Sortir de l’entreprise capitaliste :

Travail, pouvoir et normes comptables
lundi 9 juillet 2018, par Daniel Bachet *

Au mois d’octobre 2017, le gouvernement a annoncé une réflexion sur l’objet social de l’entreprise dans le cadre de son projet de réforme dénommé « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises » (PACTE). S’agit-il de mettre au premier plan les ambitions sociales et environnementales de notre système socio-productif pour une autre manière de produire, plus sobre et plus écologique ? Et dans ce cas, comment concilier ces nouveaux objectifs avec les logiques plus classiques de profit et de rentabilité financière ? Le problème lancinant depuis plusieurs années était celui de « l’objet social » de l’entreprise qui aurait pu être réformé par une intervention législative.

L’article 1832 du Code civil, texte applicable à toutes les sociétés civiles et commerciales indique que le contrat de société n’a qu’un seul but : partager entre les associés les bénéfices ou les économies réalisés par la société.

En 2018, il serait temps effectivement de revoir cet objet social et par conséquent de réorienter les finalités de l’entreprise. Ces thèmes concernent d’abord l’ensemble des agents qui sont parties constitutives de l’entreprise (les salariés et leurs représentants, les dirigeants, les actionnaires de contrôle, etc.) mais plus largement tous les citoyens du pays, compte tenu du rôle de plus en plus sociétal que peut jouer l’entreprise.

Or, pour le moment et au vu de ses déclarations sur le sujet, le gouvernement semble croire que les « associés » (actionnaires, propriétaires) sont les seuls habilités à juger des finalités de l’entreprise.

Certes, le rapport confié par le gouvernement à Jean-Dominique Senard et à Nicole Notat et remis au Ministre de l’économie Bruno Le Maire le 9 mars 2018 recommande une modification du Code civil pour intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans la définition de l’objet social des entreprises. Le rapport affirme que toute entreprise a une « raison d’être » qui dépasse les exigences de rendement à court terme. Le dirigeant peut donc agir dans un cadre de plus long terme, afin de mieux intégrer le social et l’environnemental. Cependant, dans l’hypothèse où la raison d’être affichée reste optionnelle et donc non contraignante, comme l’a souhaité le Ministre de l’économie Bruno Le Maire, il ne s’agit alors que d’un effet de « communication ».

Ainsi, le gouvernement français a fait le choix de ne pas associer les mondes du travail au mode de pilotage des entreprises, comme c’est pourtant le cas dans les modèles de cogestion ou de codétermination allemands, souvent vantés par nos politiques.

Mais, plus fondamentalement encore, la réforme de l’entreprise ou sa refondation pourront difficilement s’accommoder du cadre institutionnel et des normes de gestion qui ont façonné une certaine manière de voir et de compter dans l’histoire du capitalisme. Car c’est bien une manière d’appréhender le « capital », « l’homme » et la « nature » qui a conduit à une crise sociale et écologique majeure, caractérisée par une inégalité de répartition des richesses sans précédent.

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l’agent économique qui possède le pouvoir et qui domine dans notre système socio-productif et financier est celui qui façonne le système comptable de façon à faire apparaître en priorité son « résultat », calculé selon sa propre vision de la réalité économique.

S’opposer à cette situation de pouvoir asymétrique suppose par conséquent de remettre en question le système comptable qui est à la racine de la triple crise économique, sociale et environnementale que nous traversons aujourd’hui.

Codétermination et pouvoir des salariés dans l’entreprise

La codétermination signifie la détermination en commun, de manière collective. Il s’agit de l’ensemble des pratiques qui tentent de donner un rôle significatif aux salariés dans le management de leur entreprise. En attribuant des sièges aux représentants du personnel dans les instances de supervision, il leur est proposé d’accéder aux informations et aux délibérations sur les questions relatives à la stratégie de l’entreprise.

Le terme de codétermination souligne le caractère coopératif de ce modèle de participation des salariés, qui doit permettre, au moins sur le principe, d’équilibrer les intérêts des différentes « parties prenantes » concernées. C’est en Allemagne, en Suède ou au Danemark que ces pratiques ont été progressivement mises en place et ont connu une certaine audience après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui.

Au-delà d’une volonté de promouvoir la représentation du monde du travail dans des lieux de décision stratégique, la question qui se pose est celle de la portée effective de ce dispositif institutionnel. En effet, si la question de la codétermination est celle du « pouvoir » et de son partage dans les instances de supervision et de décision, peut-on la traiter indépendamment de la « raison d’être » de l’entreprise c’est-à-dire des finalités qu’on lui assigne et des outils comptables qui la font exister ?

La manière d’appréhender l’« entreprise » relève d’une construction qui passe d’abord par la présentation de l’objet puis par son interprétation. L’entreprise est-elle simplement réductible à une « somme de contrats », comme le prétendent certaines théories anglo-saxonnes ? N’est-elle pas plutôt le fruit commun et indivisible d’agents (salariés, entrepreneurs, apporteurs de capitaux) et d’institutions (États et collectivités locales) qui fournissent les biens publics nécessaires à toute activité économique ? [1]

S’agit-il d’une entité qui possèderait sa propre existence, irréductible aux agents et autres collectifs qui travaillent ou apportent leur capital ? Est-on en présence d’une « structure productive », d’une entité juridique appelée « société » ou des deux à la fois ?

Les modèles qui sont proposés pour définir la « nature » de l’entreprise, ses finalités et la conception de l’efficacité économique et sociale ne sont ni neutres ni arbitraires [2]. Ils orientent une manière de voir et de prendre les décisions aux différents niveaux de l’organisation : stratégique, tactique et opérationnel. À chaque niveau, la prise de décision est indissociable des instruments (outils comptables notamment) qui guident l’action mais également des instances qui structurent l’organisation des pouvoirs et qui mobilisent les agents et les collectifs (conseil d’administration, conseil de surveillance, directoire, comité social et économique, etc.).

