Pour une entreprise définanciarisée

Qu’est-ce qu’une entreprise ? Et si le verlan nous éclairait sur la nature profonde d’une entreprise ? Si on inverse le nom de la chose, on peut affirmer qu’une entreprise est une institution « prise entre » différentes injonctions contradictoires émanant de nombreuses parties prenantes : ce serait le fait d’être « prise entre » plusieurs objectifs (croissance des ventes, maximisation des profits...) ou plusieurs acteurs (salariés, dirigeants, actionnaires, pouvoirs publics, consommateurs...) qui caractériserait la nature de l’entreprise. Une entreprise serait donc une institution politique amenée à prendre des décisions qui affecteront de très nombreux acteurs. Or, ces dernières décennies, l’environnement des entreprises a bouleversé la conduite de ces stratégies d’entreprise, en imposant un point de vue particulier : celui des actionnaires. C’est sûrement le terme de « financiarisation » qui décrit le mieux l’ensemble de ces changements.

Nous ne reviendrons que brièvement, dans une première partie de l’article, sur l’histoire de cette financiarisation et l’ensemble des dégâts qu’elle provoque au niveau de l’entreprise [1], afin d’étayer davantage la seconde partie de cet article qui cherchera à mettre en avant les possibilités pour sortir l’entreprise de l’emprise de la finance.

1. Le réveil de la finance

On oublie souvent que la domination de la finance que nous connaissons aujourd’hui n’a pas toujours existé, tant nous avons naturalisé un monde dans lequel elle impose sa loi, que ce soit aux entreprises, aux États ou aux ménages. Mais une autre erreur est tout aussi fréquente : celle d’oublier que la financiarisation avait déjà eu lieu au début du XXe siècle. Si la machine à voyager dans le temps nous était accessible, un voyageur temporel d’aujourd’hui débarquant aux États-Unis dans les « Années folles » y reconnaîtrait beaucoup des tares contemporaines : niveau comparable d’inégalités de revenu et de patrimoine, endettement tout aussi massif des ménages, similitudes dans la disposition à canaliser les profits des entreprises vers la distribution de dividendes. La crise de 1929 avait sonné comme un coup d’arrêt pour une finance débridée. Le New Deal du Président F.D. Roosevelt dans les années 1930 et la reconstruction post-Seconde Guerre mondiale avaient contribué à réguler la finance, à lui imposer des limites claires, tant au niveau interne par la régulation du secteur bancaire qu’au niveau externe par le contrôle des mouvements de capitaux. S’en sont suivies trois décennies de stabilité financière sans crise majeure, une croissance économique sans précédent, le maintien du plein-emploi sur une période prolongée, et des États intervenant notamment pour résorber les inégalités économiques et sociales (politiques de redistribution, fourniture de services publics...).

Le (nouveau) point de départ de la financiarisation, c’est la dérèglementation financière qui a été initiée par les pouvoirs publics au tournant des années 1970-1980. Après 30 ans de ce que certains ont pu appeler la « répression financière » (Mc Kinnon, 1973), les gouvernements ont eu la volonté d’ouvrir à nouveau la boîte de Pandore. Plusieurs raisons à cela : la mémoire de la dernière grande crise financière commençait à s’estomper ; les ressorts du compromis fordiste s’épuisaient, avec le ralentissement des gains de productivité et les limites du taylorisme ; les acteurs publics pouvaient croire dans la promesse d’un financement meilleur marché de leur dette publique...

