Dépasser toute propriété, un débat repris par Benoît Borrits

lundi 9 juillet 2018, par Jean-Marie Harribey *

Le capitalisme se définit en premier lieu par la propriété privée des moyens de production et donc par l’obligation pour ceux qui en sont dépourvus d’aliéner leur force de travail aux capitalistes. Comment se fait-il que l’abolition de la propriété privée des moyens de production n’ait pas réussi à engendrer le socialisme et l’émancipation des travailleurs ? Benoît Borrits propose de réfléchir et de répondre à cette question dans un livre Au-delà de la propriété, Pour une économie des communs [1].

La première réflexion de l’auteur, et qui est confirmée par son préfacier, Pierre Dardot, est de remarquer que le verbe « approprier » a un double sens : celui de qualifier ce qui est propre à quelqu’un ou à quelques-uns et celui de rendre propre à une finalité. Par conséquent, le fait d’introduire « la notion de propriété dans le projet d’appropriation collective » (p. 15-16) a induit deux conséquences néfastes : l’exclusion de celui qui n’est pas propriétaire, car il n’a accès ni à l’usage, ni au bénéfice, ni à la décision ; et la planification, qui implique un hiatus profond entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent. Toutes les expériences historiques se sont peu ou prou heurtées à ces difficultés : « Quelle que soit l’échelle, celle d’un pays ou celle d’une coopérative, la propriété collective reste privée pour les personnes extérieures à cette propriété : la propriété est excluante par nature. » (p. 17). « Il apparaît donc clairement que les deux sens du mot ’approprier’ sont contradictoires : on ne peut rendre un moyen de production ’propre’ à la finalité de l’émancipation humaine que s’il n’y a pas de propriété, qu’elle soit privée ou collective. » (p. 17-18). Voilà, c’est dit, sans ambages ni fioritures. Il convient donc de tirer le bilan de l’histoire, de dresser un autre cadre théorique, pour enfin définir le « commun au-delà de la propriété ».

1. Que nous apprennent les expériences historiques qui ont tenté une appropriation collective ?

Dans la première moitié de son livre (chapitres 1 à 4), Benoît Borrits passe en revue les quatre cas de figure exemplaires que l’on a connus, sans oublier les nombreux débats illustrant les socialismes, depuis le XIXe siècle : le mouvement coopératif, l’expérience soviétique, la révolution espagnole et l’autogestion yougoslave.

Le mouvement coopératif

Le mouvement coopératif apparaît dans les premières décennies du XIXe siècle pour remédier aux dégâts humains de la révolution industrielle. À l’obligation de produire pour valoriser le capital, la coopération substitue le caractère « impartageable » des réserves (p. 23). Les principes étant posés, il reste « la question de savoir qui sont les membres de la coopérative : les travailleurs ou les usagers de celle-ci ? » (p. 23). Les coopératives de travailleurs naissent sous la forme d’un « contrat d’associations de travailleurs », pour évoluer lentement vers les associations ouvrières de production jusqu’aux Scops aujourd’hui. La Première Internationale en 1864 et la Commune de Paris en 1871 feront écho à cette forme coopérative. Et, en 2016, 53 850 personnes sont employées par des coopératives en France. Dans le monde, l’exemple le plus connu est le groupe Mondragon, au Pays basque espagnol, qui rassemble une centaine de coopératives employant 74 000 personnes. Au moins au départ, le groupe permettait une élection démocratique d’un Conseil de direction et non pas de constituer une structure société-mère/filiales comme dans un groupe capitaliste (p. 27). Ce choix ne s’est pas pérennisé et la tendance est allée à la filialisation au sein des coopératives : une scop peut avoir une filiale détenue à au moins 50 %, rendant les travailleurs de celle-ci subordonnés à l’actionnariat de la scop-mère.

La coopérative d’usagers, seconde forme de coopérative, est apparue aussi au XIXe siècle, inspirée par Robert Owen, puis soutenue par le protestantisme social et Charles Gide. Les banques coopératives se développent en Allemagne et en France (Crédit agricole, BPCE, Crédit mutuel), ainsi que des coopératives agricoles. Les coopératives de commerçants (Leclerc, Intermarché, Système U, Intersport…) sont « aux antipodes de l’esprit originel du mouvement coopératif : les usagers ne sont plus des personnes mais de sociétés de capitaux qui utilisent la forme coopérative pour améliorer la performance de leurs entreprises et maximiser leurs profits » (p. 34).