Dans une grande société anonyme utilisant les normes IFRS (International Financial Reporting standards) pour satisfaire en priorité les marchés financiers, l’entreprise est assimilable à une somme d’actifs à vendre ou à acheter. Elle n’est plus une organisation qui produit des biens et des services. Elle devient à son tour une marchandise ou un actif liquide que l’on pourra instrumentaliser en vue de maximiser le cours de l’action en bourse. Dès lors, les détenteurs de capitaux, actionnaires de contrôle et propriétaires, sont considérés comme les principaux décideurs par les dirigeants, devant toutes les autres « parties prenantes ». Pour l’IASB (International Accounting Standards Board) qui est un normalisateur institutionnel, l’acteur principal dans l’entreprise est l’investisseur qui prend des risques, c’est-à-dire l’actionnaire. Dans cette perspective, les combinaisons productives, les collectifs de travail, les métiers et les compétences ne sont plus représentés comme de véritables contributeurs à la création de la valeur.

Nous faisons l’hypothèse selon laquelle prévaut une interdépendance réelle et une cohérence certaine entre la manière de faire voir et de faire valoir l’entreprise par des modèles comptables spécifiques, l’organisation des pouvoirs (modes de gouvernance) et les relations sociales (rapports de travail) dans l’entreprise.

Les stratégies d’entreprise fondées sur la recherche de la rentabilité et sur la réduction permanente des coûts (en particulier des coûts du travail) ne laissent que peu de marges de manœuvre aux salariés pour s’organiser dans le travail et s’investir dans des formes institutionnelles de codétermination.

Une réelle contribution des salariés à la définition de leur travail comme facteur de création de richesses (biens et services) suppose qu’on leur reconnaisse le droit et la légitimité de développer des compétences qui ne les enferment pas au sein d’une structure conçue comme un simple outil de rendement financier.

Autrement dit, selon que la finalité institutionnelle assignée à l’entreprise est le profit (au sens de rentabilité financière) ou bien la production de biens et services, les salariés seront plus ou moins en capacité de peser dans les processus de décision, en vue de faire valoir leurs réflexions et leurs intérêts. Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de l’efficacité et des rapports de pouvoir. La notion « d’efficacité » n’est pas univoque et ne préexiste pas à la comptabilité. Elle est et sera ce qu’énonce la comptabilité. Le plus souvent, le résultat est celui qui revient aux seuls apporteurs de capitaux propres privés. La rémunération du personnel, les intérêts versés aux banques et les impôts payés par les banques sont exclus du résultat et comptabilisés comme des charges.

Firme, entreprise industrielle et commerciale, filiale, société de capitaux et « groupe de sociétés » : de quoi parle t-on ?

Dans la grande firme multinationale, il n’existe pas vraiment de relation concrète entre la capacité d’action et de prise de décision des salariés « de base » et la véritable direction de l’entreprise mondialisée. Cette direction est située hors de portée, voire « hors de connaissance » des salariés et de leurs organisations syndicales. La direction de l’entreprise industrielle filiale au plan national ne porte directement aucun enjeu stratégique. Elle agit plutôt comme écran que comme lien, dans la mesure où elle a perdu la propriété des biens et services qui, pourtant, se produisent concrètement en son sein. Les négociations menées avec elle ne peuvent engendrer que des effets secondaires. Les salariés et leurs syndicats s’épuisent souvent à trouver un « interlocuteur valable » [3].

Les firmes multinationales concourent à plus de 25 % du produit brut mondial. Elles construisent un nouveau monde marchand, industriel, logistique et financier où la question de la codétermination sur les enjeux stratégiques est, dans les faits quasiment absente, même si elle est parfois présente dans les discours. Il faut distinguer, comme l’a bien montré Christian Palloix, la maison mère et les filiales pour identifier les sources du pouvoir [4]. Car si la filiale industrielle ou commerciale d’un groupe multinational dispose d’une personnalité juridique autonome, elle n’a pas de véritable autonomie économique.

Depuis le début des années 1980, la montée des places boursières et la déconnexion des actifs financiers de l’économie productive (production de biens et services) favorisent un contexte marqué par la logique actionnariale et la spéculation sur les différents marchés. Ainsi, le groupe multinational ou « groupe de sociétés » a plus que renforcé un « pouvoir de marché » et un « pouvoir productif » qu’il peut décliner partout dans le monde au fur et à mesure de ses implications successives.

De fait, même si l’entreprise industrielle filiale continue de se présenter comme une entité possédant une personnalité juridique, elle n’est plus une structure susceptible d’entreprendre, d’investir et de développer ses actifs de manière autonome. Elle n’est même plus en capacité de développer en propre ses produits sur les différents marchés européens voire mondiaux, ni de « jouer » en achetant et vendant ou en prenant des risques.

Lors d’un projet de fermeture ou de restructuration d’une entreprise filiale d’un groupe multinational, l’entreprise filiale n’est plus souveraine du point de vue stratégique. Le groupe multinational a affaibli son portefeuille d’actifs et a réduit complètement l’exercice de ses droits de propriété. Il a coupé la filiale du marché en lui ôtant toute fonction « risque » et en la privant de tout accès à la « concurrence des producteurs » au sein de sa branche, avec perte de tout statut national. Quel est alors le sens et la portée de la codétermination dans une filiale dont le pouvoir est ainsi amputé ?

La prise de pouvoir et la domination des filiales par les groupes multinationaux se mettent en place dans les années 1980-90 car avant cette période, les filiales abritaient à la fois les activités de production et les autres activités (commercialisation, marketing, administrative et financière).

Au cours des années 2000-2010, la montée des chaînes logistiques en Europe est associée à une organisation plus hiérarchique. La nouvelle chaîne logistique (supply chain) coiffe les sociétés industrielles qui sont réduites à des rôles de façonnier produisant des valeurs d’usage matérielles pour le compte d’un seul client. L’unique marché de l’entreprise industrielle est la supply chain. Dans les années 2010, la chaîne logistique assure la « gouvernance » des sociétés industrielles et commerciales en Europe comme en France. Par un système de prix de transfert, la firme multinationale localise la création de richesse sur les actifs incorporels, c’est-à-dire sur les « marques » situées en général dans des paradis fiscaux, afin d’accroître la création de valeur pour l’actionnaire. Les entreprises filiales des firmes multinationales ne conservent que la valeur allouée et sans rapport avec leur véritable création de richesses avant prix de transferts [5].

« Les fonctions de l’entreprise ont été déportées au niveau de la chaîne logistique, au niveau du groupe multinational (holding, société abritant les marques). C’est le groupe multinational qui accapare les propriétés, les fonctions dévolues traditionnellement naguère à l’entreprise » [6].