Mais, c’est aussi dans le champ de bataille des idées que les évolutions du monde se décident. D’une part, la difficulté des politiques économiques traditionnelles dans le nouveau contexte international (ouverture commerciale accrue, flexibilisation des taux de change [2]) a favorisé le retour des théories monétaristes préconisant des recettes simples pour juguler l’inflation, en provenance initialement des chocs pétroliers, mais entretenue ensuite par les mécanismes d’indexation des salaires et la poursuite d’un conflit de répartition (entre des capitalistes souhaitant arrêter le profit squeeze et des salariés désirant préserver leur pouvoir d’achat). D’autre part, les technocraties des grandes entreprises conglomérales (Galbraith, 1968), avec leurs stratégies de croissance au détriment de la rentabilité, ont été critiquées par les théories de l’agence qui y voyaient un abus de pouvoir de managers censés agir dans l’intérêt exclusif des actionnaires (Jensen et Meckling, 1976). C’est notamment sous l’influence de ces deux grands courants d’idées (théories monétaristes au niveau macroéconomique, théories de l’agence au niveau microéconomique) que se sont mis en place les deux piliers du capitalisme financier à partir des années 1980 : les marchés financiers ont été organisés selon les principes de la liquidité [3] ; les règles de gouvernance d’entreprise, inspirées et véhiculées par les fonds de pension états-uniens, ont érigé le primat du pouvoir actionnarial sur l’entreprise. Concrètement, au niveau macroéconomique, les marchés financiers ont été décloisonnés, ce qui devait permettre de fournir aux États un financement meilleur marché pour leur dette publique. En pratique, il s’agissait surtout de discipliner les États en mettant leur politique budgétaire sous la surveillance des marchés, en réduisant progressivement l’espace pour des politiques interventionnistes jugées dorénavant néfastes. La dérégulation des marchés financiers devait aussi permettre une allocation optimale de l’épargne vers les meilleures opportunités d’investissement, ce qui devait aussi favoriser les entreprises. Sur le plan microéconomique, les actionnaires, qui ont retrouvé des possibilités de mobilité de leurs capitaux, ont réussi à mettre au pas les managers en alignant l’intérêt des mandataires sur celui des mandants : d’une part, les mécanismes de rémunération des managers ont été indexés sur la performance financière, et non sur la croissance ; d’autre part, aux côtés des actionnaires stratégiques qui ont réduit leur engagement dans un ensemble de sociétés, de nouveaux actionnaires volatils, prêts à vendre au plus offrant, sont montés dans le capital des entreprises, laissant planer la menace d’un rachat qui conduirait à remplacer l’équipe dirigeante récalcitrante par une nouvelle direction plus en phase avec les intérêts des actionnaires.

Au cours des années 1980-1990, l’ouverture du compte de capital des États a permis à l’épargne de mettre en concurrence l’ensemble des opportunités de placement : avec la disparition des obstacles à la libre circulation des capitaux, les entreprises doivent donc afficher les meilleures performances si elles souhaitent attirer à elles l’épargne. Qui plus est, face à une épargne de plus en plus abondante [4], une véritable industrie financière s’est développée, avec des gestionnaires de fonds qui collectent des masses d’épargne colossales.

L’environnement institutionnel est alors mûr pour consacrer la domination de l’actionnaire sur l’entreprise, que ce soit grâce à la gouvernance d’entreprise (qui lui donne directement les pouvoirs dans les institutions de direction des entreprises), ou grâce à la liquidité des marchés financiers (qui permet de discipliner les managers grâce aux variations de cours de bourse). Si la gouvernance d’entreprise assure la domination de l’actionnaire depuis le milieu du XIXe siècle, selon le principe « une action = une voix », la nouveauté des années 1980 réside dans l’importance croissante prise par la liquidité. Avec un marché des capitaux unifié qui permet aux épargnants la sortie à tout moment, l’horizon de placement va raccourcir : c’est la généralisation du court-termisme. Les acteurs financiers seraient alors de plus en plus intéressés par les potentialités de valorisation par les marchés que par les fondamentaux de l’économie et des entreprises sous-jacentes (investissement...). Il en ressort une logique de prédation avec des acteurs financiers qui pillent les entreprises de leurs ressources (taux de distribution de dividendes élevé, mais aussi rachats d’actions) [5], et les contraignent à adopter des comportements de réduction de coûts frénétiques. La souffrance au travail se nourrit des exigences imputables à la financiarisation : nécessité de dégager suffisamment de rentabilité bien sûr, mais aussi, plus insidieusement, obligation de rendre des comptes pour permettre aux financiers d’évaluer la productivité des différents centres de profit. Désormais que l’entreprise est vue comme un portefeuille d’activité qu’il est possible de revendre par parties, le personnel d’exécution en subit les conséquences, quand le personnel de direction, chargé de faire le sale boulot des restructurations, voit sa loyauté aux intérêts actionnariaux achetée par des rémunérations de plus en plus importantes. Il en ressort des inégalités salariales sans précédent à l’intérieur des pays. Mais, la logique de redéploiement du capital restructure également les rapports des grandes entreprises avec les États-nations : ceux-ci sont sommés d’afficher le « meilleur » [6] environnement social (faibles niveaux des salaires et des cotisations sociales, bon rapport qualité / coût de la main d’œuvre ou des infrastructures...), fiscal mais aussi règlementaire pour attirer/retenir les grandes entreprises. Il s’ensuit des conditions de travail particulièrement dégradées dans des États acceptant cet état de fait en comptant sur les revenus générés par la présence de ces filiales des grandes entreprises, exploitant jusqu’au pire le paradis règlementaire, social et fiscal : le drame du Rana Plaza au Bangladesh marque peut-être une rupture dans cette logique de déresponsabilisation des entreprises et des États occidentaux...

