Un rapport de plus sur l’entreprise

lundi 9 juillet 2018, par Danièle Linhart *

« L’entreprise, objet d’intérêt collectif » tel est le titre du rapport remis par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard (avec le concours du Jean-Baptiste Barfety, inspecteur des affaires sociales) aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des finances, et du Travail le 9 mars 2018.
On connaît les auteurs : Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, actuellement dirigeante de VIGEO EIRIS, et Jean Dominique Senard, président du groupe Michelin depuis 2012. Il n’est pas anodin de préciser que ce dernier a été le promoteur d’une démarche de responsabilisation au sein de son entreprise, un peu dans la vague des entreprises dites libérées, selon la vision de leur leader. Il apparaît ainsi comme un dirigeant d’entreprise concerné, à sa façon, par la question de la place et du rôle des salariés dans l’entreprise.

La lettre de mission expose dès le premier paragraphe la teneur de la commande : « Dans le cadre du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), le gouvernement souhaite mener une réflexion sur la relation entre entreprise et intérêt général (…) sous la contrainte de nouveaux défis environnementaux, sociaux et sociétaux ». Le deuxième paragraphe précise : « il est aujourd’hui demandé à l’entreprise d’assumer une responsabilité à l’égard de ses parties prenantes aux intérêts parfois contradictoires, mais aussi à l’égard de l’ensemble de la société dans son ensemble. » En somme, il est demandé de répondre à la question : « Comment mieux prendre en compte les intérêts des actionnaires, mais aussi ceux de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise ? »

Entreprise et intérêt général, prise en compte des différentes parties prenantes internes et externes à l’entreprise, relativisation des intérêts des actionnaires de l‘entreprise, autant d’objets de réflexion ambitieux et stimulants. Mais, pour traiter de la question, les auteurs disposent d’un peu de plus de… un mois et demi. Certes, ils procéderont à des auditions (200), mais le temps de la réflexion est plus que squeezé. Cela fait partie sans doute de l’air du temps où tout va en mode accéléré, et où l’on doit écouter, proposer et décider plus vite que son ombre… En tout cas, cela ne participe guère d’une incitation à la confrontation d’idées qui puisse déboucher sur une démarche innovante dans un esprit et une distance critiques.

En fonction des auteurs du rapport, comme du temps mobilisé pour concevoir, l’on ne doit pas s’étonner alors d’un rapport en demi-teinte, ménageant le chou et la chèvre, qui, prenant pour cible l’excès de pouvoir des actionnaires, cherche à renforcer les directions d’entreprise sans chercher à repenser leur pouvoir vis-à-vis des salariés.

Réhabiliter l’entreprise face aux actionnaires

Le rapport fait au total 73 pages. Et la synthèse qu’en font les auteurs résume bien l’orientation choisie : si on ne peut associer entreprise et notion d’intérêt général, (« Le rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général, » car celui-ci « consiste en un dépassement d’intérêts particuliers par l’expression d’une volonté générale »), c’est à l’analyse et la prise en compte d’« un intérêt collectif propre, c’est-à-dire un dépassement des intérêt particuliers au sein de la société et de l’entreprise » que s’attachera le rapport ». Il identifiera des attentes croissantes liées à l’essor des défis environnementaux et sociaux qui définissent l’intérêt collectif et introduisent le concept des parties prenantes, « c’est-à-dire des personnes et groupes qui subissent un risque du fait de l’activité de l’entreprise ».

Ces éléments permettent aux auteurs du rapport d’évoquer pour l’entreprise « une raison d’être non réductible au profit de l’entreprise ». Selon eux, « une entreprise contribue à un ensemble économique et social, en constituant un réseau de clients, de fournisseurs ou de sous-traitants, en s’insérant dans un écosystème etc. » Et ils développent dans le rapport leur véritable préoccupation : contrer la part trop belle faite aux actionnaires.

C’est encourageant mais bien flou. Qui va définir cette raison d’être de l’entreprise, son contenu, les modalités de sa mise en œuvre ? Qui va proposer une autre vision ?

Les auteurs se veulent très critiques à l’égard de la prépondérance des actionnaires : « Le droit français des sociétés apparaît aujourd’hui comme l’un des plus désuets et comme l’un des plus favorables aux actionnaires. Il existe pour le moins un décalage entre notre droit des sociétés d’une part et la réalité économique qu’est l’entreprise ainsi que l’importance de l’impact de son activité. »

Ils se référent à l’économiste Olivier Favereau et son livre « Entreprises : la grande déformation » [1], pour qui notamment la grande déformation trouve son origine dans « la submersion de l’entreprise par les actionnaires, la financiarisation de l’entreprise et son assujettissement à des intérêts de court terme ».

