1 - La prise en compte de la dimension féministe dans le mouvement altermondialiste n’a pas été un long fleuve tranquille, mais une longue bataille
Le mouvement altermondialiste s’est construit à partir de la fin des années 1990 autour de batailles emblématiques et multiformes dans plusieurs pays : mobilisations contre les négociations de l’OMC dont le contre-sommet de Seattle marque le coup d’envoi ; mobilisations de différents secteurs de la société aboutissant à faire échouer le projet d’accord multilatéral d’investissement (AMI), prévoyant de donner tous pouvoirs aux multinationales ; et, en France, mobilisation en solidarité avec le démontage du Mac Do de Millau ; écho grandissant du mot d’ordre de taxation des transactions financières qui aboutit à la constitution d’Attac en 1998 ; mise en place des premiers forums sociaux mondiaux, régionaux et locaux.
Progressivement, les thématiques prises en charge par ce mouvement inédit, sans direction, sans centre, rassemblant différentes sortes d’organisations et de réseaux, s’élargissent, mettant dans la pratique en évidence le lien entre les différents enjeux et objectifs de luttes, et la cohérence du capitalisme néolibéral, autour de quelques phrases emblématiques : « Le monde n’est pas une marchandise », « un autre monde est possible ». Le terme « altermondialiste » vient rapidement remplacer le vocable « antimondialisation » utilisé par une partie des commentateurs, montrant bien qu’il s’agit là de résister mais aussi de construire des alternatives, dans la perspective d’une autre mondialisation et non de replis nationalistes.
Cependant, malgré cet élargissement thématique, l’intégration de la dimension du féminisme n’apparaît ni spontanée, ni évidente, dans les débuts du mouvement altermondialiste. À l’échelle internationale, ce sont des initiatives émanant du mouvement féministe qui vont l’interpeller et pousser à une convergence.
La construction de la Marche mondiale des femmes (MMF) a joué un grand rôle sur ce plan. En parallèle avec la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, organisée par les Nations unies à Beijing en 1995, un forum des associations et ONG se constitue, et contribue en 1998 à lancer l’idée d’une marche réunissant des femmes de tous les pays. C’est la Fédération des femmes du Québec qui concrétise ce projet en organisant en 2000 une « marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes ». Cette initiative reprend l’exemple de la « marche des femmes contre la pauvreté (du pain et des roses) » en 1995 au Québec, qui a rassemblé environ 850 participant-es pour une marche qui a duré dix jours et rassemblé à l’arrivée 15 000 personnes autour de neuf revendications à caractère économique.
La MMF, fédérant 6 000 groupes de 161 pays différents, s’est transformée en une plateforme d’associations formulant des revendications et rédigeant des propositions. Des porte-parole de la MMF participent aux différents forums sociaux mondiaux et régionaux, ou à d’autres initiatives du mouvement altermondialiste. Ses collectifs dans les différents pays coorganisent avec différentes forces les manifestations des journées internationales du 8 mars pour les droits des femmes, et du 25 novembre contre les violences faites aux femmes. La MMF élabore en 2004 une charte et, en 2006, un plan d’action politique de la MMF pour la période 2007-2010 autour des axes suivants : le bien commun et l’accès aux ressources ; le travail des femmes ; la violence envers les femmes ; la paix et la démilitarisation. En 2005, une nouvelle marche part de Sao Paulo au Brésil pour arriver à Ouagadougou au Burkina Faso, avec des centaines de femmes, venues de 31 pays du monde entier qui y participent. Parallèlement, au cours des derniers forums sociaux mondiaux, les luttes de femmes ont acquis une grande visibilité. Ce fut le cas en particulier en Tunisie en 2013, à Montréal en 2016, et cette année au Brésil.
En France, le contexte de la fin des années 1990 est celui qui suit la grande grève de novembre-décembre 1995, à la suite de laquelle on assiste à une résurgence des luttes et des mouvements sociaux, après des années d’atonie. À la suite de la grande manifestation féministe qui, à l’appel de la CADAC [3], avait mis dans la rue 40 000 personnes le 25 novembre 1995, c’est la création en janvier 2016 du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) qui rassemble plusieurs associations, syndicats et partis politiques de gauche. Dès 1997, il organise des Assises pour les droits des femmes qui réunissent 2 000 personnes et aboutissent à l’élaboration d’une plateforme de revendications. Il organise également, la même année, dans le contexte des discussions sur les lois Aubry sur les 35 heures, la seule manifestation nationale sur la réduction du temps de travail et contre le temps partiel imposé. Par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, le CNDF déploie son intervention sur les différents terrains de la lutte pour les droits des femmes. Ainsi, à partir de 2004, il entame une campagne contre les violences faites aux femmes qui aboutira fin 2006 à la proposition d’une loi-cadre [4].