Au début, le mouvement ouvrier a privilégié les coopératives de production, mais, après l’écrasement de la Commune de Paris, ce sont les coopératives de consommation qui prendront le dessus. L’accent est mis sur l’usager et non le client, mais, progressivement, ces coopératives s’intègrent au système et les travailleurs, comme dans les coopératives de production, restent subordonnés. Certes, les coopératives de travailleurs sont plus difficiles à mettre en place, mais le principe coopératif y dégénère moins vite que dans les coopératives d’usagers.

Pour dépasser le clivage coopératives travailleurs/usagers et les intérêts contradictoires des uns et des autres, des coopératives multi-collèges ont vu le jour. Cependant, « même second, un capital reste toujours un capital » (p. 40), car « le capital de coopérative reste celui de ses membres et aucunement la propriété collective de l’ensemble d’une classe ou d’une population » (p. 43).

Le foisonnement des socialismes

Le mouvement coopératif est né au moment où émergent et se forgent les idées socialistes multiformes. Benoît Borrits présente l’initiative de Louis Blanc pour inciter l’État à créer des « ateliers sociaux ». Elle sera édulcorée avec les « ateliers nationaux » de 1848, vite supprimés. C’est Proudhon qui sera la figure marquante du socialisme anarchiste avec l’idée que « l’émancipation ne réside pas dans un élargissement de la propriété à la communauté ou à l’État, mais dans le dépassement de l’alternative communauté/propriété » (p. 49), car « l’important n’est pas de posséder le capital mais d’y accéder » (p. 50). Et, sur la base du mutuellisme, il imagine la Banque du peuple, en rejetant « le taux d’intérêt et le fait de gager l’émission de monnaie sur les métaux précieux » (p. 50).

Après la révolution de 1848, Marx et Engels vont élaborer successivement plusieurs positions sur la transformation de la société. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), ils donnent pour tâche au prolétariat de conquérir le pouvoir d’État et ils s’écartent donc des projets à leurs yeux du « socialisme utopique ». Mais, au moment de la création de l’Association internationale des travailleurs (1864), ils se montrent plus favorables aux coopératives. Et dans le Livre III du Capital (publié après sa mort, mais écrit avant la Commune), Marx émet même l’idée que les sociétés par actions pourraient préparer la socialisation de l’économie. Après la Commune, Marx adopte une position très favorable aux coopératives dans lesquelles les travailleurs gouvernent. Benoît Borrits estime que cette attitude est à l’origine des « conseils ouvriers », organes du pouvoir révolutionnaire. Dans la critique du programme du parti social-démocrate allemand (dit de Gotha), Marx se fera encore plus critique vis-à-vis du pouvoir qui descendrait de l’État vers les coopératives. Pour autant, la question de la propriété reste dans l’ombre.

Un peu plus tard, Jaurès défendra l’idée que les travailleurs ne soient pas subordonnés à l’État. Il préfère la coopérative d’usagers à celle de travailleurs, et les moyens de production doivent appartenir à la nation. De là vient la question : « Comment concilier le cadre national de la propriété collective avec sa réalisation dans une association locale de travailleurs ? » (p. 64). Cette question va hanter toutes les révolutions du XXe siècle. Le discours de Jaurès deviendra alors « obscur », nous dit l’auteur, car « l’universalisation de la propriété individuelle ne sera rendue effective qu’à la condition que la nation, qui ne peut guère s’incarner que par l’État, prenne uniquement des décisions consensuelles en termes de délégation : or cela est un vœu pieux. » (p. 64-65).

Trois échecs emblématiques

Tous ces débats sont prémonitoires de l’échec, au cours du XXe siècle, des tentatives de transformations sociales qui n’ont pas su penser « l’alternative à la propriété en dehors du cadre même de la propriété » (p. 67).