On le voit, beaucoup de nos problèmes économiques et sociaux ont affaire avec la place laissée à la finance dans le fonctionnement de nos économies. Pour dégager l’horizon des possibles et envisager un avenir meilleur, c’est cette place qu’il convient de questionner, pour (re)conquérir des degrés de liberté favorisant le bien-être des populations.

2. Sortir de l’emprise de la finance

Au sortir du diagnostic sur l’évolution de la finance et de ses méfaits, nous avons identifié les deux armes de la finance qui contraignent l’entreprise : la gouvernance d’entreprise et la liquidité des marchés. Pour sortir de l’emprise de la finance, c’est donc sur ces deux leviers que nous devons chercher à agir. Les différentes propositions que nous formulerons ici dessinent des lignes de fuite dont chacun pourra se saisir selon son degré de radicalité, mais toutes pointent dans la même direction : il s’agit de tentatives, plus ou moins poussées, de définanciariser l’économie pour libérer l’entreprise.

La première piste pourrait être de favoriser certains actionnaires au détriment des plus nocifs. Par exemple, il existe ce qu’on appelle des investisseurs institutionnels dotés d’un passif de long terme (fonds de pension, compagnie d’assurance). Ces acteurs financiers qui gèrent des masses de fonds considérables (notamment les fonds de pension américains) ont des engagements financiers prévisibles, et ne souffrent pas, normalement, d’un besoin de liquidité. La nature de leur passif leur permettrait, en théorie, de placer à long terme, c’est-à-dire de s’engager dans le capital des entreprises sur un horizon temporel de plusieurs années, sans réclamer des rendements élevés pour répondre à des besoins de décaissements à court terme. Des actionnaires patients en somme. Sauf que, dans la pratique, ces investisseurs institutionnels ne sont pas vertueux. Ils délèguent massivement la gestion de leur actif à des fonds qu’ils recrutent sur la base de leurs performances financières. Sans une règlementation encadrant sévèrement la délégation de gestion d’actifs de ces investisseurs institutionnels, il est illusoire d’y voir une force susceptible de renverser la pression financière pesant sur les entreprises.

