Réforme de l’entreprise

Un PACTE contre la démocratie économique
lundi 9 juillet 2018, par François Morin *

Le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) a été présenté en Conseil des ministres le 18 juin 2018. Celui-ci affiche pour ambition de donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. Ce texte, déposé sur le bureau de l’assemblée nationale le 19 juin, comprend 71 articles, 189 pages. Il doit être discuté par le Parlement au mois de septembre prochain.
Alors que dans la phase préparatoire on annonçait une grande réforme de l’entreprise, notamment par la modification des articles 1832 et 1833 du code civil, le résultat final apparaît insignifiant, proche du ridicule, destiné peut être à berner ceux qui croient encore que le gouvernement réforme « en profondeur » notre société. Il ne fait en rien avancer l’idée de démocratie économique. Au contraire.

Premier élément de ce constat affligeant : l’article 1832 est passé à la trappe ! Aucune mention dans les 71 articles du projet n’y fait allusion. Quant à l’article 1833, le minimum minimorum a été concédé, en retenant seulement l’idée de « la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux » dans la gestion de l’intérêt social de la société (article 61 du projet de loi).

Or, il y avait là, dans ces deux articles, une opportunité unique pour « refonder » l’entreprise, car ceux-ci sont au cœur du Code des sociétés. Ils définissent le cadre institutionnel et organisationnel des firmes de type capitalistique, qui jouent un rôle essentiel dans notre vie en société. On sait que le tour de force que réalisent ces deux articles depuis maintenant plus de deux cent ans est de définir ce qu’est une « société », mais en faisant totalement l’impasse sur ce qu’est une « entreprise », pourtant vocable commun pour désigner un acteur central de la vie économique.

Sans doute pour donner un tout petit peu de grain à moudre aux futurs déçus de cette réforme, le gouvernement a également décidé de modifier l’article 1835 du code civil (article 61 du projet de loi) en proposant d’inscrire dans les statuts de toute société « sa raison d’être ». Or, il ne s’agit pas là d’une obligation mais seulement d’une possibilité ! Pour celles qui le désirent donc, les sociétés ne seraient plus guidées par une seule « raison d’avoir », mais également par une « raison d’être ». Mais ici encore, l’exposé des motifs (p. 43 du projet) précise bien que la notion en question, celle de la « raison d’être », ne saurait pour autant avoir des effets juridiques précis… !

Le point d’orgue de cette réforme de l’entreprise nous est enfin donné par l’article 62 du projet de loi qui vise à renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des sociétés de plus de 1000 salariés en France ou 5000 salariés en France et à l’étranger. Le ridicule est ici total lorsque l’on apprend que le nombre d’administrateurs salariés au sein du conseil serait porté à deux à partir de 8 administrateurs non salariés, alors que la loi actuelle prévoit déjà la présence de deux administrateurs salariés, mais, il est vrai, que lorsqu’il y a plus de douze administrateurs non salariés ! Une révolution, n’est-ce pas !

Dans la suite de ce texte, nous allons revenir sur toutes ces questions et montrer qu’il est évidemment possible de refonder autrement « l’entreprise » [1].

Sans trop d’illusions sur ce que sera le débat parlementaire du mois de septembre prochain, d’autant que, là aussi, on parle de plus en plus de procéder par ordonnances, l’objectif des analyses qui vont suivre est d’alimenter et de prolonger le débat public sur la nécessité absolue de révolutionnariser cet acteur majeur de l’économie capitaliste au regard des enjeux environnementaux considérables auxquels fait face dès maintenant notre planète économique et sociale.

Nous allons d’abord revenir sur la nécessité absolue de revoir l’article 1832 du code civil. C’est à travers cette révision que l’on pourrait enfin donner un statut juridique à l’entreprise qui n’existe pas aujourd’hui. C’est la condition pour aller vers un autre modèle de gouvernance fondé sur une codétermination « totale », c’est-à-dire sur une parité stricte entre représentants du capital et représentants du travail, non seulement dans les organes délibérants, mais aussi dans les organes de direction des entreprises. Sur cette base, on montrera que faire une place aux parties prenantes de l’entreprise devient possible dans les organes délibérants. Il en découle que la prise en considération des enjeux environnementaux et sociaux (que prône certes l’actuel projet Pacte, mais sans support), aurait une véritable assise institutionnelle reconnue par la loi. C’est l’objet de la révision de l’article 1833 que nous proposons en fin de ce texte. Voyons tous ces points successivement.