Le cœur de la démonstration de Benoît Borrits se situe dans l’exposé des trois révolutions qui ont marqué le XXe siècle en Europe. Première née, la révolution soviétique de 1917 ne tarde pas à ériger un « socialisme » fondé sur la propriété collective de l’État, car les soviets (conseils) sont vite éliminés. Le parti bolchevik est pourtant traversé de débats vifs pour savoir la place qui doit être laissée aux rapports marchands ou comment organiser la planification, laquelle se coupe rapidement des besoins. Dès lors, la possibilité de fixer des prix susceptibles d’avoir un rapport avec la réalité économique s’évanouit. Parallèlement, les inégalités vont peu à peu se réinstaller pendant que le modèle économique centralisé se délite.

La deuxième révolution est celle des conseils dans l’Espagne républicaine. À l’initiative de la Confédération nationale du travail, de la Fédération anarchiste ibérique et du Parti ouvrier d’unification marxiste, la socialisation des terres et des entreprises est organisée. Hélas, la progression des armées fascistes d’un côté et la pression des forces staliniennes de l’autre vont progressivement avoir raison des expériences d’autogestion naissantes. Pourtant, de très nombreux conseils ouvriers s’organisèrent en Catalogne et ailleurs, élaborant même des formes de coordination au sein des branches industrielles. Mais, ces essais de coordination pâtirent du désintérêt pour la question monétaire et bancaire. À cela s’ajoutèrent les dissensions d’ordre stratégique : le parti communiste prônait « une alliance de classes entre les travailleurs et la bourgeoisie nationale, alliance compromise par la poursuite des collectivisations » (p. 88). Bien que la guerre civile ait « lourdement pesé sur elle au point de diviser ses promoteurs libertaires » (p. 90), la révolution espagnole a vérifié la possibilité d’une stratégie conseilliste dans le cadre « d’une planification du bas vers le haut » (p. 91). Benoît Borrits ne croit pas qu’il faille incriminer le maintien de rapports marchands pour expliquer l’échec final, car, dit-il, « si les unités de production ne parviennent pas à un accord consensuel sur le plan de production, comment sera alors traitée la divergence ? L’intérêt de la monnaie est justement d’autoriser cette divergence. Sûr de son point de vue, chaque collectif de travailleurs peut commercialiser sa propre production en faisant valider celle-ci a posteriori par le volume de ses ventes. » (p. 92). Il s’ensuit que « la planification intégrale et démocratique de l’économie » est impossible (p. 92). Comment alors les échanges marchands peuvent-ils être compatibles avec l’absence de propriété ?

L’expérience de l’autogestion yougoslave au sortir de la Seconde Guerre mondiale tentera de répondre à cette question. Cette expérience traversera plusieurs phases. La première est marquée par la rupture avec l’Union soviétique, cette dernière pratiquant une politique d’échanges de type colonialiste. Une première loi en 1950 donne la capacité aux travailleurs d’élire un Conseil ouvrier. Certains prix sont libres, d’autres sont administrés. Afin d’orienter les investissements, des fonds sociaux d’investissement sont constitués. Mais si l’autonomie a été accordée aux travailleurs dans leur entreprise, l’autorité centrale garde la maîtrise de la planification. Et « sans la démocratisation des grands choix économiques, ce plus d’autogestion dans les unités de production devait fatalement déboucher vers plus d’autonomie et donc vers plus de marché, ce qui sera la marque des réformes des années 1960. » (p. 100-101). Le virage libéral est pris avec la liberté des prix, la suppression des fonds sociaux d’investissement et la création d’entreprises de groupe de citoyens, où du capital peut être apporté par des individus travaillant dans l’entreprise.

Alors que, pendant la première phase, la Yougoslavie avait connu une forte croissance économique, les résultats furent très décevants ensuite. Il n’est pas surprenant que les antagonismes existants dans un pays très hétérogène de par son histoire réapparurent fortement. La troisième vague de réformes dans les années 1970 renforça encore les mécanismes de marché. Ce furent alors les tensions nationalistes qui prirent le dessus. Finalement, l’expérience de l’autogestion yougoslave s’acheva sans avoir pu résoudre la question de la « propriété sociale » : dès lors que les entreprises ont la possibilité d’autofinancer leurs investissements, le droit patrimonial sur les moyens de production fait son retour. Malgré ce relatif échec, cette expérience eut un grand retentissement en France, mais l’autogestion n’y fut qu’un projet bien éphémère, seulement porté politiquement par le PSU et syndicalement, pendant une courte période, par la CFDT.