Le contexte de la fin des années 1990 et du début des années 2000 en France est donc celui d’un renouveau des luttes féministes. Celui-ci ne prend pas principalement la forme d’un mouvement autonome des femmes comme cela avait été le cas dans les années 1970, même si nombre d’associations féministes perdurent ou se créent, avec l’arrivée de nouvelles générations militantes. L’association pour un objectif commun d’organisations diverses dans un cadre pérenne prédomine, et c’est aussi la forme que prend Attac, avec le rôle des membres fondateurs (dont fait d’ailleurs partie la CADAC) dans sa constitution et ses instances.
Dans Attac, au moment où se mettent en place des commissions de travail sur différents sujets, une commission orientée vers la question de l’égalité femmes-hommes et de la dimension féministe de l’activité se met en place en 2000. Elle prend l’intitulé de « commission genre », afin de mieux marquer la globalité de la problématique et la remise en cause des rapports sociaux de sexe qui s’articulent avec l’exploitation capitaliste et avec les autres rapports de domination (racisme, homophobie…) : il ne s’agit pas en effet de « faire une place aux femmes » dans les combats altermondialistes, mais d’intégrer de façon transversale cette dimension de façon pleine et entière à toutes les thématiques. Cette affirmation n’a pas été sans rencontrer des réticences et des oppositions. Pour des raisons tout d’abord qui ne sont pas spécifiques à Attac ni au mouvement altermondialiste : la difficulté récurrente, dans tout organisation militante, à faire admettre que le combat féministe n’est pas une affaire de spécialistes, et concerne l’ensemble de l’activité. Mais il est vrai que ces débats ont également percuté des enjeux propres à Attac à ses débuts : fallait-il se concentrer sur les « fondamentaux d’Attac » – la bataille pour une taxation des transactions financières, le désarmement des marchés financiers, et par extension la bataille contre la libéralisation de l’économie mondiale – ? Ou bien intégrer la globalité de toutes dimensions de la lutte contre le néolibéralisme, ce qui impliquait également de se lier avec le reste du mouvement social ? Les féministes dans Attac se sont situées clairement dans la deuxième option.
2 - La mondialisation néolibérale : quels défis pour le féminisme ?
Tous les problèmes n’étaient pas pour autant résolus car, au fur et à mesure que cette activité féministe se construisait dans Attac, des questions complexes sont apparues.
Ainsi, peut-on considérer que les femmes seraient toujours et partout les premières victimes de la mondialisation ? Très vite, il est apparu, notamment dans le contexte du travail sur le premier ouvrage collectif écrit par la commission genre, Quand les femmes se heurtent à la mondialisation [5], que ce n’était pas si simple. Le combat féministe dans Attac, comme dans l’ensemble du mouvement altermondialiste, s’est trouvé confronté à une difficulté présente dans tous les combats contre l’exploitation capitaliste : l’oppression des femmes n’est pas apparue avec le capitalisme, ni même avec la propriété privée et la lutte des classes (contrairement à ce qu’une approche inspirée d’Engels a longtemps portée dans le mouvement ouvrier, et que le mouvement féministe au XXe siècle a remise en cause) [6]. Si les rapports de production capitalistes se sont appuyés sur la famille et les rôles sociaux différenciés, pour notamment perpétuer une surexploitation des femmes au travail (salaires inférieurs, précarité plus grande, surchômage), leur extension a en même temps contribué, via la généralisation du salariat, à fragiliser l’institution familiale dans sa forme la plus patriarcale et à donner aux femmes une autonomie individuelle plus grande : ainsi, il a fallu faire en sorte que les femmes puissent gérer leur salaire et travailler sans l’autorisation de leur mari, comme ce fut le cas en France, en 1965 seulement… La même contradiction se retrouve, à l’échelle mondiale, dans les effets de la mondialisation néolibérale – et des politiques économiques qui la relaient – sur la situation des femmes, au-delà de l’hétérogénéité des situations. Ainsi, on assiste dans le monde entier à une féminisation de la pauvreté : au Nord, les femmes forment la majorité des travailleurs pauvres, en situation de