Pourquoi réviser absolument l’article 1832 ?

Dans la législation française, la « société » est une réalité instituée par le droit et a pour origine un contrat entre ceux qui s’y associent. A contrario, « l’entreprise » n’a pas d’existence juridique en tant qu’organisation, car elle n’est pas instituée par le droit ; elle n’a par conséquent aucun contour défini ni sur ce plan organisationnel, ni sur le plan social. Il en découle depuis toujours beaucoup de confusions dans la définition de ce qu’on croit être une entreprise ou encore dans la définition de ce qui pourrait être une « entreprise » dans une vision réformatrice.

 Le droit ne saisit que la « société », personnalité morale, qui peut agir seule ou, dans la plupart des cas, avec d’autres sociétés à qui elle apporte du capital, donnant ainsi naissance à des groupes qui n’ont pas non plus de réalité juridique en tant que tels. Mais on sait l’importance de la réalité économique de ces groupes. Par exemple, ce que l’on appelle communément « grande entreprise » est en réalité un groupe de sociétés avec des sociétés-filiales et une société-mère qui lui donne sa cohérence organisationnelle. Il serait absurde de considérer ces filiales comme autant d’entreprises, puisque cela reviendrait à dire qu’une entreprise pourrait être constituée de plusieurs entreprises. Ce qu’il faudrait saisir juridiquement est par exemple la réalité de ces groupes de sociétés, ce que le droit ne fait pas.

Par ailleurs, dans l’approche juridique de la société, le travail est absent. Cela résulte très clairement de l’article du code civil qui retient ici notre attention et qui prévoit seulement le contrat de société :

Art. 1832 C. Civ : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ».

 On le constate immédiatement, l’entreprise dont il est question dans l’article 1832, est seulement le projet des associés et non pas l’organisation mise en œuvre pour le réaliser. Surtout, ce texte n’incorpore pas dans sa définition le travail : il ne conçoit les apports des associés à la société que sous forme de « biens » ou « d’industrie », mais aucunement de « forces de travail ». Or, pourtant, le travail est omniprésent, de fait, pour la réalisation de ce projet...

 En droit, la société - personne morale - peut effectivement conclure des contrats de travail, mais ils demeurent entièrement extérieurs à la société quelles que soient par ailleurs les règles juridiques qui organisent les relations entre la collectivité des salariés et la société employeur (ou le groupe de sociétés) [2]. Ainsi, comme organisation productive faisant appel à du travail, « l’entreprise » n’est pas non plus instituée par le droit.

 Le débat qui doit se prolonger dans les prochaines semaines est une occasion unique de faire avancer l’idée d’instituer juridiquement l’entreprise et par là-même incorporer dans sa définition à coté des apports en capitaux, les apports en forces de travail. Ce qui évidemment change tout.

 

Critique de l’article 1832 actuel et de ses effets

 Pour les sociétés ou les groupements de sociétés (appelons-les provisoirement « firmes » et non pas « entreprises »), les apports sont essentiellement des capitaux dont l’article 1832 précise bien que leur finalité est de dégager du profit. Bref, les firmes disposent de capitaux apportés par les associés qu’il s’agit alors de valoriser.

 Les implications de la définition juridique de la société en termes d’organisation sont évidemment considérables. Seuls apporteurs de capitaux, les associés sont les uniques détenteurs de parts (ou encore d’actions). Et eux seuls, exclusivement, ont la capacité d’organiser la gouvernance de la société en fonction du nombre de leurs parts (ou actions) qu’ils détiennent. Ainsi, pour les sociétés de capitaux, seuls les associés maîtrisent réellement la chaine de commandement à travers d’abord leur assemblée générale (selon le principe une action égale une voix), puis le conseil d’administration (ou le conseil de surveillance) et enfin la direction générale (ou le directoire).