Il s’agit dans le rapport de revaloriser le rôle des directions de l’entreprise dans le choix de ses stratégies en relativisant sa dépendance aux actionnaires et en prenant en considération les impacts de son activité sur les parties prenantes. « C’est l’objet de ce rapport de proposer une vision et une responsabilité de l’entreprise qui ne soit pas exclusivement orientée par la valeur de court terme pour l’actionnaire, qui ne considère plus le dirigeant comme ‘l’agent des actionnaires’ et qui propose une autre vision de l’entreprise que celle d’un nœud de contrats, d’une rencontre entre offre et demande de capital et de travail. »

Il y a ainsi essentiellement dans le rapport une volonté de réhabilitation et relégitimation des dirigeants des entreprises, car l’entreprise souffre d’une mauvaise image en lien avec cette financiarisation qui s’est affirmée depuis les années 1970.

Il n’est pas étonnant que le rapport se rabatte quasi exclusivement alors sur la RSE (la responsabilité sociale et environnementale des entreprises), dont la France, affirment les auteurs, compte parmi les pays pionniers. « La démarche RSE exprime une ambition : celle de voir le gouvernement des entreprises intégrer dans ses réflexions et ses décisions les conséquences que ses activités font peser sur l’environnement et les droits fondamentaux (…). Dès 2001, la loi sur les nouvelles régulations économiques demandait à l’ensemble des sociétés cotées de publier dans leur rapport de gestion annuel des informations sociales et environnementales. Cette impulsion a été approfondie et étendue par la loi « Grenelle II » du 12 juillet 2010, si bien que les sociétés françaises sont aujourd’hui parmi les plus transparentes au monde en la matière. »

Même si les auteurs du Rapport reconnaissent que « la RSE reste parfois considérée comme un affichage de supplément d’âme ou un exercice formel de conformité à une grille de question », ils n’en pensent pas moins qu’elle puisse dessiner une nouvelle voie, (en parallèle de l’Économie sociale et solidaire), celle d’une « économie responsable, parvenant à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux ».

D’emblée, on prend conscience que le rapport est plus orienté vers la question environnementale que vers celle des conditions et du contenu du travail des salariés. La problématique du mal-être, l’intensification du travail, du chômage des risques dits psychosociaux, du burn out, des suicides au travail, de la consommation de substances psychoactives pour tenir au travail, rien de tout cela n’est évoqué, si ce n‘est sous le terme générique des « droits fondamentaux » jamais développés, ni précisés.

On ne s’étonnera pas alors que le rapport débute par la mise en exergue d’un propos du grand chef d’entreprise que fut Henry Ford : « L’entreprise doit faire des profits sinon elle mourra. Mais si l’on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n’aura plus de raison d’être. ». Pour qui s’est intéressé à la philosophie d’Henry Ford, ses méthodes de management et d’organisation du travail, (c’est lui qui introduisit les chaînes de montage, qui mit sur pied un corps d’inspecteurs chargés de vérifier au domicile des ouvriers si leur mode de vie est bien compatible avec les efforts qu’ils ont à fournir sur ces chaînes, c’est lui qui sera décoré de la plus haute distinction du 3e Reich des mains de l’ambassadeur nazi à Washington), il y a matière à s’alarmer…

Problème : l’entreprise n’a pas d’existence juridique

L’entreprise, avec sa raison d’être, est donc le socle de la pensée modernisatrice préconisée dans le rapport, celle qui fera rempart aux dérives des stratégies purement financières à court terme.

