Ainsi se trouve introduite la nouvelle contre-réforme des retraites attendue pour 2019, tandis que l’ensemble de la protection sociale est menacée par la baisse inexorable des dépenses sociales réclamée à cor et à cri par le patronat : l’hôpital public à l’abandon, les Ehpads laissés au marché lucratif et, partout, le personnel au bord du burn out. « Rien ne changera pour les retraités » avait encore juré le président à Versailles. C’était quelques semaines avant de décider que les pensions actuelles ne seront même plus indexées sur les prix au cours deux années à venir, mais augmenteront seulement de 0,3 %. Macron plus fort que Balladur. De 1999 à 2003, la revalorisation des pensions était inscrite dans la loi de financement de la Sécurité sociale. Hormis ce temps, elle a été fixée par arrêté ministériel, au gré des politiques du moment. En somme, c’est le fait du prince qui commande le régime minceur des retraités. La capacité du président Macron à transformer l’or du droit social en retraites plombées ne tient-elle pas du miracle ?
En réalité, le seul prodige dans notre société fut d’avoir inventé la Sécurité sociale, qui plus est à un moment où l’économie était par terre. Et c’est ce coup de génie que, lentement mais sûrement, les gouvernements de tous bords tentent de saboter. Afin de contribuer à un débat politique qui engage un choix de société, nous consacrons de nouveau notre dossier à la protection sociale [1]. Il s’ouvre par un article de Philippe Batifoulier analysant les réformes portant sur la santé, qui conduisent toutes à progressivement privatiser le soin, tout en secrétant des inégalités et en étant coûteuses pour les finances publiques. Ensuite, André Grimaldi renouvelle son plaidoyer en faveur d’une « Sécu à 100 % » : il s’agirait de réintégrer au sein de la Sécurité sociale tout ce qui est abandonné aux mutuelles ou aux compagnies d’assurance. Les deux auteurs mettent en évidence ce paradoxe : l’accès aux soins devient de plus en plus difficile pour beaucoup de personnes, alors que le gouvernement poursuit sa logique d’étatisation de la Sécurité sociale.
Suivent trois articles qui nous plongent au cœur des difficultés concrètes de la protection sociale. Le premier, de Louis-Marie Barnier, Alain Carré et Selma Reggui, détaille le projet de réforme de la santé au travail. Le gouvernement entend que la négociation interprofessionnelle s’engage sur la base du rapport Lecocq, qui propose de simplifier les objectifs réglementaires. Il faut comprendre la « simplification » comme l’éviction de toute faute inexcusable de la part des employeurs et donc de toute sanction. Marc Benoît critique également le rapport Lecocq parce que ce dernier s’attaque au droit à la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles en s’appuyant sur une fausse opposition réparation/prévention ». La conséquence risque d’être un amoindrissement de la prévention des risques. Louis-Marie Barnier complète cet ensemble en racontant l’histoire mouvementée de l’Unédic. En pleine réforme de l’assurance-chômage, il envisage comment l’Unédic pourrait devenir une cinquième branche de la Sécurité sociale. L’enjeu est de « redonner place à une réflexion ouverte sur les institutions du salariat ».
Christiane Marty propose deux articles au moment où se prépare la réforme Macron des retraites. Le premier démontre que la marche vers l’égalité hommes-femmes suppose une réforme des retraites des femmes, lesquelles sont soumises à la double peine : moins de salaires et plus de précarité pendant la vie active, moins de pensions pendant la vie en retraite. Repenser les retraites sans mécanismes de solidarité est une injustice et une impasse : tel serait hélas le risque d’un système de retraite par points. Elle explique aussi pourquoi l’égalité entre les femmes et les hommes implique non un renforcement des droits familiaux mais un renforcement du lien entre meilleurs salaires et montant de la pension. Le second article de Christiane Marty décortique les principes et objectifs d’une politique familiale : assurer le droit à l’emploi pour les femmes et un droit universel de prise en charge pour chaque enfant. Ce serait aux antipodes d’une protection sociale à deux vitesses : filet de sécurité minimum pour les uns, assurances privées pour les autres.