La notion de « groupe » est donc devenue tout à fait essentielle et lorsqu’il est question « d’entreprise » pour évoquer la grande société de capitaux ou la firme multinationale, c’est l’expression « groupe de sociétés » qui semble la plus appropriée.

C’est donc dans le sens de « groupe de sociétés » que le terme d’ « entreprise » ou de « firme » sera parfois employé ici. Car c’est bien au niveau du groupe de sociétés contrôlé par une holding que se joue le véritable pouvoir. Dans ce cas, la holding détient un contrôle sur les grands enjeux stratégiques, économiques et financiers qui descendent ensuite vers les directions opérationnelles.

Aussi, dans le cadre d’une recherche de la seule rentabilité financière ou de la « juste valeur » (fair value), critère d’évaluation apparu progressivement dans les années 1980 et 1990 et destiné à distribuer plus rapidement et plus massivement des résultats aux managers et aux actionnaires, il ne serait pas souhaitable d’associer les salariés aux processus de décisions dans la firme [7]. Car cette association conduirait les salariés et leurs représentants à accepter des règles asymétriques aux effets déstabilisants et d’en subir ensuite les conséquences négatives. Les actionnaires de contrôle et les dirigeants ne sont-ils pas ceux qui occupent dans la firme capitaliste une position telle que la firme agit systématiquement en leur faveur ?

Sans doute est-il plus que jamais indispensable d’appréhender l’entreprise dans ses principales dimensions : productive, économique, politique, juridique et sociale.

L’entreprise conçue comme « structure productive » et « entité juridique » est à la fois un « système politique et institutionnel » (conseil d’administration ou conseil de surveillance et directoire), un « système de performance productive et économique » (outils comptables, normes physiques, marchandes et financières, nature des produits et des services, etc.) et un « système social et de production » (organisation du travail et de la production, division des tâches, concertation et négociation, structures des qualifications, etc.).

Ce monde politique, économique et social est traversé par un ensemble de valeurs et de représentations qui relèvent souvent du sens commun ou de la doxa.

L’adhésion à cette doxa sollicite davantage les affects ou les habitus que la « raison » car les modes de construction et d’interprétation concernant l’entreprise ne sont pas véritablement interrogés. Cette adhésion est portée et entretenue par des pratiques comptables intériorisées comme seules légitimes. Ces pratiques comptables deviennent ensuite les supports de croyances collectives qui alimentent les normes institutionnelles établies.

L’une des priorités est de faire évoluer les représentations qui soutiennent les pratiques comptables et l’organisation des pouvoirs pour parvenir à des processus de décision partagés dans les instances de direction des sociétés. La raison d’être de l’entreprise est d’abord celle qu’on lui assigne et dans cette perspective le « personnel » a toute sa place pour s’impliquer dans les processus de codétermination à tous les niveaux de la structure, et pas seulement dans les instances de direction.

L’entreprise, le profit et la comptabilité

Depuis très longtemps, il est admis de manière quasiment « naturelle » que la finalité de l’entreprise est la recherche du profit au sens de revenu des actionnaires ou des associés considérés classiquement comme les propriétaires. Or, si l’on reste enfermé dans ce cadre institutionnel imposé par la représentation juridique et comptable dominante des détenteurs de capitaux, aucune solution opératoire susceptible de valoriser le travail et l’emploi n’est concevable.

Pourtant, la grande majorité des observateurs et des agents ont naturalisé et intériorisé les modèles théorico-politiques dominants de l’entreprise comme par exemple la « relation d’agence ». Ils considèrent de manière quasi unanime que l’identité de la personne morale est celle du « groupement des investisseurs » (les associés ou les actionnaires), ayant pour moyen la « firme », pour perspective le profit qu’ils espèrent se partager, et pour états comptables un compte de résultat et un bilan d’investisseurs [8]. Cette approche conduit à la situation économique et sociale actuelle dans laquelle l’entreprise, conçue comme structure productive, n’existe pas, ce qui donne tous les pouvoirs aux détenteurs de capitaux à la recherche du seul optimum financier. Cette conception, déjà ancienne, a été reprise et accentuée dans les années 1980-90 par la dérèglementation du commerce des biens et des services, par la dérégulation financière et par la mise en place de la corporate governance (gouvernement d’entreprise).

Depuis plus de trois décennies en effet, c’est le marché financier qui oriente directement les normes d’efficacité et de performance à atteindre dans les grandes sociétés, mais aussi chez leurs sous-traitants (en cascade), au travers des normes de certification et par la mise en œuvre du flux tendu. Les directions financières fixent les directives aux directions opérationnelles en les sanctionnant si elles ne les respectent pas. Ces normes pénètrent jusque dans les ateliers et les bureaux par l’utilisation de systèmes informatiques et par l’action de l’encadrement intermédiaire et de proximité, en imposant des objectifs de performance sous contrainte financière. Les normes de rentabilité se sont construites au plan mondial avec des exigences qui ont souvent dépassé 15 %. Ainsi, les indicateurs prévalant sur les marchés et ne cherchant que des objectifs de rentabilité financière sont l’expression directe de conventions imposées par les détenteurs de capitaux. La montée de la corporate governance accentue l’idée selon laquelle l’entreprise appartiendrait exclusivement aux actionnaires de contrôle et aux propriétaires dont les dirigeants ne seraient alors que de simples mandataires qui exécutent leurs décisions. Les notions de productivité, de compétitivité ou de performance s’expriment dans des critères et des outils dont l’objectif premier est de mettre en valeur le patrimoine des détenteurs de capitaux. Il en est ainsi de l’EVA (economic value added) qui représente le résultat économique de la société après rémunération de l’ensemble des capitaux investis, endettement et fonds propres. Avec cette nouvelle approche, il ne suffit plus de faire du profit pour créer de la valeur. Il faut en gagner plus que ce qui est offert par le marché pour un même « niveau de risque ». La pression est mise sur la contraction des investissements et des actifs économiques pour maximiser la rentabilité financière.