Benoît Borrits ne se résout pas à abandonner l’idée de l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Mais, avant d’aller plus loin, il dresse un bilan de l’« impasse de la propriété collective » (p. 121). Bien qu’ayant fortement dégénéré, le mouvement coopératif n’a pas été vain pour « expérimenter en dehors de la logique du capital » (p. 123). En revanche, le modèle de l’Union soviétique a signé un échec définitif. « Non seulement il est impossible d’obtenir la planification intégrale de l’économie […] mais il n’existe aucun moyen de sanction des mauvais choix autres que le rationnement et les files d’attente. » (p. 124). Et, surtout, « Marx, comme plus tard Jaurès, avait pressenti la limite que représentait une propriété étatique du point de vue de l’émancipation des travailleurs » (p. 126).

Benoît Borrits explore alors « l’hypothèse de la non-propriété » (p. 129). Pour cela, il faut sortir de l’antagonisme binaire entre plan et marché, car le marché total n’est pas plus possible que le plan total. Mais comment concilier la démocratie autogestionnaire à une échelle globale et la possibilité de verser des salaires en fonction de la réussite de l’entreprise ? Selon l’auteur, des innovations de type comptable, à l’actif et au passif des entreprises, ont déjà permis de socialiser une partie des revenus distribués. Pourquoi ne pas aller plus loin en « sécurisant par mutualisation les revenus des travailleurs en activité » (p. 137) et en socialisant l’investissement ?

2. Un renouveau théorique et politique ?

Cette problématique constitue la seconde moitié du livre de Benoît Borrits. Alors que la première était surtout historique, la seconde est plus théorique et politique. Elle ouvre donc des sujets de discussion importants. Trois sujets sont étudiés au cours des trois derniers chapitres : la socialisation par les revenus, la socialisation par le financement et l’irruption démocratique.

La socialisation par les revenus

Selon l’auteur, la cotisation sociale existe déjà et socialise une partie des revenus engendrés par le travail. Mais, selon lui, elle fait plus : « elle est une contestation, certes partielle, mais directe, du droit de propriété : elle interdit au propriétaire d’utiliser à sa guise des flux de trésorerie que génère l’exploitation d’un capital » (p. 143). Mais en quoi cela ? La cotisation n’interdit pas cela davantage que l’obligation de verser un salaire direct. Elle assure seulement, ce qui n’est déjà pas si mal, qu’une fraction supplémentaire de la valeur ajoutée (par le travail et non par le capital) échappe aux profits. En termes marxiens, le taux d’exploitation de la force de travail est réduit mais la propriété reste intacte. Ici commence la discussion des thèses défendues par Benoît Borrits, dont il faut louer la clarté d’exposition, ce qui facilite grandement leur examen.

Benoît Borrits n’est pas responsable de la confusion qui règne dans le débat public (et, hélas, dans certains syndicats) au sujet du « salaire socialisé » parfois appelé « différé », mais en commettant un contresens. Pourquoi l’auteur reprend-il à son compte cette confusion ? Les pensions de retraite ne sont pas un salaire différé, comme il le dit (p. 144), et cela pour deux raisons. D’abord, c’est toujours sur l’activité productive du moment que sont prélevées les pensions, et non pas en récupérant les cotisations versées plusieurs décennies auparavant et sorties d’un congélateur. Ensuite, malgré ses imperfections, le système de retraite que nous connaissons en France opère une petite redistribution, de sorte que la contributivité des assurés sociaux n’est pas totale et qu’un peu de solidarité est introduite dans le système. [2]