Joan Rovira clôt ce dossier en montrant que les droits de propriété des actifs incorporels sont un obstacle à l’accès aux soins et aux médicaments. Sont en cause ici « les brevets, les modèles d’utilité, les droits d’auteur, les marques commerciales, les dénominations d’origine et la protection des données de test ». On voit par là que la mondialisation néolibérale n’est pas ce monstre tellement abstrait qu’il serait insaisissable : il touche aux formes les plus concrètes de la vie, de la bonne vie en bonne santé.
La partie « Débats » de ce numéro des Possibles est foisonnante. En premier lieu, Françoise Gollain, auteure d’un livre remarquable sur André Gorz, explique comment ce philosophe contemporain fut un précurseur de l’écologie politique sur une base anticapitaliste, avec, au centre de ses réflexions, le travail. Cet article, qui reprend l’intervention qu’elle avait faite à l’Université d’été 2018, fait écho au dossier sur le travail que nous avions proposé dans un précédent numéro [2].
Nous l’avions déjà évoqué, 2018 marque le bicentenaire de Karl Marx. Interrogé par Mediapart, qui nous a autorisés à reproduire l’article, Cédric Durand montre l’actualité des concepts de Marx pour comprendre la nature de la crise capitaliste et il n’a guère de doute sur la provenance probable d’une prochaine crise financière.
Alors qu’une pression idéologique s’exerce pour nous persuader d’une prétendue crise migratoire, troublant le corps social jusque dans sa gauche, Jacques Bidet, dans un entretien avec Ballast qui nous a autorisés à le reproduire, déconstruit l’idée selon laquelle Marx aurait analysé les mouvements de migrants comme contraires aux intérêts des travailleurs nationaux. Samy Johsua poursuit en contestant le fait que s’interroger sur les migrations conduirait « obligatoirement à l’injonction de chasser les migrant-e-s et à fermer les frontières ».
Imen Habib fait le point sur la « Campagne Boycott, désinvestissement et sanctions », à laquelle participe Attac. Lancée en 2005, elle poursuit trois objectifs : la fin de l’occupation et de la colonisation des territoires palestiniens ; l’égalité pour les Palestiniens d’Israël ; le droit au retour des réfugiés palestiniens.
Dans notre précédent numéro, Benoît Borrits avait présenté le livre qu’il a publié cette année (Au delà de la propriété, Pour une économie des communs), et Thomas Coutrot et Jean-Marie Harribey en avaient fait chacun un compte rendu [3]. Ici, Benoît Borrits répond à leurs remarques et critiques, dans le but de « dépasser la propriété productive ».
Thierry Brugvin dresse une typologie des formes de propriété des moyens de production. Il essaie d’établir un lien entre celles-ci et les formes de démocratie dans l’entreprise. « Le dépassement du capitalisme suppose notamment un changement dans la nature de la propriété, qui est intimement lié à la démocratie économique. »
Enfin, la rédaction a reçu une lettre d’une lectrice que nous publions, car elle noue un débat avec Txetx Etcheverry qui avait écrit précédemment un article en faveur de l’indépendance de la Catalogne [4]. Caroline Knez-Fernandez critique fortement les justifications indépendantistes et réfute notamment l’idée que les Espagnols qui refusent l’indépendance de la Catalogne seraient tous des héritiers du franquisme.
La revue des revues préparée par Jacques Cossart parachève le tableau présenté dans le dossier de ce numéro. Les pauvres ne sont-ils pas responsables de leur sort ? On serait tenté de le croire à écouter le président de la République. Pourtant, d’un bout du monde à l’autre, les constats sont édifiants. Que l’on regarde les travaux de l’INSEE en France ou bien ceux du Fonds monétaire international (qui n’arrête pas de manger son chapeau sur bien des sujets), pauvreté, précarité et inégalités sont le lot de tous ces pauvres (ir)responsables. Tandis que, de sommet en sommet, les gouvernants… observent… le réchauffement du climat, la pérennité des paradis fiscaux et autres amusements mondiaux ou mondains, on ne sait. Inviter, en toute inconscience, sinon hypocrisie, les chômeurs à traverser la rue pour trouver l’emploi qui les attend ne peut les conduire qu’à une cour des miracles. Celle de l’Ancien Régime où règne le déni de droit plus que le non-droit. Macron devrait (re)lire Victor Hugo. De toute façon, Jupiter n’a pas le panache de Cartouche.