Une autre manière de privilégier ceux qui seraient des « bons » actionnaires au détriment de « mauvais » est à chercher du côté de la gouvernance d’entreprise. On pourrait envisager d’accorder des droits de vote proportionnels à la durée de détention des actions. Avec une telle mesure, les actionnaires court-termistes ne pèseraient pas dans les décisions stratégiques des entreprises. Leur vote pour des distributions de dividendes élevés ne serait plus aussi déterminant. [7] Ce type de droits de vote majorés existe déjà (cf. la loi Florange depuis mars 2015). Malheureusement, il peut aussi servir les intérêts d’actionnaires présents au capital de l’entreprise depuis longtemps et souhaitant faire fructifier (voire liquider) leurs positions en bénéficiant de droits de vote double. Plutôt que cette prime aux anciens actionnaires présents depuis longtemps, Colin Mayer (2013) propose des droits de vote inversement proportionnels à la durée d’engagement restante : il s’agirait de demander aux actionnaires de s’engager sur une durée de placement et de rendre les droits de vote dégressifs dans le temps. Ainsi, un actionnaire s’engageant sur 10 ans disposerait de 100 % de ses droits de vote la première année, puis 90 % la deuxième année, puis 80 % la troisième année..., et ainsi de suite jusqu’à la dernière année où ses droits de vote seraient nuls. Ce principe a le mérite de poser une réelle question politique : pourquoi des actionnaires disposeraient d’un droit de regard sur l’évolution d’une entreprise, alors qu’ils ne subiront pas les conséquences de leur décision après avoir vendu leurs titres ?

Toujours dans cette logique de privilégier des « bons » actionnaires, il serait intéressant de chercher à renforcer le rôle du marché primaire. En Bourse, 99 % des transactions concernent des titres d’occasion. Le marché des actions est donc un marché qui permet à des épargnants de s’échanger des titres déjà émis, sans que les entreprises sous-jacentes ne reçoivent de fonds. Or, alors que la plupart des actionnaires n’ont pas contribué au financement des entreprises en souscrivant à une émission d’actions nouvelles, ils disposent malgré tout d’un droit de vote influençant la stratégie de l’entreprise. Il pourrait être intéressant de n’attribuer les droits de vote qu’à des actionnaires ayant souscrit à des émissions d’actions nouvelles : une fois que le titre est revenu, l’action perdrait les droits de vote associés et deviendrait un pur objet de spéculation, sans influence directe sur l’orientation de l’entreprise. Si l’on souhaite renforcer la capacité de financement des marchés boursiers, il serait aussi utile d’imposer, par la règlementation, que les investisseurs institutionnels consacrent une certaine part de leur portefeuille à des placements sur le marché primaire. Ainsi, les fonds de pension polonais sont tenus à ne pas placer plus de 7,5 % de leur actif sur les marchés secondaires.

Si, en arrière plan, certaines des propositions ci-dessus touchaient déjà du doigt cette question, nous allons désormais regarder de plus près les évolutions de la gouvernance susceptibles de libérer l’entreprise de la pression financière. D’une manière ou d’une autre, il s’agit de rompre avec le principe « une action = une voix » à la base du capitalisme. En modulant les droits de vote en fonction des durées de détention ou en conditionnant l’existence de ces droits de vote à la souscription d’une émission d’actions sur le marché primaire, nous étions déjà en train de nous attaquer à ce principe. Ici, nous proposons maintenant d’autres manières de faire. Le premier procédé serait d’introduire davantage de salariés au sein du conseil d’administration : ainsi, les votes de l’assemblée générale des actionnaires seraient contrebalancés par un contrepouvoir représentant l’intérêt des salariés. François Morin (2017) propose par exemple un conseil d’administration qui serait divisé en trois parties égales : les actionnaires, les salariés, et des personnalités qualifiées dans les domaines scientifiques liées aux activités de l’entreprise (membres nommés à parité par les représentants des actionnaires et des salariés). De même, le comité exécutif où s’exerce la direction générale devrait représenter à parité les actionnaires et les salariés. Bien évidemment, à l’heure actuelle, le point de vue de certains salariés – les managers – est acquis aux intérêts actionnariaux par l’intermédiaire des stocks-options et autres mécanismes de rémunération indexée sur la performance financière de l’entreprise. Mais si ces incitations sont contrôlées, le conseil d’administration pourrait redevenir une instance de discussion où l’entreprise décide de rémunérer son passé (les dividendes pour les actionnaires), son présent (l’intéressement pour les salariés) et son avenir (l’autofinancement pour préparer l’investissement futur pour les personnalités qualifiées).