 Finalement, les associés disposent d’un double pouvoir : le pouvoir d’organisation et le pouvoir d’affectation des profits. D’un autre côté, la société, constituée comme personne morale, est l’employeur des salariés subordonnés ; elle dispose sur eux d’un pouvoir de direction.

 La hiérarchie de ces pouvoirs se décline ainsi à deux niveaux distincts et étanches : celui des associés sur la société, et ensuite celui de la société sur les salariés. Cette organisation n’est pas le propre du droit français. Ce modèle est répandu très largement sur la planète, même s’il connaît des variantes. Il reflète ce que l’on peut appeler sommairement, mais à juste titre, « une organisation capitaliste du travail ».

 

Un modèle hiérarchique à bout de souffle 

 La question qui est posée aujourd’hui est de savoir si ce modèle d’organisation hiérarchique des pouvoirs n’est pas entré en crise profonde. Cette question est devenue légitime notamment après la violente crise financière de 2007-2008, dont les effets se font toujours sentir un peu partout sur la planète. Surtout, cette crise est survenue suite à un mouvement sans précédent de libéralisation de la sphère financière et à un mouvement de financiarisation à outrance de la gestion des firmes.

 Ce n’est pas ici le lieu d’évoquer en détail ces bouleversements qui remontent maintenant à près d’une cinquantaine d’années [3]. Mais le résultat est aujourd’hui d’une vérité criante, mais qui aveugle aussi : d’un côté, les exigences de rentabilité financière de la part des apporteurs de capitaux sont devenues insensées, et d’autre part, comme conséquence directe, le monde du travail a été bouleversé, aussi bien à travers le fonctionnement du marché du travail qu’à travers l’organisation du travail au sein des firmes.

 La situation n’est pas prête de s’améliorer car, dans la phase actuelle du développement de ce capitalisme financier, une situation de multi-bulles a été créée, elle est malheureusement aujourd’hui incontestable et particulièrement inquiétante [4] : bulle actions sur la plupart des places financières, bulle obligataire, notamment publique, pour la quasi-totalité des pays développés, bulle immobilière en Chine. Cette situation chaotique est grosse d’une nouvelle catastrophe financière, qui peut faire craindre à tout moment le pire, pas seulement sur les plans économique et financier.

C’est la raison pour laquelle la discussion sur l’article 1832 ne doit pas être éliminée d’un projet de loi proposant une réforme de l’entreprise. Cette réforme est tout à fait essentielle pour faire évoluer l’organisation des pouvoirs et sa hiérarchie actuelle, vers un modèle équilibré de pouvoirs plus riche en termes de relations de travail. Ce modèle conduirait vers une codétermination des décisions, à parité, avec les salariés [5].

 Instituer alors juridiquement « l’entreprise » par un nouvel article du code civil

 La proposition que nous avançons ici n’est pas de modifier l’article 1832 car bon nombre de firmes voudront conserver dans une phase transitoire, ou même définitive comme nous le montrerons par la suite, le type d’organisation hiérarchique des pouvoirs qui a été décrit plus haut. Ce modèle peut aussi répondre à des logiques économiques particulières, notamment dans le domaine des sociétés financières lorsqu’il s’agit par exemple d’activité d’investissement financier ou de pure valorisation de capitaux sans qu’interviennent directement la moindre force de travail.

 Par ailleurs, dans le monde des sociétés, il en existe une déjà qui se démarque de la loi générale qui fixe l’organisation de la société en fonction du nombre de parts détenues : ce sont les sociétés coopératives où le pouvoir d’organisation se diffuse selon le principe « une personne égale une voix ». En règle générale, les salariés sont les associés de la société coopérative (voir la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 – art. 24).

 Nous sommes donc déjà en présence de deux types de sociétés dont les principes d’organisation sont diamétralement opposés : dans le cas général, les sociétés ont pour objectif de valoriser les biens qui leurs sont confiés (elles sont à but lucratif) avec un principe d’organisation : une part sociale égale une voix ; et d’un autre côté, les sociétés coopératives dont la finalité est de valoriser le travail à travers un autre principe d’organisation : une personne égale une voix.