Mais cela n’est pas aussi simple, car, comme le reconnaissent Notat et Senard se référant une fois de plus à Olivier Favereau, l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Pour le commun des mortels, cela semble totalement contre-intuitif, mais l’entreprise n’existe qu’à travers des instances relais, comme l’écrivent les auteurs du rapport : « Si dans la vie quotidienne nous désignons les entreprises par leur nom et leurs marques, l’entreprise n’a pas d’existence juridique en tant que telle. Elle existe via une société ou un groupe de sociétés. On ne peut lui affecter juridiquement des responsabilités, des devoirs ou des intérêts à prendre en compte, puisque ce n’est pas une personne juridique. On ne peut le faire que via la personne juridique qui lui sert de support : la société commerciale. »

Et ces instances relais sont elles–mêmes dotées d’un périmètre d’intervention limité, ce qui complexifie encore la chose : « La société commerciale demeure aujourd’hui le support juridique privilégié de l’initiative économique privée, mais elle ne permet pas une représentation fidèle de l’organisation économique qu’est l’entreprise. Le droit des sociétés règle de nombreux aspects de la vie de l’entreprise, mais il prévoit peu de choses sur la création collective, l’activité inventive et l’organisation de l’innovation qui sont au cœur de l’entreprise industrielle et lui donnent sa légitimité. »

Comme l’explique et le développe Olivier Favereau [2], ce sont essentiellement le droit des sociétés et le droit du travail qui gouvernent, mais non sans paradoxe : « Le droit des sociétés ignore le concept d’entreprise. (…) D’où ce paradoxe : les salariés, qui font certainement partie de l’entreprise, sont étrangers au contrat de société ! Paradoxe encore renforcé si l‘on se tourne vers le droit du travail : faute d’être une personne juridique, ce n’est pas l’entreprise mais la société qui passe contrat avec le salarié. » (p. 13)

Les salariés dépendent donc de la société. Celle-ci est « une entité juridique qui existe en tant que personne morale et qui, étant une société de capitaux, n’a pas de membre mais seulement des actionnaires, propriétaires des titres de capital émis par ladite société, bénéficiant d’une responsabilité strictement limitée à la valeur de leur apport ». (p. 21.) Ainsi on peut conclure, avec Olivier Favereau encore, que « le droit n’a pas reconnu l’entreprise comme sujet de droit, mais a essayé de faire tenir les conséquences de son existence entre, d’une part, le contrat de travail (inventé pour l’occasion), d’autre part, le contrat de société (hérité du code civil) ». (p. 66)

Avec pour seule officialisation « le décret du 18 décembre 2008 qui définit l’entreprise comme « la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision, notamment pour l’affectation de ses ressources courantes. » (Favereau, p. 26)

Le lecteur prend donc acte concrètement que les auteurs du rapport s’attaquent, au regard de la commande des ministres, à une équation à double inconnue : l’entreprise n’existe pas juridiquement et ne peut être concernée par la notion d’intérêt général. L’entreprise oscille entre des ajustements qui varient selon les configurations économiques et politiques, et qui sont centrés tantôt sur la relation manager/salarié, tantôt, et, c’est le cas actuellement dans le cadre du néolibéralisme, sur la relation actionnaire/manager.

Ce qui n’empêche pas le patronat de la confisquer officiellement…

L’entreprise relève de la fiction juridique. Les patrons n’ont pas eu de grandes difficultés à se l’approprier officiellement, du moins symboliquement. Faut il rappeler que le 29 octobre 1998 à Strasbourg, sous la présidence d’Ernest-Antoine Seillière, le Conseil national du patronat français (CNPF) a présenté ses nouveaux logo et nom : il devient le MEDEF, le Mouvement des entreprises de France, s’arrogeant ainsi unilatéralement le droit de préempter les entreprises, de confondre patronat et entreprise. Ce qui permettra ensuite de belles déclarations de Pierre Gattaz, sur le mode de « Nous, les entreprises ».

Cette appropriation symbolique qui n’a semblé heurté personne à l’époque, s’est affirmée et affichée dans une période où triomphe le pouvoir des actionnaires, une période où les dirigeants ont les coudées nettement moins franches : « depuis le début des années 1970, s’est en effet imposé le postulat conventionnel que les actionnaires sont propriétaires de l’entreprise (celle qui est structurée grâce une ou plusieurs société(s) anonyme(s). Dès lors, l’entreprise aurait pour responsabilité première de dégager le maximum de valeur pour ses actionnaires. » (Favereau, p. 21)

Le patronat se présente ainsi comme redresseur de torts en réaction à cette menace de la toute-puissance des actionnaires de court terme. Le patronat revendique sa mission et impose l’idée d’une homothétie parfaite entre patronat et entreprise.

Les auteurs du rapport semblent s’engouffrer dans cette voie qui consiste à opposer les dirigeants et les actionnaires, rendant ces derniers responsables de toutes les dérives et menaces, notamment environnementales. Et restaurant de cette façon les directions d’entreprises dans leur mission honorable.