Il est à noter que les petites et moyennes sociétés non cotées en bourse sont souvent affectées par la logique de ce capitalisme actionnarial, en raison des liens financiers (participations) ou industriels (sous-traitance) qu’elles entretiennent avec les grandes sociétés cotées. La « valeur pour l’actionnaire » reste une vision politique de l’entreprise qui légitime la domination des intérêts d’une catégorie au détriment des autres parties constitutives. Cette approche de l’efficacité relève de la rentabilité financière, c’est-à-dire de la recherche d’un optimum financier non réductible à une performance économique et sociale.

L’objectif des PME indépendantes est différent. Il consiste pour l’essentiel à obtenir un revenu susceptible d’assurer leur pérennité et plus prosaïquement de parvenir à équilibrer leurs comptes. Mais la refondation des outils comptables proposés ici concerne également ces PME. C’est par une autre manière de voir et de compter que les entreprises, quelle que soit leur taille, seront en mesure de favoriser des enchaînements positifs pour le développement économique et social, le travail et l’emploi.

Une manière de voir et de compter qui oriente les finalités de l’entreprise

Une entreprise est représentée par une personne morale qui, en droit, est une « fiction juridique ». Usuellement dénommée « société », elle est traditionnellement considérée comme le groupement des associés ou des actionnaires. Les états comptables reflètent bien cette identité puisque les capitaux propres de la société sont en fait la propriété des associés ou des actionnaires. Le résultat de la société est le revenu à répartir entre eux.

Ainsi, en France, nous l’avons dit, les articles de référence du code civil, à savoir 1832 et 1833, disposent que la société est constituée dans l’intérêt des associés et en vue de se partager le bénéfice. En lui assignant comme finalité le profit, on fait de la personne morale un « investisseur fictif ». Il semble être « dans la nature de l’entreprise » que sa finalité soit le profit, autrement dit le revenu des associés ou des actionnaires. Profit s’entend classiquement au sens de bénéfice, mais ce peut être également la valeur créée pour l’actionnaire ou encore l’EVA (economic value added) comme cela a été indiqué plus haut.

Dans la comptabilité nationale, il existe pourtant une autre définition de la finalité de l’entreprise qui est de produire des biens et/ou des services. Dans un cadre institutionnel reconstruit en vue de faire véritablement « exister » l’entreprise, celle-ci devient d’abord une structure productive dont la finalité est de produire des biens et des services. Cette structure est un ensemble dont les constituants sont le dirigeant, le personnel et l’équipement. Elle existe dans le monde « physique » et son activité permet de réaliser une transformation ayant pour entrée les biens et les services incorporés provenant des fournisseurs et pour sortie les biens et services produits destinés aux clients. La contrepartie économique de cette production se mesure par la « valeur ajoutée » (différence entre le chiffre d’affaires et les consommations intermédiaires). La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle car elle permet de financer les salaires des dirigeants et du personnel, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement (amortissements + parts réinvesties du résultat) et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise (coût du travail et coût du capital) alors que le profit (l’excédent brut d’exploitation) ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée.

Il est possible de mettre en évidence, comme l’a fait Paul-Louis Brodier [9], une autre grandeur économique nommée « valeur ajoutée directe » des ventes ou VAD des ventes. Elle est simplement la différence entre le chiffre d’affaires et la consommation directe des ventes.

De ce point de vue, la « valeur ajoutée directe » fonctionne dans une logique d’expansion. Elle contraint à choisir les produits susceptibles de trouver un marché, et non ceux capables de dégager la meilleure marge. Elle conduit à réfléchir sur les marchés et les produits porteurs, donc à travailler sur le long terme.

Faut-il rappeler qu’en droit l’entreprise n’existe pas ? Seule est reconnue juridiquement la « société », l’entité juridique, qui possède une personnalité morale [10]. Pour la société telle qu’elle est usuellement comprise, les salariés ne sont pas des « associés ». Ils ne sont que des « tiers » et des « charges » qu’il faut réduire. Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le profit permet à terme de remettre en question la notion, non fondée en droit, de « propriété de l’entreprise » et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

Dans cette nouvelle façon de voir proposée par Paul-Louis Brodier, l’entreprise est un tout dont les constituants sont la « société » et la « structure ». L’existence de la structure est assurée par la « société ». C’est elle qui, en droit, est l’employeur du personnel, le propriétaire de l’équipement, l’acheteur et le vendeur des biens et services. L’existence de la société est assurée par la structure, sans laquelle n’existeraient pas de biens et services à vendre.

« L’entreprise » se conçoit donc à la fois comme une structure (domaine physique) et une société (domaine juridique), dont la finalité est de produire et de vendre des biens et des services.

Que la dénomination de l’unité de direction soit le « groupe de sociétés », la « maison mère » ou la « holding », c’est à ce niveau de pouvoir de décision qu’il faut remonter pour assigner à l’entreprise sa finalité institutionnelle, qui est de produire et de vendre des biens et des services.

Il est alors possible, par des états comptables renouvelés [11], de construire une efficacité productive, économique et écologique qui ne se confonde pas avec la recherche du seul optimum financier. La façon de compter influe fortement sur les jugements, orientations et décisions. On l’a dit, celle-ci relève d’un principe producteur de normes qui conduit à donner une nouvelle identité à l’entreprise.

Dès lors que cette nouvelle identité est reconnue comme légitime et opératoire, le travail peut être appréhendé comme une source de valeur et de développement et non comme un simple coût à réduire sans cesse.

Si l’on retient cette finalité pour l’entreprise, l’objectif de la personnalité morale en tant que fiction juridique n’est plus de souscrire aux exigences des propriétaires ou des actionnaires de contrôle qui visent en priorité la rentabilité financière. Par construction, le dirigeant-entrepreneur devient un représentant légal qui agit en fonction de la mission qui lui a été dévolue : produire des biens et des services. Le fait d’assigner à la personne morale (société) la finalité « produire des biens et des services » fait de celle-ci un « entrepreneur fictif ». Le dirigeant devra dorénavant prendre en compte non seulement l’intérêt des actionnaires mais ceux de l’ensemble des intérêts qui seront affectés par sa prise de décision. Dès lors que personne ne peut être propriétaire de l’entreprise, c’est en termes de « pouvoir » qu’il convient de se positionner et non plus en termes de droits de propriété [12].