Alors que l’activité d’entreprise repose dans le cas le plus général à la fois sur l’apport de biens ou de capitaux d’un côté, mais également sur l’apport de forces de travail de l’autre, pourquoi ne pourrait-on pas enfin reconnaître juridiquement ce fait d’évidence : ces apports sont nécessairement conjoints ? Dans le contexte financier délétère que nous avons rappelé, pourquoi ne pas saisir l’opportunité de mettre sur un même pied d’égalité économique, l’objectif de la valorisation des capitaux et l’objectif de valorisation des forces de travail ?

 Dans la mesure où personne ne sait ce qu’est une « entreprise », ni sur le plan juridique ni sur le plan de son organisation, il y a dans cette approche réaliste de l’activité économique une voie précieuse à emprunter dont les contours seraient certes juridiques, mais aussi politiques et symboliques. Aller dans cette direction, c’est avant tout instituer juridiquement « l’entreprise », lui donner un statut, et donc une réalité enfin parfaitement repérable. Pour certains, critiques ou favorables à cette idée, ce serait engager une révolution copernicienne. C’est vrai, mais cela n’est-il pas nécessaire, ne serait-ce que pour combattre aujourd’hui les effets politiques et sociaux des désordres en tout genre qui affecte notre vie en société ?

 Malgré quelques analogies avec l’article 1832, vouloir instituer « l’entreprise » comme réalité juridique nouvelle engage une véritable novation qui entraine la rédaction d’un nouvel article ajouté à ceux qui existent déjà. Il pourrait être alors le suivant :

 Article 1832 bis

 L’entreprise est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à un projet commun des biens et des forces de travail en vue de partager le résultat de l’activité qui pourrait en résulter. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes.

 

Un nouveau modèle de prise de décision, davantage entrepreneurial

 La formulation du nouvel article du code civil définit ainsi un nouveau modèle de gouvernance.

 - Les apporteurs de capitaux comme les salariés, apporteurs de leurs forces de travail, sont ainsi « associés » sur un strict pied d’égalité (tout comme c’est le cas des associés dans la société défini par l’article 1832). Cela revient à conférer aux associés de l’entreprise une affectio societatis qui s’exprime par leur volonté, implicite ou explicite, de faire converger leurs intérêts.

 - La prise en compte de cette égalité stricte suppose une représentation des associés qui soit adaptée selon que l’on apporte son capital ou bien que l’on apporte sa force de travail. La solution évidente à ce problème est, en termes d’organisation, de créer deux collèges ayant exactement les mêmes pouvoirs à la fois dans les organes délibérants de « l’entreprise » que dans ses organes dirigeants.

 - En assemblée générale, le collège des apporteurs de capitaux désigne ses représentants au conseil de surveillance (ou conseil d’administration) selon le principe une part sociale égale une voix ; de leur côté, les salariés désignent leurs représentants dans ce même conseil selon le principe une personne égale une voix. Chaque collège a le même nombre de représentants dans cette instance.

 - Il en va de même dans les organes de direction (directoire ou comité exécutif). Les membres élus dans le conseil de surveillance (ou d’administration) désignent à leur tour, selon un principe de parité, leurs représentants au sein du directoire (ou au sein du comité exécutif).

 - La convergence des intérêts, l’ancienne affectio societatis, est réalisée par la nomination du président du conseil de surveillance (ou d’administration) d’une part, et du président du directoire (ou du comité exécutif) d’autre part. Ces présidents auront voix prépondérante dans leurs organes respectifs. Mais, les statuts de « l’entreprise » devront préciser à quel collège ces présidents appartiendront, étant établi qu’il ne peut y avoir cumul par un même collège des deux présidences [6].

 - En raison de l’objectif de « l’entreprise » qui n’est plus de créer de la valeur pour les seuls actionnaires, mais aussi de valoriser le travail productif, le résultat de l’activité de l’entreprise sera partagé en trois parts dont les proportions seront proposées par les organes délibérants à l’assemblée générale des associés : celle qui doit revenir aux salariés, celle qui doit rémunérer les apporteurs de capitaux, et enfin la part qui doit être affectée à l’investissement, gage de la pérennité et du développement à venir de « l’entreprise ».