Une deuxième discussion est ouverte au sujet du secteur non marchand. Benoît Borrits écrit que « l’une des fonctions du salaire socialisé est de financer les salaires du secteur non marchand » (p. 145). On retrouve ici la thèse véhiculée autant par l’idéologie libérale que par la tradition marxiste du XXe siècle, mais qui est aujourd’hui heureusement contestée. [3] On peut soutenir que, logiquement parlant, les travailleurs du secteur monétaire non marchand produisent de la valeur, validée socialement, non par le marché, mais par une décision politique collective, et donc engendrent le revenu qui les rémunère. Cotisations et impôts jouent le rôle de paiement collectif des services non marchands, prélevés sur un produit total déjà augmenté du produit non marchand. Autrement dit, les prélèvements ne financent pas l’éducation ou les soins non marchands, ils les paient, parce que le financement d’une production (privée, comme publique, intervient ex ante, alors que le paiement, par le prix ou par les prélèvements, intervient ex post. [4] D’où l’importance de maîtriser la création monétaire qui est nécessaire à tout développement économique. [5] Et Benoît Borrits ne se demande pas (pas plus que l’écrasante majorité des économistes orthodoxes comme hétérodoxes) s’il n’y a pas une faute logique à soutenir à la fois que « le travail réalisé dans les services non marchands est ainsi financé par des cotisations sociales assises sur du travail valorisé dans la sphère marchande » (p. 145-146) et que les prélèvements vont pouvoir augmenter quand leur prétendue base marchande se rétrécira. La contradiction est résolue, dit l’auteur, « par la disparition de la monnaie et des prélèvements » (p. 146), alors qu’il avait prévenu auparavant, à juste titre, que la monnaie permettait de résoudre certains conflits d’arbitrage entre des besoins à satisfaire. Il y a là quelque chose d’incompréhensible : tout vient du marchand, mais le marchand régresse et les prélèvements augmentent.

La sécurisation des salaires des travailleurs que propose Benoît Borrits soulève d’autres difficultés conceptuelles. Il s’agit d’opérer une péréquation d’une partie de la richesse produit qu’il appelle « flux de trésorerie d’activité », sans qu’on sache la différence avec la valeur ajoutée ; ce serait « 30 %, 50 %, ou plus » (p. 149). Cela signifierait qu’une partie du salaire serait démarchandisée, le reste s’ajoutant en fonction du résultat économique. Serait-ce un « outil macroéconomique de stimulation de l’emploi » (p. 151) comme l’affirme l’auteur ? On ne voit pas directement comment cela créerait un nombre d’emplois supplémentaires. S’agirait-il de croire à l’idée que l’emploi, sur le plan macroéconomique, serait fonction du niveau de salaire ?

La difficulté conceptuelle au sujet de la cotisation se retrouve lorsque Benoît Borrits se rallie au revenu d’existence, qui proviendrait selon lui d’un prélèvement sur la seule « sphère marchande » (p. 155). La contradiction est d’une autre nature que celle du salaire à vie de Bernard Friot, mais elle comporte le même risque : celui de confondre la création de valeur économique par les producteurs et la socialisation du paiement du service qui opère une redistribution des revenus. [6] Par exemple, l’infirmière de l’hôpital engendre, par son travail, la valeur du soin qui s’ajoute au revenu national, et c’est le malade (et non pas l’infirmière) qui bénéficie d’une redistribution, car sa cotisation n’est pas proportionnelle à la valeur du soin qu’il reçoit.

Comme Benoît Borrits relie l’abolition du capitalisme et de la propriété privée à la socialisation des revenus, qui elle-même passerait par la disparition de la monnaie, il faut craindre que refasse surface l’assimilation entre capitalisme, monnaie et marché, démentie par toutes les recherches historiques et anthropologiques. [7]

La socialisation par le financement

La vision de la monnaie et du crédit de Benoît Borrits vient renforcer le malaise théorique qui s’est installé. Le Fonds socialisé d’investissement (FSI) proposé ouvre des lignes de crédit aux banques grâce aux dépôts qu’il a recueillis, et celles-ci peuvent alors prêter pour financer les investissements des entreprises et ménages. N’est-ce pas une conception de l’épargne préalable ou des fonds prêtables qui est retenue, démentie par toutes les conceptions contemporaines de la monnaie, aussi bien marxienne, keynésienne, régulationniste qu’institutionnaliste ? Et, au détour d’une phrase, revient l’idée selon laquelle « les banques prêtent de l’argent aux entreprises, grâce aux dépôts des agents économiques » (p. 181), aussitôt contredite sans que l’auteur y voie une contradiction : « Lorsqu’une banque octroie un prêt, elle le fait par création monétaire » (p. 181) [8]. L’auteur suggère que les prêts à court terme seraient financés par le marché interbancaire et la banque centrale, alors que les prêts à long terme le seraient par le FSI, lui-même assis sur les dépôts préalables (p. 191). Il le confirme en remplaçant la garantie de l’État par celle du FSI, qui apporte une « solution mutualiste de l’assurance en cas de sinistre : en cas de défaut, les dépôts monétaires sont garantis par la collectivité et le FSI agira comme une mutuelle d’assurance qui relancera un appel exceptionnel de cotisation investissements auprès de tous ses membres » (p. 192). Après avoir supprimé la monnaie, il est logique que Benoît Borrits oublie la création monétaire puisque, implicitement sinon explicitement, tout est fondé sur de l’épargne préalable.