La refondation de l’outil comptable : compte de résultat et bilan

Le compte de résultat donne la mesure des flux sur une période. C’est le « film comptable » du déroulement de l’exercice. Il tente de mesurer le résultat, au sens de la variation de la valeur du patrimoine c’est-à-dire de la richesse créée pour ses propriétaires. Sur toute la période du premier au dernier jour, il permet de faire la somme de l’ensemble des charges supportées et de l’ensemble des produits dégagés et, par différence d’obtenir un résultat, bénéfice ou perte.

Le bilan est un document comptable qui fournit une représentation du patrimoine de l’entreprise. La valeur de ce patrimoine s’obtient en faisant la différence entre la valeur des actifs et la valeur des dettes de l’entreprise :

Capitaux propres = actifs – dettes.

Le bilan est aussi considéré comme la description chiffrée de la situation économique et financière de l’entreprise, comme l’état de ses ressources et des emplois qu’elle en a fait.

L’équation du bilan peut être présentée comme l’état des ressources et des emplois : actifs = capitaux propres + dettes ou emplois = ressources.

Avec le bilan, il est question de mesure de stocks à un instant donné. La notion de stocks désigne ici toute valeur instantanée (stocks de produits ou de matières premières mais aussi « stocks » de créances, de bâtiments, de machines, de capitaux, de dettes, etc.). Le bilan est la « photo comptable » de la situation en fin d’exercice.

On trouve exactement le même résultat au bilan et au compte de résultat pour un exercice donné. La connaissance du principe comptable de la partie double et des diverses sortes d’inscription comptables en débit et crédit permet d’appréhender de manière précise la logique qui est à l’œuvre.

Le normalisateur international n’a pas considéré qu’il serait utile pour les investisseurs auxquels est destinée ce type de comptabilité de donner une information obligatoire sur la création de la richesse dégagée par l’entreprise, c’est-à-dire la valeur ajoutée. Il a donc privé également les autres parties prenantes, et en particulier les salariés de l’entreprise, d’une information susceptible de les intéresser.

La grandeur économique qu’est la valeur ajoutée est un instrument d’analyse des performances de l’entreprise d’autant plus riche qu’il est polyvalent. Le normalisateur international donne pourtant sa préférence à une présentation du compte de résultat (par destination) qui ne permet pas son calcul et donc l’analyse des phénomènes de répartition dans l’entreprise. Le capitalisme des marchés financiers a préféré retenir la notion d’economic value added (EVA) qui correspond à l’enrichissement des actionnaires [13].

Il ne peut y avoir néanmoins de développement économique et social de l’entreprise que si celle-ci dégage un certain niveau de valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée ne constitue pas pour autant une fin en soi. Pour assurer sa pérennité, une entreprise doit avoir une politique et une stratégie de développement concernant ses produits et ses services. Elle doit présenter à ses clients des produits et des services ayant plus de « valeur », cette dernière grandeur étant appréciée à partir du rapport qualité/prix.

La manière de compter orientée vers la valeur ajoutée permet de faire les liens entre les dimensions physiques et matérielles des produits et les facteurs économiques et sociaux. Cette comptabilité de management met en valeur l’entreprise comme un tout (structure productive et société).

Ainsi, la mise en valeur de l’entité « entreprise », au sens où elle a été définie, constitue une nouvelle boussole qui donne des indications sur ce qu’il convient de produire et comment il convient de produire, autrement dit sur les « valeurs d’usage » des biens et des services au sens « physique » du terme.

Dès lors, en agissant dans le cadre d’une nouvelle finalité institutionnelle en particulier dans les sociétés cotées en bourse, les représentants des salariés au conseil d’administration (CA) seront alors en capacité de faire connaître leur intérêt en l’inscrivant dans celui de l’entreprise, au sens où nous avons défini celle-ci.

Cette ouverture du CA aux salariés ne s’impose pas d’elle-même mais découle directement de la nouvelle finalité institutionnelle de l’entreprise portée par des états comptables renouvelés et par la remise en cause du supposé droit de propriété sur l’entreprise ou sur la société. La délibération et les choix partagés sur la manière de produire et de partager les richesses ne peuvent plus s’arrêter à la porte de l’entreprise si l’on veut faire en sorte que les producteurs associés deviennent collectivement responsables de leur destin commun [14].

La représentation des salariés dans le système de gouvernance des firmes : Allemagne et France

La cogestion allemande apparaît souvent comme l’un des modèles les plus aboutis de « démocratie économique » au sommet de l’entreprise et par conséquent de la codétermination. Nous nous proposons d’en expliciter les principes.

Lorsque les salariés le demandent, toute entreprise de plus de cinq salariés doit se doter d’un conseil d’entreprise (Betriebsrat). Ce conseil d’entreprise dispose d’un droit à la consultation et à l’information comme en France, mais également d’un pouvoir de veto sur de nombreuses décisions : équipement des postes et gestion du temps de travail, embauches, mutations ou licenciements individuels, plan sociaux collectifs, etc. Le chef d’entreprise allemand ne peut agir que s’il obtient l’accord de son conseil d’entreprise. Le conseil d’entreprise, qui possède des compétences égales à celles du comité d’entreprise et des délégués du personnel en France, est présidé par un représentant des salariés. Ces conseils d’entreprise sont donc de pures assemblées de salariés, sans représentants de l’employeur.

On notera qu’à côté de la codétermination au niveau de « l’entreprise », existent également la codétermination au niveau de l’établissement. Cela, sans oublier les modalités plus classiques de gouvernance, dont la négociation collective des salaires.

S’agissant des entreprises de plus grande taille, on rappellera que les sociétés anonymes allemandes sont caractérisées par une structure duale avec une séparation des fonctions entre le directoire, qui assure la direction opérationnelle de l’entreprise, et le conseil de surveillance en codétermination, organe de conseil et de contrôle.

Les représentants du personnel au conseil de surveillance possèdent des droits sur les questions économiques (investissements, restructurations). Cette participation des salariés au conseil de surveillance est applicable aux sociétés de capitaux, c’est-à-dire aux sociétés par actions, aux SARL et aux sociétés en commandite par actions les plus importantes. Dans les sociétés allemandes de plus de cinq cents salariés, ces derniers sont représentés au conseil de surveillance à raison du tiers de ses membres et dans celles de plus de deux mille salariés, à raison de la moitié. La parité au conseil de surveillance entre représentants des salariés et représentants des actionnaires doit en principe permettre aux représentants des salariés d’avoir un réel pouvoir d’influence sur les choix économiques.