 - Dans la mesure où les associés sont ainsi mis sur un plan strict d’égalité dans l’organisation de « l’entreprise », le lien de subordination se trouve considérablement modifié. Dès lors en effet que les salariés sont associés au projet de « l’entreprise », par définition le pouvoir de direction qui naît du contrat de travail s’exerce différemment : d’une part, parce que la direction est constituée par des représentants du capital et du travail, et, d’autre part, parce que le salarié adhère au projet de « l’entreprise » en signant son contrat de travail. C’est ainsi un nouveau modèle entrepreneurial qui est proposé.

 En conséquence, la notion juridique « d’entreprise » pourrait directement concerner le statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. Se substituant à elles, « l’entreprise » deviendrait alors le véritable centre de décision du groupe. S’agissant des sociétés-filiales qui sont parfois très nombreuses dans certains groupes, deux possibilités s’offriraient à elles, mais qui dépendraient du choix de « l’entreprise-mère ». La première serait de conserver pour ces filiales le statut de « société », ce qui ferait de « l’entreprise » un groupement d’une entreprise-mère et de sociétés filiales liées par des liens capitalistiques. Mais, évidemment, la logique de gestion de ces dernières serait profondément changée par le statut entièrement nouveau de la mère.

 L’autre possibilité serait de considérer certaines des sociétés-filiales comme de nouvelles « entreprises » (donc au nouveau sens juridique du terme). Dans ce cas, il peut subsister des liens capitalistiques, mais la gestion de ces nouvelles « entreprises » serait davantage autonome. On serait plutôt dans ces cas de figure face à un réseau « d’entreprises » autonomes (au sens juridique du terme) qu’à un groupe à forte cohérence.

 

Ouvrir « l’entreprise » à des parties prenantes

Comment ouvrir la gestion de « l’entreprise » au monde extérieur, notamment à ses parties prenantes et donc à la prise en compte des externalités négatives ou positives qu’elle peut générer ? Pour aller dans cette direction souhaitable, on invoque à juste titre les limites de l’article 1833 du code civil, car celui-ci enferme la société (au sens juridique du terme) sur le seul intérêt commun des associés. Il s’énonce ainsi :

 Art. 1833 C. Civ

Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés.

 Le projet déposé par le gouvernement, le 19 juin dernier, propose de compléter cet article en ajoutant l’alinéa suivant (article 61) :

La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

Une première difficulté que soulève la formulation actuelle du code civil est le renvoi à la notion de société, et non à celle d’entreprise dont le statut juridique, nous l’avons rappelé ci-dessus, n’existe pas en droit. Mais cette difficulté peut être immédiatement levée si on introduit l’article 1832 bis que nous avons discuté précédemment. Il suffit alors d’ajouter au début de l’article 1833 refondée : « Toute société et toute entreprise doivent avoir... ».

La seconde difficulté est liée à la formulation du projet de loi actuel et que nous avons rappelée ci-dessus. En retenant seulement l’idée de « la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux » dans la gestion de l’intérêt social de la société, on ne donne aucune assise institutionnelle à cette prise en considération. La seule voie crédible et bien explorée par la littérature est d’associer les « parties prenantes » de l’entreprise à sa gouvernance.

Deux questions se posent alors. Comment intégrer juridiquement les parties prenantes dans le cadre d’une « entreprise » ainsi refondée ? Comment définir ensuite les parties prenantes ?

 Première question : comment introduire juridiquement les parties prenantes ? Doivent-elles être des « associées » au même titre que les détenteurs de capitaux et les salariés ? Nous ne le croyons pas car cela pose une vraie difficulté : il est tout à fait clair en effet que ces parties prenantes ne participent pas directement à l’activité de l’entreprise, à ses résultats et à leur répartition. Toutefois, il est évident, a contrario, qu’elles peuvent contribuer tout à fait utilement au projet commun de l’entreprise tel que celui-ci est inscrit dans l’article 1832 bis, et par conséquent qu’elles peuvent participer à le définir initialement, à l’accompagner dans son déroulé et à l’évaluer finalement dans ses réalisations.

 L’idée serait alors d’introduire un troisième collège dans les organes délibérants de « l’entreprise » (conseil d’administration ou conseil de surveillance) et non dans leurs organes dirigeants. Les membres de ce collège seraient nommés, à parité, à la fois par le collège des apporteurs de capitaux et par le collège des salariés. Cela ne modifierait donc pas l’équilibre des pouvoirs au sein de ces conseils. Les statuts de « l’entreprise » auraient alors l’obligation de préciser la nature et le nombre des postes à réserver pour les parties prenantes.