Pourtant, ces dernières ont démontré qu’elles ne peuvent être exemptées d’un penchant marqué pour le néolibéralisme qui, comme l’écrit à très juste titre Alexis Cukier [3], « peut être compris comme un processus d’impossibilisation de ce que nous avons nommé le ’travail démocratique’, c’est-à-dire un développement de la démocratie à partir du travail. » (p. 53).

Le néolibéralisme tend à imposer ses règles du jeu qui affaiblissent les capacités de négociation sociale entre syndicats et direction, comme les droits des salariés. Et c’est le patronat français de l’après Mai 68 qui a décidé de mettre en place un management des salariés destiné à affaiblir leur capacité de contestation et de résistance.

Souvenons-nous. La remise en cause du taylorisme et du fordisme à la fin des années 1960 était particulièrement forte en France. Trois semaines de grève générale assortie d’occupations d’usines en mai 1968 ont causé un réel traumatisme à un patronat persuadé que l’ordre social dans les entreprises était remis en cause et qu’il fallait impérativement impulser d’autres modalités de mise au travail, qui fassent consensus tout en permettant d’inverser un rapport de force devenu trop défavorable. D’où ce management qui domine actuellement, fondé sur l’individualisation, la personnalisation et psychologisation de la relation de chacun à son travail, d’une mise en concurrence des salariés entre eux, et de chaque salarié avec lui-même, à travers des objectifs et des évaluations personnalisées très exigeants. La déstabilisation des collectifs de travailleurs est au cœur de la modernisation managériale.

Tout cela dans le cadre inchangé d’un lien de subordination qui confine les salariés dans un rôle complexe où ils doivent mobiliser leur subjectivité dans un cadre bordé de protocoles, procédures, méthodes, bonnes critiques, décidés et concoctés en dehors d’eux et qu’ils doivent respecter.

Ce sursaut d’inventivité managériale visait aussi à contrecarrer les avancées préconisées par certains. Le rapport Sudreau, comme le rappelle Alexis Cukier, paru en 1975 « défendait la participation des salariés aux choix économiques, allant jusqu’à reconnaître un droit d’expression individuelle et collective et à proposer d’intégrer des salariés avec voix délibérative dans les conseils d’administration et de surveillance. » (p. 59). Mais les directions d’entreprises sont parvenues à instaurer et développer un neéolibéralisme que Alexis Cukier analyse donc comme un projet politique de « dé-démocratisation » du travail et plus généralement comme un ’projet politique visant à limiter le pouvoir du travail’ » [4](p. 9).

Les auteurs du rapport se situent ainsi dans la pérennisation des orientations choisies par le patronat au sein du management moderne. Ils écrivent : « Le biais de la vision contractualiste empêche de voir l’entreprise comme un collectif humain, alors que la mobilisation du salarié, comme personne dans toutes ses dimensions, notamment de créativité, est une caractéristique des évolutions récentes de l’entreprise ». Il s’agit bien de personnes (que l’on va gérer individuellement avec les directions des ressources humaines de la bienveillance et du bonheur), et non de professionnels à considérer comme tels. Le management moderne, c’est celui qui postule que les savoirs, les expertises se trouvent au sommet de la hiérarchie des entreprises et qu’il revient exclusivement à la direction de déterminer les critères de qualité, d’efficacité du travail, les méthodes et process pour le réaliser.

Il ne s’agit, dans ce rapport, en aucune façon de donner plus de place à des salariés désireux de peser sur leur travail et aptes à le faire. On en reste à des déclarations d’intentions formelles : les directions auront à intégrer des préoccupations qui ne se résument pas au seul profit.

Le choix de la RSE : le choix du flou et la prudence

On comprend bien le rôle que peut jouer une RSE qui prend en compte les parties prenantes : « Les entreprises assument de nouveaux devoirs, elles les revendiquent, ne faudrait il pas les consolider, les traduire dans le droit des sociétés pour qu’il reflète et accompagne ces nouvelles pratiques ? » Voilà une voie toute tracée, prudente mais valorisante, qui permet une légitimation sur la base d’une argumentation aisée.

Nous sommes bons en ce domaine, assènent les auteurs de ce rapport, comparativement à d’autres pays (ceux des BRICS [5] et le reste de l’OCDE). Et de plus, il faut se réjouir : la RSE a un impact positif sur la performance des entreprises car elle améliore « l’innovation organisationnelle, le climat social et l’efficience du capital humain spécifique ».