Le conseil de surveillance choisit les membres du directoire et contrôle son activité. Il valide les choix du directoire et donc influe (en partie) sur les décisions d’ordre stratégique. Les décisions exigeant l’approbation du conseil de surveillance varient en fonction des statuts de chaque société. La codétermination allemande confère ainsi un pouvoir certain aux salariés, même si les différentes dispositions juridiques assurent, en dernier ressort, la prééminence des actionnaires.

En France, la participation des salariés au conseil d’administration n’est que peu développée, à l’exception des entreprises publiques ou anciennement publiques et de quelques grandes sociétés ayant un administrateur représentant les actionnaires salariés. La proposition du rapport remis par Louis Gallois en 2012 au gouvernement français consistant à introduire dans les conseils d’administration ou de surveillance au moins 4 salariés pour les sociétés de plus de 5000 salariés n’a pas été reprise telle quelle par la « Loi sur la sécurisation de l’emploi » lors du quinquennat du Président François Hollande.

Le nombre d’administrateurs représentant les salariés a été fixé de la manière suivante : au moins 2 représentants lorsque le nombre d’administrateurs total est supérieur à 12, au moins 1 représentant lorsque le nombre d’administrateurs est inférieur ou égal à 12.

Ainsi, actuellement en France, on compte deux administrateurs salariés au-delà de quatorze membres dans les conseils d’administration. Le rapport Senard-Notat remis au Ministre de l’économie le 9 mars 2018 proposait d’en désigner trois au-delà de quinze membres. Rejetant la proposition, le gouvernement d’Emmanuel Macron a décidé de limiter à deux les administrateurs salariés dans les conseils d’administration de plus de huit membres.

De fait, il est donc toujours possible de proposer une généralisation de la participation des salariés dans les conseils d’administration et de renforcer le rôle du comité social et économique (CSE) mis en place par les ordonnances de 2017. Mais si les outils comptables ne sont pas refondés et continuent de faire prévaloir l’intérêt des seuls détenteurs de capitaux associé à une vision déformée de l’entreprise, les salariés seront conduits à s’aligner sur cette logique financière, quelle que soit par ailleurs l’organisation des pouvoirs, fût-elle plus équilibrée et plus équitable.

Un modèle comptable pour les hommes et pour la nature

Dans un contexte de dégradation manifeste du capital naturel mondial et d’inégalité de répartition des richesses avec des salaires très souvent inférieurs à ce qu’exigerait un revenu décent (au sens de l’OIT) la question se pose sur la manière dont le concept de valeur ajoutée va être reconçu, notamment au niveau des principes de sa distribution.

Comme l’indique à juste titre Jacques Richard [15], les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère ne sont jamais décomptées en charges dans la comptabilité traditionnelle. En outre, les dégâts collatéraux de la croissance économique sur les humains (risques psychosociaux, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.) ne sont pas décomptés en tant que dégradation du « capital humain » au-delà de ces optiques de prise en compte des dommages environnementaux ou humains).

Jacques Richard appelle donc de ses vœux une comptabilité qui tienne compte de la conservation systématique de la nature et de l’être humain. Il propose en conséquence, dans le cadre d’une extension du modèle classique des comptables (et non des financiers) de faire figurer au passif du bilan, en tant que dettes de l’entreprise, non plus le seul capital financier mais également le capital naturel et le capital humain et d’obliger les entreprises à maintenir ces capitaux tous les trois séparément. Il s’agit de faire valoir un principe de soutenabilité « forte » en matière environnementale : si une entreprise risque de porter atteinte par sa gestion aux fonctions environnementales de la nature, elle doit passer en charges les coûts de maintien nécessaires, de façon à assurer la résilience des fonctions environnementales concernées.

Le modèle CARE (comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement) a donc pour objectif de prendre soin de l’homme et de la nature grâce à une gestion de l’ensemble des capitaux. Cela signifie qu’il convient dorénavant d’inscrire au passif du bilan le montant des coûts budgétés pour une certaine période en vue du maintien non seulement, comme c’est le cas actuellement, du capital financier, mais aussi des capitaux naturels et humains, avec une prise en compte pour ce dernier des sommes nécessaires afin d’assurer à tous un revenu décent au sens de l’OIT et une prévention des risques d’usure normale ou d’accidents. Il s’agit aussi de porter simultanément ces sommes à l’actif du bilan en tant que coût d’usage des capitaux correspondants pour les amortir systématiquement au fur et à mesure de la dégradation constatée de ces capitaux (l’idéal étant que celle-ci soit réduite au minimum par des gestions adéquates).

Ces charges d’amortissement permettront une rétention de fonds dans l’entreprise pour conserver les trois capitaux. Le nouveau concept de profit net qui apparaît est alors défini comme le surplus mesuré après conservation des trois capitaux et non plus comme c’est le cas aujourd’hui après conservation du seul capital financier. On obtient alors un vrai profit permettant une compétition saine obtenu après déduction d’une triple ligne d’amortissement (TLA) de la valeur ajoutée brute traditionnelle. Ce nouveau modèle comptable permet aussi d’identifier les surprofits que réalisent les entreprises non respectueuses du maintien des trois capitaux et de les taxer à due concurrence.

La conséquence logique qui découle de cette manière de compter sur le gouvernement de l’entreprise est claire : les représentants des trois capitaux (financier, naturel et humain) ont vocation à se partager le pouvoir dans l’organisation. Les représentants du « capital humain » sont désignés directement par tout le personnel qui travaille dans la société concernée. Les syndicats conservent leur tâche traditionnelle de défense des employés et les possibilités d’une contestation du système proposé restent intactes.

Les représentants du « capital naturel » sont notamment des scientifiques, des ONG environnementales, des membres du personnel très impliqués, des riverains concernés par les actions de la firme, etc.

