens qui ne partagent pas les mantras indépendantistes d’exprimer des idées contraires à l’indépendance. Le fait très fréquent dans la presse française (surtout de gauche, à mon grand désespoir) d’opposer Barcelone et Madrid, et de bafouer ainsi les droits d’une moitié (un peu plus) de la population catalane, occulte le régime d’apartheid qu’a mis en place, peu à peu, depuis des décennies, la Generalitat : enfants stigmatisés à l’école parce qu’ils parlent le castillan, courriers administratifs rédigés exclusivement en catalan (à l’encontre du bilinguisme préconisé par la loi) et donc incompréhensibles pour la population souvent la plus démunie (les « castellanoparlantes », en effet, les Catalans qui parlent essentiellement l’espagnol sont souvent des gens modestes). Cette ségrégation linguistique, sociale et culturelle ne serait pas violente ?

Ou, en matière de violence, faut-il parler des maires élus légitimement, démissionnés de force par la « rue catalane » cet hiver, des personnalités anti-indépendantistes déclarées personnae non gratae.

Eh bien tout cela me terrifie assez car je trouve que l’on n’est pas très loin du « Blut und Boden » (« sang et sol ») sacralisé par le nationalisme allemand. On sait où cela a conduit…

Pour ma part, je vois dans tous ces phénomènes des symptômes préfascistes, et non pas progressistes et démocratiques. L’Espagne a déjà connu quelque chose de semblable avec l’ETA au Pays Basque. Je ne reviens pas sur les origines du mouvement et une certaine légitimité qu’on aurait envie de lui reconnaître face à un pouvoir fasciste. Tout cela s’est tout de même terminé par une dérive « patriotique » répugnante à mon sens, qui faisait que l’on pouvait se prendre une balle dans la tête si l’on n’adhérait pas à la Cause, si l’on était un mauvais Basque, si l’on n’était pas un « abertzale ». Je vois depuis plusieurs mois des scènes de rue (sur internet) où les gens en viennent aux mains pour mettre/enlever les petits rubans ou sacs plastiques jaunes devenus la marque de fabrique de l’indépendantisme. En fait, le Juif, l’exclu, ici, ce n’est pas celui qui le porte mais celui qui ne l’arbore pas. Comment ont-ils pu imaginer une telle chose (qui ne semble choquer personne !) ? La tension est extrême, l’ambiance irrespirable. Certains pensent déjà à quitter la région. Non violent ? La violence psychologique n’est pas de la violence ? C’est ça être de gauche, lutter contre la domination du capital et l’injustice ?

C’est là qu’intervient une autre belle trouvaille, il faut le dire, de l’indépendantisme, qui donne un blanc-seing à la « résistance » des masses : la création d’une équation simple et donc apparemment indiscutable (c’est puissant comme un slogan publicitaire) : l’Espagne est encore - et pour toujours - un pays franquiste, l’État espagnol n’est pas démocrate ; je ne parle pas de « nation espagnole », puisque, pour les nationalistes catalans, basques, galiciens, elle n’existe pas. Pour les nationalistes catalans, et je crois tous les nationalistes, en général, le processus mental qui consiste à une petite opération d’abstraction, de décollement par rapport à une identité pure pour accéder à une identité plus complexe, métisse (être catalan ET espagnol ET européen : eh oui, on peut appliquer plusieurs couches, c’est encore mieux !!!) est impensable. Donc, ils refusent de reconnaître que tous les Espagnols hostiles à Franco ont eux aussi été réprimés, non pour leur identité linguistique et culturelle, mais parce qu’ils étaient libéraux, communistes, socialistes, anarchistes, athées, etc. Cela fait partie du récit mythique fondateur qu’ils tentent de faire gober à toutes les bonnes âmes un peu naïves. Leur lutte contre l’Espagne est encore, éternellement, la lutte contre le franquisme. Moi, j’en ai vraiment assez de cette pensée simpliste et mensongère. C’est la double punition : les Espagnols progressistes ont bien subi la terrible répression fasciste, pas de doute, et en plus, ils se retrouvent à se faire traiter de franquistes par des gentils Catalans labellisés « victimes pour l’éternité ». La démocratie espagnole ? Elle est aujourd’hui, sans doute, ni plus ni moins démocratique que les autres États européens. Pas terrible, dirons-nous ? Mais c’est une autre question.

L’influence du PP ? Il y a un PP dur, celui d’Aznar, par exemple, et une ligne plus modérée. Nombre de ses membres sont trop jeunes pour avoir connu la dictature. Et puis, il convient de rester modeste au vu des scores du (feu) Front national en France… Est-ce que l’on ose encore convoquer Pétain pour évoquer les fachos français ?