La RSE fournit l’exemple d’un droit souple (« c’est-à-dire de règles ayant notamment pour origine le monde économique et social sans portée juridiquement obligatoire et non assorties par la contrainte qui s’attache en général aux règles édictées par l’État »), ce qui est évidemment rassurant.

L’objet du rapport sera ainsi de préconiser une nouvelle définition de la RSE : la « responsabilité des entreprises pour leurs impacts sur la société. Il s’agit pour les entreprises d’adopter une conscience, une prévention, voire une remédiation de leurs impacts. »

Les solutions sont bien en demi-teinte : « au lieu d’institutionnaliser des parties prenantes dans l’entreprise pour faire contrepoids aux actionnaires ou associés, il serait plus pertinent de rappeler l’existence d’un intérêt de l’entreprise. ». Celui-ci tourne autour de l’idée qu’il y a un intérêt propre à l’entreprise qui doit prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux…

La première recommandation [6] est donc d’ajouter un alinéa à l’article 1833 du code civil qui officialise la considération des entreprises pour leurs enjeux, risques et opportunités sociaux et environnementaux, via la société, la seule qui ait une existence juridique. Cet alinéa proposé est : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

On précise notamment : « considérer revient à examiner avec une grande attention et selon le sens de faire cas de quelque chose ou de quelqu’un. » Puis, « la prise en considération ne se limite pas au champ environnemental, il s’agit d’une responsabilité sociale au sens large, c’est-à-dire une responsabilité vis-à-vis de la société. Il s’agit d’enjeux sociaux (reconnaissance des travailleurs), sociétaux (pratiques inclusives) économiques (création et partage de la valeur) ou encore territoriaux. »

Et de conclure : « cette rédaction invite donc à une prise de conscience, une prise de recul de l’entreprise sur les risques et opportunités provoqués par ses décisions et son activité en matière sociale et environnementale. »

Pour que cela soit pris au sérieux et pour lever les doutes, il faut, selon le rapport, deux conditions : « une réappropriation par l’entreprise de sa responsabilité comme d’une mission ou d’une raison d’être qui ne peut se résumer à une opération de déclaration et de transparence », ainsi « qu’une officialisation stratégique et éventuellement juridique ».

C’est à l’entreprise de définir sa raison d’être. « C’est l’enjeu du concept de ’raison d’être’, que le présent rapport cherche à généraliser, à partir d’une réalité courante dans les entreprises, qui commence à être prise en compte dans la jurisprudence. » On explique que la « raison d’être est une recherche de cohérence. Elle est souvent formulée pour renforcer l’engagement des salariés en donnant du sens à leur travail. » Et « elle consiste à donner corps à la fiction de l’entreprise ».

D’où un ajout proposé au code du commerce à l’article L225-35 qui est : « Le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société en référence à la raison d’être de l’entreprise, et veille à leur mise en œuvre conformément à l’article 1833 du Code civil. »

Les auteurs explicitent qu’il ne s’agit pas pour eux, comme certains le préconisent, d’inscrire dans le Code civil le concept des parties prenantes. « Il est plutôt de proposer de renforcer l’intérêt propre de la société et de l’entreprise comme boussole de leur gestion et d’y inscrire la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux. »

On préconise donc des boussoles et des prises en considérations d’enjeux sociaux et environnementaux en conformité avec l’intérêt propre de la société et l’entreprise. On préconise également de ne pas oublier les parties prenantes : « cela ne signifie aucunement que les parties prenantes ne doivent pas être associées. La création d’un comité de parties prenantes est probablement l’une des méthodes les plus efficaces pour permettre à la direction de viser l’intérêt propre et la considération mentionnée. Un tel comité permet aux dirigeants de prendre du recul sur leurs décisions, d’obtenir des avis complémentaires sur la raison d’être de l’entreprise, de fournir un aiguillon externe en faveur de la RSE et parfois de trouver des solutions à des situations difficiles. »

Il appartiendrait bien sûr à chaque entreprise de définir les parties prenantes qui y figureraient (chaque entreprise, chaque secteur est différent) et le mode d’interaction de ce comité avec l’entreprise.