Sans doute l’auteur use t-il d’une conceptualisation dont certains aspects peuvent prêter à discussion : le terme de « capital humain » ou de « capital naturel » est chargé d’une certaine ambiguïté. Mais il parvient néanmoins à faire vivre son projet dans le cadre d’un raisonnement qui mérite vraiment d’être pris en considération. Ainsi, comme l’indique Jacques Richard, dans ce modèle de gouvernance, les représentants des trois capitaux participent de manière égalitaire aux décisions qui concernent leur avenir dans une démocratie interne à l’entreprise. Le lien d’interdépendance entre cogestion du pouvoir, comptabilité environnementale (intégrant les coûts de reconstitution du capital naturel et du capital humain) et conservation effective des trois capitaux est ainsi établi et reconstitué.

De la valeur-travail à sa représentation dans les instances de pouvoir et de décision

La firme capitaliste, dans son acception classique, a pour fonction de faire du profit, c’est-à-dire de valoriser ce que François Morin nomme la valeur-capital [16]. Dans la production capitaliste, chaque cycle de la valeur-capital se poursuit de lui-même et de manière autonome. La firme possède un centre de décision qui assure une cohérence conférée par le droit des sociétés de nommer ou de révoquer les dirigeants, de donner le pouvoir aux représentants des actionnaires dans les conseils d’administration en vue de maximiser la valeur actionnariale.

La domination du cycle du capital-argent s’impose sur tous les autres cycles, en particulier sur celui du « capital marchandise » (M-M’) et sur celui du « capital productif » (P-P’). Avec le cycle de la valeur-capital domine le principe de concurrence qui est celui de la liberté des mouvements de capitaux et des transferts de valeur (ou surtravail) entre les différentes branches de l’économie.

Le taux de profit général constitue la norme de rentabilité vers laquelle tous les capitaux sont attirés, quelle que soit leur appartenance de branche, en espérant atteindre son niveau.

« Ce taux, qui varie dans le temps, agit comme un véritable attracteur et provoque les déplacements de capitaux d’une branche à l’autre ou même à l’intérieur d’une branche. Ceux-ci entrent alors en concurrence pour investir les lieux (branches, firmes) où ce niveau de rentabilité est repéré. La mobilité des capitaux entraîne alors une nouvelle égalisation des taux de profit dans chaque branche et entre les branches de l’économie. Cette égalisation modifie les transferts de valeur d’une branche à l’autre, transferts qui préexistaient précédemment, car leur volume dépend uniquement de la composition technique du capital de chaque branche (les branches à capital fixe élevé bénéficient de transferts positifs, celles à composition faible en capital fixe subissent de leur côté ces transferts) » [17].

Ainsi, dans une économie ouverte et dérèglementée, les firmes et les secteurs très capitalistiques (et donc à fort capital fixe) sont en capacité de capter les plus-values produites ailleurs, dans des économies moins développées, grâce à la loi des transferts de valeur.

« Plus une production intègre des capitaux fixes volumineux par rapport à du capital circulant, plus cette production bénéficiera de transferts de valeur (et donc de surtravail) en provenance d’autres secteurs d’activité » [18].

De fait, la libre concurrence et la mobilité des capitaux associées à la valeur actionnariale de la corporate governance conduisent à la guerre des uns contre tous les autres et à des transferts de valeur (c’est-à-dire de surtravail) entre les différentes branches de l’économie.

En prolongeant l’œuvre de Marx et en actualisant son analyse, François Morin montre bien qu’un autre objectif serait parfaitement concevable, celui de privilégier la valeur-travail. Pour éviter de buter sur la polysémie du terme « valeur » lorsqu’il est accolé à « travail », Jean-Marie Harribey avait indiqué il y a déjà quelques années que « valeur travail » relève d’un niveau philosophique et éthique, alors que « valeur-travail » (avec un trait d’union) renvoie au plan de la critique de l’économie politique [19].

La forme productive de la valeur-travail pourrait alors se libérer de la contrainte de la valeur-capital si les outils comptables que nous avons exposés parvenaient à s’imposer pour développer une autre conception de l’entreprise orientée vers des productions qualitatives, économes en énergie, sobres et durables.

Les structures de gouvernement de la société n’auraient plus pour objectif de créer de la valeur pour les actionnaires mais de faire exister l’entreprise comme un tout (société et structure) en permettant de valoriser le travail productif.

La source de la légitimité du gouvernement de l’entreprise (conseil d’administration, conseil exécutif, etc.) provient du mode de désignation des membres de celui-ci.

François Morin propose que les collèges des apporteurs de fonds (collège 1) et des apporteurs de travail (collège 2) élisent à part égale un « comité exécutif » (collège 3) [20].

Ce comité exécutif « exécuterait » les décisions prises par l’ensemble des membres du conseil d’administration (collèges 1 et 2). Il contextualiserait et activerait sur un temps court les décisions prises par le CA qui engagent à plus long terme le développement des stratégies produits/marché, des stratégies d’investissement (montant, nature, localisation), et qui déterminent les politiques de salaires et d’emploi.

Un collège de personnes « qualifiées » dans le domaine scientifique (collège 4) pourrait être élu à parité par les apporteurs de fonds et par les apporteurs de travail. Il serait chargé de veiller à l’avenir de l’entreprise au sens où nous avons défini cette entité.

Ainsi, le conseil d’administration devrait être très attentif à la gestion du temps et distinguer court, moyen et long terme.

Le pouvoir des apporteurs de fonds du collège 1 est conséquent car ceux-ci ont contribué à financer l’activité productive, mais il n’est pas indispensable de surpondérer le comportement financier ou rentier au détriment de l’activité présente et à venir.

Conclusion

L’enjeu est de bien reconstruire les liens qui unissent le gouvernement d’entreprise c’est-à-dire le « système politique et institutionnel » (conseil d’administration ou conseil de surveillance et directoire), le « système de performance productive et économique » (outils comptables, normes physiques, marchandes et financières, nature des produits et des services, etc.) et le « système social et de production » (organisation du travail et de la production, division des tâches, concertation et négociation, structures des qualifications, etc.).

Le système politique et institutionnel fonde la représentativité des différentes parties constitutives de l’entreprise. Il sera d’autant plus légitime que les différents collectifs seront représentés équitablement dans les collèges du CA, du comité exécutif ou du directoire. Ces derniers prendront leurs décisions à court, moyen et long terme sur la base d’outils comptables rénovés de type valeur ajoutée directe (VAD) ou « profit net », qui font de l’entreprise et du travail une source de valeur et de développement. De même et de manière complémentaire, la mise en œuvre d’une comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement ne peut se concevoir sans la prise en compte du « capital naturel » et du « capital humain ». Il faut donc refonder le compte de résultat et le bilan dans le sens indiqué plus haut.