Une autre piste de réflexion intéressante pour modifier la gouvernance serait de renforcer le rôle d’une banque publique de financement de l’investissement. L’État actionnaire a mauvaise presse, car il se sert souvent de ces participations comme un moyen de boucler ses fins de mois difficiles. De même, l’actuelle Banque publique d’investissement (BPI France) se comporte fréquemment avec les mêmes exigences de rentabilité que des acteurs financiers privés, par peur d’être taxée d’amateurisme financier. Pour rompre avec ces tendances, il conviendrait de rebâtir une institution financière publique qui agirait comme son statut public lui permet de le faire : jouer un rôle de modérateur dans la gouvernance des entreprises en n’exigeant pas des rendements trop élevés ; ne pas reproduire une pression à la liquidité sur les entreprises en les assurant une durée de détention longue. Par ailleurs, une telle institution pourrait bénéficier d’une puissance d’action colossale si une règlementation lui redirigeait une épargne actuellement en gestion auprès des investisseurs institutionnels (fonds de pension et compagnies d’assurance). Ces derniers délèguent à des fonds court-termistes le placement de leurs actifs, et on pourrait les contraindre à déléguer à ce nouvel intermédiaire public un pourcentage de plus en plus élevé de leur actif. Rappelons qu’en 2010 les compagnies d’assurance françaises régnaient sur un matelas de plus de 2 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Faire en sorte que ces masses d’épargne accompagnent des entreprises dans le développement serait un formidable levier de développement pour l’économie française.

Conclusion

La subordination des entreprises et des États aux desiderata des marchés financiers provient de la liberté de mouvement absolue du capital financier, et notamment de l’existence des marchés secondaires. Dès lors, pour redonner de l’autonomie aux acteurs économiques, limiter la libre circulation des capitaux s’impose. Nos propositions poursuivent cet objectif : imposer une durée de détention des actions aux placeurs et/ou contraindre les investisseurs institutionnels à organiser une délégation de gestion d’actifs vers une banque publique de financement de l’investissement... La restriction aux mouvements de capitaux peut être obtenue par la règlementation (contrôle des capitaux en vigueur sous l’ère de Bretton Woods), mais on y parvient aussi par des mécanismes incitatifs. Dans une économie mondialisée, vous serez toujours libre de placer vos capitaux où bon vous semble, mais vous devrez déposer une obole au fisc du territoire que vos capitaux quittent : il s’agit bien d’une mesure libérale au sens où le choix est laissé in fine à l’acteur économique. On pourrait même qualifier la mesure de néolibérale, puisque si on laisse l’illusion du choix à l’acteur, on pousse l’acteur à agir dans un univers où les contraintes sont telles qu’il se comportera effectivement comme on le souhaitait initialement. Les mouvements de capitaux ne sont pas interdits formellement, mais en pratique, avec un taux d’exit tax suffisamment élevé, ils ne « bougeront » plus (si l’effet recherché est celui-ci). De plus en plus de voix s’expriment pour réclamer une diminution de l’interconnexion des marchés financiers. Y compris quelqu’un comme Lord Adair Turner, ancien dirigeant de l’équivalent britannique du Medef (Confederation of British Industry), qui remet en cause la liberté des mouvements de capitaux (AlterEco+, 23 novembre 2015), plaidant pour des marchés financiers plus fragmentés, capables d’éviter la propagation d’une crise nationale en choc mondial.

Mais la dé-financiarisation passera aussi par une modification des représentations. C’est notamment l’ensemble des normes comptables qu’il conviendrait de repenser, pour mettre un terme à la comptabilité à la valeur de marché. C’est aussi la vulgate libérale que nous devons combattre : non, les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises [8] ; non, les actionnaires ne financent pas l’entreprise [9] ; non, les acteurs financiers ne sont pas des investisseurs [10] ; non, l’actionnaire n’est pas le seul à supporter le risque [11]... Le combat politique passe aussi par le langage.

D’autres mesures seraient aussi susceptibles d’entrer dans l’inventaire de ce qu’il serait souhaitable de faire pour nous libérer de l’emprise de la finance (taxe sur les transactions financières, mise en place d’un cadastre financier international, nécessité d’obtenir une autorisation de mise sur le marché préalable pour toutes les innovations financières...). En vérité, l’agenda d’un gouvernement souhaitant agir contre la finance est assez bien identifié. C’est surtout le manque de volonté politique qui nous laisse sous le joug de la finance.