Ici, je tiens à souligner l’influence particulièrement dangereuse sur le plan politique de la revendication indépendantiste en Catalogne, pour cette autonomie et pour l’ensemble de l’Espagne. Elle est en train de nourrir un mécontentement et des angoisses… identitaires dans l’ensemble du pays, angoisses qui suscitent le renouveau de groupuscules d’extrême-droite. Et la grosse erreur stratégique du PSOE et de Podemos, à mon sens, est de remettre inlassablement sur le tapis des questions identitaires avec, en particulier, la revendication de référendums régionaux. Ce faisant, ils poussent dans les bras de la droite (PP, en particulier) bon nombre de gens qui y voient le moyen d’éviter l’éclatement de leur pays. Bref, ils entretiennent des débats idéologiques là où les gens attendent d’être rassurés et veulent du social. Comment se couper du peuple ? Il faut demander la recette à la gentille gauche espagnole si idéologue qui a fait de la question sa nouvelle religion. La lutte des siècles passés pour la défense du catholicisme contre le luthéranisme a fait place à la bataille du centralisme contre le fédéralisme. Infantile et décalé, à mon sens.

Et pendant ce temps, la finance « s’éclate » en faisant des bulles, la planète se réchauffe, les guerres font rage,… « Small is beautiful » ? Ce n’est pas un argument : l’autoritarisme, le clientélisme et l’injustice peuvent fleurir dans des micro-sociétés…

Voilà, je voulais répondre à quelques aspects de cet article. Mais, ce courrier s’inscrit dans un contexte plus large. En regardant le programme de l’université d’été de cette année, j’ai vu que l’un des ateliers portait le titre suivant : « De la Kanaky à la Catalogne, du Kurdistan au Sahara occidental : le droit des peuples à décider ». Et je dois avouer qu’en le lisant, j’ai failli tomber à la renverse. Voir une région parmi les plus riches d’Europe s’identifier au destin tragique de peuple colonisés ou qui ont subi les plus terribles répressions, il faut oser. A-t-on le droit de dire que l’on est un peuple colonisé parce que l’on n’a pas fondé un État et délimité un territoire en propre ? Je ne crois pas. L’histoire de l’État espagnol est terriblement banale en Europe ; c’est le fruit d’alliances et de mariages dynastiques, en particulier celui d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon qui apportait dans son union, en 1469, l’un de ses territoires, le Comté de Barcelone. En 1714, une guerre de succession au trône d’Espagne s’est achevée par la victoire du candidat bourbon au trône contre un Habsbourg ; le Comte de Barcelone était l’allié du prétendant au trône Habsbourg. Il a donc dû s’incliner devant la victoire de l’adversaire. L’indépendantisme fait de ce conflit, de façon totalement anachronique, une guerre entre la monarchie espagnole et la Catalogne (qui n’a jamais existé en tant qu’État souverain). Le camp indépendantiste a révisé cet épisode historique à son avantage comme il l’a fait avec la guerre civile censée avoir opposé les gentils Catalans progressistes contre les méchants espagnols franquistes. A-t-on à ce point le droit de raconter n’importe quoi (au bon peuple) ? En fait, à y regarder de près, le début du désamour entre la Catalogne et l’Espagne s’enracine dans le déclin de l’Espagne qui perd ses dernières colonies au XIXe siècle. Celle qui commence à être la région la plus riche d’Espagne grâce au commerce mais aussi grâce aux capitaux qu’investissent dans son industrie les riches propriétaires terriens du sud (là, pas de souci, on veut bien se gaver avec l’argent qui vient du sud ; rien n’a changé, circulation des capitaux, oui, circulation des hommes, non !) se languit et trouve que l’Espagne n’est plus un bon cheval (économique). Le nationalisme, qui se développe par ailleurs dans toute l’Europe, prend naissance dans ce décalage croissant entre une région qui s’enrichit tandis que le pays dont elle fait partie s’appauvrit à l’échelle européenne et mondiale. Eh oui, c’est encore une histoire de gros sous, comme en 2008 ! Je passe sur les fortunes emmagasinées par les familles de la grande bourgeoisie catalane grâce à l’esclavage (traite des Noirs) auquel le port de Barcelone a contribué avec fougue et vigueur à l’époque coloniale. Les Catalans n’étaient pas du tout du côté des opprimés, mais bien plutôt des oppresseurs. La Catalogne, une terre et un peuple réprimés, dominés, colonisés ? Je crois qu’un minimum d’honnêteté empêche de poser le problème en ces termes.

Note de la rédaction : ce texte nous est parvenu par l’adresse de messagerie qui figure à la fin de chaque texte publié dans Les Possibles. Nous n’avons modifié que quelques formulations s’adressant directement à l’auteur auquel celui-ci répondait. JMH.

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