L’irruption démocratique

C’est le dernier volet examiné par Benoît Borrits. Il trouve sa place pour donner à la construction de l’auteur le sens de son ouvrage : « le régime de péréquation de la richesse produite et disponible ainsi que le Fonds socialisé d’investissement sont des communs en construction que nous appellerons par la suite communs sociaux » (p. 195). Ceux-ci « permettent de s’affranchir de la notion de propriété et donc d’esquisser ce que sera un commun productif » (p. 195-196), dont « la meilleure référence que nous ayons à ce jour […] est la coopérative de travail » (p. 196). Mais Benoît Borrits rappelle ce qu’il a montré au début de son livre, à savoir la dualité de pouvoir à construire entre les travailleurs et les usagers. Il n’ignore pas le risque permanent de voir resurgir la question de la maîtrise du capital et donc celle de la propriété. Mais ce risque sera-t-il circonscrit par la mise en place de conseils de travailleurs et de conseils d’usagers ? Dans le scénario où tous les fonds propres des entreprises sont supprimés puisque le crédit pour l’investissement viendra par le canal du FSI, Benoît Borrits pense que l’intérêt des travailleurs n’aura pas de mal à coïncider avec l’intérêt général dans une situation de concurrence entre entreprises. Dans le cas d’un monopole, il suggère d’associer un conseil d’usagers pour équilibrer celui des travailleurs. Et rien n’empêcherait d’installer également un conseil représentant les collectivités locales.

Tout cela est bien entendu très incertain et mouvant en fonction des situations. Mais Benoît Borrits reste optimiste, car les nouvelles techniques donnent aujourd’hui la possibilité pour les entreprises et pour les consommateurs de délaisser la propriété des biens pour leur usage sous la forme de location ou de leasing pour les biens ou d’abonnement pour les services.

{}Mais cela ne résout pas le problème du pouvoir. Comment faut-il le répartir dans les multiples conseils : une personne, une voix, ou bien des voix pour les clients proportionnelles au montant de leurs achats ? On entre sur un terrain glissant de la démocratie des clients qui n’est pas synonyme de démocratie des citoyens. Une « planification concertée » (p. 210) serait à même, selon l’auteur, de faire remonter depuis le bas et tout le long de la chaîne de production les desiderata des consommateurs. Mais suffirait-il de constituer des collectifs de clients pour éviter l’écueil du client-roi, qui ne permettrait pas de sortir de la pratique et de l’idéologie capitalistes ?

3. Quel « commun » ?

Finalement, s’il est assez facile de dresser un bilan des tentatives de dépassement de la propriété privée au cours du dernier siècle, c’est plus compliqué de proposer et de construire des alternatives.

Commun, collectif et public

« Poser les bases d’une économie organisée sur le principe du commun plutôt que sur celui de la propriété » (p. 217), telle est l’ambition affichée par Benoît Borrits. « Historiquement, seule la perspective conseilliste gommait la notion de propriété. Malheureusement, elle n’a pas intégré la persistance des relations marchandes qui, sans dispositif modérateur, portent en elles le retour inéluctable de la propriété privée. Pour résoudre cette contradiction, il existe des solutions qui ne sont apparues que bien tardivement, dans le courant du XXe siècle : il s’agit de la socialisation des revenus entamée par l’essor des cotisations sociales et la tendance de plus en plus forte au financement des unités productives par endettement plutôt que par fonds propres. » (p. 217). Or, on a évoqué plus haut que ces deux solutions contenaient des incohérences. Et penser « qu’un gouvernement […] augmente la part des salaires dans la valeur ajoutée et dévalorise de facto les entreprises, et la question de la propriété productive sera alors immédiatement posée » (p. 224) n’est-il pas bien optimiste ? D’ailleurs, il fut des périodes où cette part a crû fortement sans que la défense de la propriété s’en fût amoindrie, au contraire.