Dans un monde qui marche autant à l’envers, il faut parfois accepter d’avancer à reculons pour aller dans le bon sens. Remettre la finance à sa place suppose des changements, dont certains s’apparentent à un retour en arrière. Il ne s’agit pas de revenir à des règlementations passées afin de glorifier une époque révolue. Simplement, la marche du progrès social épouse parfois des chemins « réactionnaires ». C’est bel et bien d’une réaction contre la finance dont nous avons besoin. [12]

Bibliographie

Favereau, O. (2016), L’impact de la financiarisation de l’économie sur les entreprises et plus particulièrement sur les relations de travail, Bureau International du Travail, Genève.

Galbraith, J. K. (1968), The New Industrial State, Boston : Houghton Mifflin.

Jensen, M., Meckling, W. (1976), « Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs, and capital structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, n°4, pp. 305–360.

Mayer, C. (2013), Firm Commitment. Why the corporation is failing us and how to restore trust in it, Oxford : Oxford University Press.

McKinnon, R. I. (1973), Money and Capital in Economic Development. Washington, D.C. : Brookings Institution.

Morin, F. (2017), L’économie politique du XXIe siècle, Lux Editeur.

Robé, J.P. (1999), L’entreprise et le droit, PUF, Paris, 127 p.

Notes

[1Le lecteur intéressé plus particulièrement par ces questions est grandement incité à consulter le rapport du Bureau International du Travail rendu par Olivier Favereau (2016).

[2On ne rappellera jamais assez que le développement de la finance provient de risques qui ont été créés pour les les financiers eux-mêmes : ainsi, les fameux produits dérivés sont nés de cette volonté de se protéger contre les variations de taux d’intérêt et de taux de change que les financiers (et certains économistes) appelaient de leurs vœux. La variabilité de ces deux prix (taux d’intérêt et taux de change) faisait émerger un nouvel espace de spéculation.

[3L’ensemble des actifs doivent être évalués sur un marché devenu universel, avec des cotations en continu partout sur la planète, ce qui permet d’acheter ou de revendre à tout moment.

[4De nombreuses raisons peuvent expliquer cette abondance de l’épargne : le vieillissement de la population dans les pays développés, le décollage des pays émergents, ou l’abondance de liquidités des pays producteurs de pétrole.

[5La multiplication des rachats d’actions a été permise aux États-Unis suite à la nomination en 1982 par le président Reagan de l’ancien banquier John Shad à la tête de la Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme financier américain. Par la Règle 10b-18, la SEC a autorisé les rachats d’actions sur les marchés, pratique qui était jusqu’alors interdite car considérée comme de la manipulation des cours boursiers.

[6Il s’agit bien sûr du « meilleur » au sens des entreprises : on a bien une logique du moins-disant social, fiscal ou règlementaire.

[7Il est cependant à noter que leur capacité à faire pression sur les dirigeants n’est pas nulle pour autant : ils peuvent encore, par la menace de ventes massives de titres, obtenir ces distributions de dividendes, le management pouvant prendre peur de la baisse du cours qui résulterait de ces ventes.

[8Il n’y en a tout simplement pas en droit (Robé, 1999).

[9La source principale de financement reste, de très loin, l’autofinancement, c’est-à-dire le revenu que le collectif « entreprise » met de côté pour préparer son avenir.

[10L’action d’investissement est faite par les entreprises qui augmentent ou/et améliorent leur équipement productif. Tout au plus, on peut dire que les actionnaires financent une partie de l’investissement, mais uniquement lorsqu’ils souscrivent à une émission d’actions nouvelles.

[11Surtout que les actionnaires ont réussi à institutionnaliser des pratiques consistant à des distributions de dividendes, même en l’absence de profits, là où la logique de la rémunération variable voudrait que les dividendes baissent quand les profits baissent... Par ailleurs, les salariés portent aussi un risque : celui de perdre leur emploi.

[12

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