Plus le système politique et institutionnel (conseil d’administration ou conseil de surveillance et directoire) sera orienté vers la recherche d’une efficacité économique, sociale et écologique qui forme un tout cohérent, et plus le « système social et de production » sera en capacité d’intégrer les intérêts des mondes du travail dans les relations sociales (à travers la concertation avec les délégués du personnel et la négociation avec les syndicats par exemple).

L’existence d’un intérêt commun des détenteurs de parts ou d’actions et le personnel est bien la production de biens et de services et l’équilibre économique de l’entreprise. Cet intérêt commun n’efface pas les conflits mais il permet de les inscrire dans un cadre renouvelé.

De son côté et jusqu’à ces dernières années, le comité d’entreprise (CE) n’a pas été une instance décisionnelle. Son rôle s’est trouvé renforcé par le recours à l’expertise et la mobilisation possible d’un droit d’alerte lorsqu’il a connaissance de « faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l’entreprise ». Mais les salariés savent bien qu’ils n’exerceront pas une véritable influence sur les décisions de l’entreprise par l’intermédiaire du CE et aujourd’hui par le comité social et économique (CSE) mis en place par les ordonnances de 2017. Ce qui n’empêchera nullement, dans un autre cadre plus ambitieux à construire, de renforcer son rôle et de l’articuler plus étroitement avec le CA.

On peut penser qu’à terme, le rééquilibrage des rapports de pouvoir dans l’entreprise restera difficilement compatible avec le traditionnel « rapport de subordination » du salarié vis-à-vis de la société des actionnaires. Ce rapport de subordination ne relève pas d’un système équilibré entre les parties mais d’une relation asymétrique incompatible avec l’idée d’égalité des hommes en droit et en dignité. L’enjeu d’une transition vers un au-delà du système actionnarial est de repositionner les mondes du travail sur un mode « coopératif » et « sociétaire » dans le gouvernement de la firme. Cela impliquera alors un réel partage des responsabilités et de leurs conséquences tant pour ce qui concerne les gains obtenus que pour les pertes éventuelles, comme c’est déjà le cas dans les coopératives de production (Scop).

Il est clair cependant que le projet de mettre en place des outils comptables renouvelés pour alimenter les processus de décision dans les organes de gouvernance des sociétés n’est pas compatible avec la concurrence exacerbée et la mobilité des capitaux ainsi qu’avec les pouvoirs exorbitants des marchés financiers. La réforme profonde des finalités de la société et de sa gouvernance est indissociable d’une refondation radicale des droits de la concurrence.

Plus généralement, la mise en place systématique de nouveaux outils comptables et d’un nouvel équilibre des pouvoirs dans les instances de décision ne pourra se réaliser que sous la pression des mouvements d’idées, voire des mouvements sociaux qui agiront sur le politique afin de promouvoir une autre manière de voir et de compter.

La « société », au sens juridique, n’est pas le groupement des actionnaires, comme on le croit le plus souvent ; c’est une personne fictive qui possède un patrimoine propre et un revenu propre comme cela a été indiqué plus haut. Dès lors, si le pouvoir d’entreprendre et de décider ne provient plus de la seule propriété des actions, l’intérêt social est celui de l’ensemble des « parties constitutives » de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour s’impliquer dans les processus de décision.

Mais pour changer l’entreprise dont les constituants sont la « société » et la « structure », ne faut-il pas déjà commencer à changer les manières de faire voir l’entreprise et la raison d’être qu’on lui assigne ?

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Notes

[1Jacques Généreux, La Déconnomie, Paris, Seuil, 2016.

[2Salvatore Maugéri, « De la réalité d’une sociologie du fait comptable », Le 4 pages du RT 30, n°5, avril 2010.

[3Nous remercions ici Philippe Zarifian pour les informations qu’il nous a communiquées et nous renvoyons le lecteur à ses articles et ouvrages.

[4« La négation de la ’nature’ de l’entreprise par les groupes multinationaux », CRIISEA-UPJV, décembre 2013.

[5Pour plus de développements voir Lyazid Kichou et Christian Palloix « La question de la nature de l’entreprise dans le contexte de la mondialisation financière », Ve congrès de l’AFEP, 1er au 3 juillet 2015 (ESDES, IEP, Lyon).

[6Lyazid Kichou & Chrsitian Palloix, op.cit.

[7Nous employons ici le terme « firme » qui est plus neutre que celui « d’entreprise » et de « société » ou du moins qui ne demande pas une clarification préalable.

[8Paul-Louis Brodier, présentation de l’approche VAD au collège des Bernardins le 17 novembre 2016.

[9La VAD, La valeur ajoutée directe, Une approche fondée sur la distinction entre société et entreprise, Addival, Montpellier, 2001.

[10Jean-Philippe Robé, L’entreprise et le droit, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1999.

[11Ces états comptables orientés valeur ajoutée et valeur ajoutée directe (VAD) ont été mis en place par Paul-Louis Brodier (voir le site Vadway). Nous avons repris ici ses analyses lorsqu’il propose une autre manière de voir et de compter.

[12Jean-Philippe Robé, op.cit.

[13Sur tous ces points, voir Bernard Colasse, Dictionnaire de comptabilité, Compter/conter l’entreprise, La Découverte, Paris, 2015.

[14Frédéric Lordon, La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.

[15Comptabilité et développement durable, Économica, Paris, 2012.

[16Voir sur tous ces points, voir le dernier livre de François Morin, L’économie Politique du XXIe siècle, de la valeur-capital à la valeur-travail, Lux Editeur, Québec, 2017.

[17François Morin, op.cit., p.169.

[18Ibid., p.167.

[19Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2013. Et « La valeur(-)travail, une disparue qui se porte bien ? » ; in L. Abdelmalki et A. Peeters (dir.), Alternatives économiques et sociales, Pour entrer dans le XXIsiècle, Limonest, L’Interdisciplinaire, 2000, p. 87-98.

[20François Morin, op. cit.

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