Le nouvel article prenant en compte les « parties prenantes »

 Art. 1833 nouveau.

 Toute société et toute entreprise doivent avoir un objet licite et être constituées dans l’intérêt commun des associés. Toute entreprise doit intégrer dans ses seuls organes délibérants un collège des parties prenantes dont la désignation est le fait des associés.

 Beaucoup d’idées circulent sur ce que peuvent être ces « parties prenantes ». Il faut très certainement laisser à chaque « entreprise » la liberté de fixer elle-même la nature de ses représentants et leur nombre. L’idée principale est bien celle d’une obligation de constituer un tel collège pour penser l’avenir de « l’entreprise » dans ses différents environnements et vérifier que les choix de nature stratégique correspondent bien à cet objectif.

 Dans ce nouveau collège, les personnes physiques ou morales (par exemple des représentants d’associations, d’ONG ou encore d’autres institutions) pourraient être choisies par exemple en fonction de leur compétence pour anticiper l’avenir de l’entreprise dans son secteur d’activité. Mais elles pourraient l’être aussi en raison de leurs qualifications scientifiques en rapport avec la nature de l’activité de « l’entreprise » et aux effets externes que celle-ci peut générer. Ou bien encore elles pourraient être là en tant que consommateurs des biens ou des services que produit « l’entreprise ». La liste n’est évidemment pas exhaustive.

 En définitive, les enjeux d’une véritable réforme sont absolument considérables et ce n’est en rien le cas de la réforme proposée par le projet de loi Pacte. À nos yeux, le point crucial est celui de l’institution par le droit de « l’entreprise ». Si une future loi veut bien lui reconnaitre un statut clair, il sera alors hautement symbolique autant sur le plan politique que social de ne plus employer ce terme à tort et à travers comme c’est le cas aujourd’hui. Son utilisation sera seulement réservée à un modèle progressiste des relations sociales dans l’activité productive face aux enjeux planétaires qui nous attendent. Une vraie révolution pour une vraie démocratie économique !

François Morin est Professeur émérite de Sciences économiques à l’Université Toulouse-Capitole.

Notes

[1La suite du texte s’inspire largement d’un article paru sur le site de Médiapart, en première page, le 11 janvier dernier.

[2Les tentatives de faire de l’entreprise une institution dotée de la personnalité morale depuis les années 1950 (sp. M. Despax, L’entreprise et le Droit, LGDJ. 1957) n’ont jamais abouti en raison des intérêts divergents qui la traversent. Cf. G. Lyon Caen : Les groupements et organismes sans personnalité juridique en droit du travail, travaux de l’association H. Capitant, t. XXI, 1969 et E. Gaillard : La notion de pouvoir en droit privé, Economica, 1985.

[3Pour une analyse détaillée de ces bouleversements on pourra, se reporter à notre article de la Revue Le Débat de mars avril 2016 : « Les banques, la globalisation et la démocratie ».

[4L’expression de « multi-bulle » est due à Michel Aglietta in « La survalorisation boursière saute aux yeux », Les Échos-Investir, 28 novembre 2017.

[5Sur le thème de la codétermination, voir les travaux très importants d’Olivier Favereau dans son séminaire au Collège des Bernardins. On peut également se reporter à son ouvrage : L’impact de la financiarisation de l’économie sur les entreprises et plus particulièrement sur les relations de travail, Université Paris Ouest-Nanterre La Défense & Collège des Bernardins, mars 2016.

[6De cette façon, toute paralysie est a priori évitée. Mais on ne peut exclure, il est vrai, qu’il puisse arriver des cas où le conseil de surveillance (ou d’administration) prenne des décisions qui apparaissent aux yeux du directoire (ou du comité de direction) comme étant inappropriées, ou inversement. Dans ces cas exceptionnels (qui n’empêchent cependant pas la gestion de l’entreprise), il conviendrait, passé un certain délai, de procéder à un renouvellement de ces instances, selon une procédure extraordinaire.

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