Au-delà des difficultés précédentes dont le contenu comporte des aspects techniques importants, l’essentiel se situe peut-être sur le principe du « commun » qu’aussi bien Benoît Borrits que son préfacier Pierre Dardot considèrent comme premier par rapport au « collectif » et au « public ». Où est la preuve que le « commun » s’oppose, selon Dardot, « à la propriété sous toutes ses formes » [9] ? Elinor Ostrom a montré que, dans beaucoup des expériences qu’elle a étudiées, la taille de la propriété privée était discriminante entre les individus pour l’accès à la ressource commune. [10] Il n’est donc pas certain que le « commun » permettrait de surmonter le dilemme marché/État, alors que les individus restent rivaux, la question de la propriété et des rapports sociaux dans lesquels les communautés définissent leurs règles ne pouvant dans ces conditions être résolue. Le « commun » défini par Ostrom n’est supérieur ni au « collectif » à cause du maintien de la concurrence (la rivalité), ni au « public » à cause de l’ignorance des rapports sociaux globaux. Le « public » n’est pas toujours assimilable à la propriété de l’État ; ce dernier n’est pas non plus exclusivement identifié à la nation, sans référence à un contrôle social.

Autrement dit, notre hypothèse est que, au sein de la société, il existe en permanence une tension entre 1) le régime de propriété, 2) l’exclusion ou non de certains individus dans l’accès aux biens ou dans l’exercice de la démocratie et 3) la concurrence ou non entre eux. Chaque caractéristique est nécessaire pour définir,
par-delà le rapport social aux biens, le meilleur rapport social entre les humains. Par exemple, l’éducation « publique » ne réussit à remplir sa mission que si elle est commune (accessible à tous) et collective (accessible de manière égale à tous). Il en est de même pour les connaissances. Quant aux ressources dites naturelles, se posent avec de plus en plus d’acuité les questions de leur propriété et de leur usage égal par tous. Ainsi, pour partager, gérer et protéger la terre, ne faut-il pas reconsidérer la propriété foncière, l’accès à cette ressource, son mode de gestion démocratique, ainsi que son affectation à des usages le plus souvent alternatifs (produire de l’alimentation biologique ou des agro-carburants) ? [11]

Permanence des contradictions sociales ?

D’autre part, « la constitution de formes de gouvernement à partir du bas et à tous les niveaux de l’organisation sociale » [12] offre-t-elle une garantie de démocratie ? Les phénomènes de prise de pouvoir sont aussi fréquents et peuvent être aussi violents dans les petites structures que dans les grandes. Et ils peuvent s’asseoir sur autre chose que la propriété d’un capital au sens économique : éducation, diplômes, bagage culturel, entrelacs de relations, passions, force physique ou militaire… Faire disparaître l’État, ou même seulement le faire peu à peu dépérir, est fondé sur l’hypothèse que les contradictions dans la société disparaîtraient. Non seulement l’abolition de la propriété privée des moyens de production ne fait pas disparaître les antagonismes de classes, l’histoire l’a montré et Benoît Borrits le rappelle opportunément, mais, comme les contradictions dans la société ne se résument pas aux contradictions de classes, la suppression de toute propriété des moyens de production a peu de chances de conduire tout doit à la félicité.

Le livre de Benoît Borrits mérite grandement d’être lu. Il est doublement utile. D’abord parce qu’il aide à replacer la critique de la propriété dans l’histoire sociale et dans notre mémoire collective que l’idéologie dominante s’attache quotidiennement à effacer. Ensuite, parce qu’il a le cran d’ouvrir des débats autant théoriques que politiques et stratégiques d’une complexité sans nom. On ne lui fera pas grief de la difficulté de cette tâche. Comme il le dit lui-même, « il est fort probable que certaines décisions prises à un moment donné se révèlent ultérieurement erronées et qu’il faille alors faire marche arrière, d’où la nécessité d’aborder ce débat avec humilité et sans formule toute faite » (p. 168). Il en est de même de l’ébauche de critique menée ici.

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