D’où une autre recommandation qui vise à « inciter les grandes entreprises à se doter à l’initiative des dirigeants d’un comité de parties prenantes, indépendant du conseil d’administration. Le conseil d’administration est informé par les dirigeants des éventuelles conclusions de ce comité. Intégrer la stratégie RSE dans les attributions de l’un des comités ou d’un comité ad hoc du conseil d’administration. »

Les auteurs du rapport évoquent la nécessité d’une adhésion des salariés aux démarches voulues par les directions. Encore faudrait-il qu’ils aient, ces salariés, une autre place dans l’entreprise que celle d’individus inscrits dans un rapport de subordination. D’individus soumis en permanence, dans la quotidienneté de leur activité, à des directives, des consignes, des contrôles, des évaluations. D’individus pénalisés par une précarité objective (intérim, contrats à durée déterminée, temps partiel imposé, stages, etc.), voire subjective (en raison d’objectifs difficiles à atteindre, de changements permanents qui mettent en obsolescence leurs connaissances et leur expérience [7]). Comment peut-on concevoir une entreprise responsable en termes environnementaux et sociaux dans de telles conditions ? Pensons aux événements de Lactalis, de Volkswagen ou Panzani. Et pensons aussi aux conditions délétères qui frappent nombre de salariés mis à mal par la pensée managériale dominante. Comment ces parties prenantes de l’entreprise peuvent-elles réellement avoir droit au chapitre pur imposer des changements réels ?

Pour les auteurs du rapport, c’est essentiellement une question qui se pense, non en termes de rôle des salariés dans l’organisation et la gestion du travail, mais en termes de nombre de représentants salariés au sein d’instances, et c’est là que se manifeste l’esprit d’ouverture :

« En France, deux lois de 2013 et 2015 sont venues étendre et renforcer le nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration des entreprises privées. Depuis le 1er janvier 2017, les conseil d’administration des sociétés de plus de 1000 salariés doivent avoir un administrateur salarié et deux si le conseil est composé de douze membres ou plus. ».

Mais les rapporteurs y voient deux insuffisances : les chiffres relèvent de l’absolu et non du relatif, et la présence d’un seul représentant salarié limite la capacité de faire entendre un autre point de vue. D’où une sixième recommandation qui vise à « renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les CA ou de surveillance de plus de 1000 salariés à partir de 2019, à deux salariés à partir de 8 administrateurs non salariés et trois salariés à partir de 13 administrateurs non salariés. »

Signalons encore une interrogation des auteurs du rapport qui concerne l’image comptable : « Des chercheurs français proposent une méthode qui permettrait de traiter en comptabilité les êtres humains et les entités environnementales non pas comme une charge (comme c’est le cas actuellement) mais comme un passif pour correspondre à la conception de l’existence d’une « dette sociale et écologique ». Il est également possible à l’inverse de considérer ces éléments comme un patrimoine à conserver, et donc de les faire figurer à l’actif de l’entreprise. « La recommandation est alors d’« engager une étude concertée sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l‘intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux. ».

Il faut enfin signaler la préconisation de « l’essor d’une voie originale, celle des entreprises à mission » en confirmant « la possibilité de faire figurer une ’raison d’être’ dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission ». Cela concerne l’article 1835 du Code civil où serait rajouté : « l’objet social peut préciser la raison d’être de l’entreprise constituée. » Ce qui permettrait notamment à des entreprises de redorer leur image de marque auprès de leurs clients et de leurs salariés, tout en bénéficiant de certains avantages fiscaux au même titre que les entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Au détour de la lecture de ce rapport au fond très technocrate, on ressent un manque, une béance. Les auteurs ont fait l’économie d’une analyse des rapports de pouvoir réels au sein des entreprises, d’une analyse de ce qu’est réellement l’entreprise. C’était pourtant une occasion de repenser l’entreprise. L’occasion de la considérer comme une entité à redéfinir, une entité où les salariés libérés de leur lien de subordination seraient en mesure de mobiliser leurs capacités, et d inventer d’autres modes d’organisation plus respectueux des besoins sociaux et environnementaux.

Notes

[1Édition Paroles et Silence, Collège des Bernardins, 2014.

[2“Entreprises : la grande déformation”.

[3Cf . Le travail démocratique PUF, 2018.

[4Idem.

[5C’est-à-dire le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud.

[6Je ne passerai pas en revue toutes les recommandations du rapport. Il y en a 14 de différentes natures, il y en a d’ordre législatif (5), d’autres d’ordre juridique optionnel (3), et certaines à l’attention des praticiens et administrations (6).

[7Cf. Danièle Linhart, « La comédie humaine du travail ; de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale », Erès, 2015.

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