sous-emploi, à qui leur salaire ne permet pas de survivre. Cette situation, déjà ancienne dans les pays anglo-saxons, est apparue depuis plusieurs années en France avec l’extension du temps partiel, très majoritairement féminin, impulsée par les gouvernements successifs. Au Sud, il apparaît évident que les politiques d’ajustement structurel (PAS) et de libéralisation des économies imposées par le FMI, qui aggravent la situation de la grande majorité de la population, touchent en premier lieu les femmes, à plusieurs titres : comme travailleuses, dans la mesure où les licenciements dans le secteur public, l’éducation, la santé, l’administration, suppriment un grand nombre d’emplois qu’elles occupaient ; comme principales responsables de la reproduction de la force de travail, dont la socialisation partielle est au cœur des attaques : suppression des crèches dans les pays de l’Est, privatisation des écoles et des systèmes de santé au Sud, dégradation et renchérissement de tous les services auparavant publics, comme l’accès à l’eau courante, à l’électricité, aux transports en commun, suppression des subventions aux produits de première nécessité. Les femmes sont les premières à payer toutes ces évolutions d’une dégradation de leurs conditions de vie et d’un alourdissement considérable de leur charge de travail gratuit. Elles subissent aussi les conséquences de leur position subordonnée dans la famille : lorsque l’éducation ou les soins médicaux deviennent payants, ce sont les filles qui sont d’abord retirées de l’école, ou privées de soins et de vaccination. Dans plusieurs pays, les coupures dans les dépenses de santé se sont traduites par une augmentation de la mortalité maternelle. Les femmes sont également défavorisées en raison de la discrimination systématique qui pèse sur elles dans l’accès aux moyens de production agricoles : terre, crédit, formation. Le recul des cultures vivrières face aux cultures d’exportation représente pour les femmes une menace pour la sécurité alimentaire, pour l’accès à la terre (elles sont repoussées par les hommes vers des terres toujours moins fertiles), un alourdissement consécutif de leur charge de travail à la fois sur les terres dont elles ont l’usufruit et parfois sur celles de leurs maris, notamment en Afrique subsaharienne [7].
Enfin, l’extension à l’échelle mondiale des rapports marchands renforce le système prostitutionnel et les trafics d’êtres humains (nouvelles formes d’esclavage), dont les femmes sont bien sûr les premières victimes [8].
Mais ces bouleversements surviennent à la suite de stratégies de développement qui, dans les années 1950 à 1970, ignoraient totalement la place des femmes. Dans l’agriculture, les projets de formation ou les réformes agraires ne s’adressaient qu’aux « chefs de famille ». Ces évolutions contribuent également à déstabiliser des structures sociales qui, loin de représenter un état « originel » des sociétés, largement transformées par la colonisation et refaçonnées par le capitalisme, n’en utilisaient pas moins l’argument de la tradition pour justifier différentes formes de maintien de la subordination des femmes dans la famille, la communauté, etc. À partir des années 1990, presque partout, on constate une augmentation du taux d’activité des femmes, y compris dans des économies où il était traditionnellement faible comme l’Afrique du Nord [9]. Cette croissance, aussi bien dans le salariat que dans le secteur informel, suit assez largement les flux d’investissements directs étrangers orientés vers les industries d’exportation [10]. Plusieurs études, notamment celle réalisée par le Gedisst [11] sur les « paradoxes de la mondialisation », ont pu constater une augmentation des opportunités d’emplois salariés (industriels) qualifiés pour les femmes dans certains pays d’Asie ou d’Amérique latine. Mais « cette nouvelle réalité est contradictoire » : pour H. Hirata et H. Le Doaré, la mondialisation suscite de « nouvelles opportunités et nouvelles expériences, mais aussi l’émergence de facteurs porteurs de risques et de problèmes. Ce caractère contradictoire de l’impact des mutations productives actuelles sur le travail féminin semble un des traits communs à un grand nombre de régions du monde » [12]. La libéralisation commerciale dans différents pays, notamment en Amérique latine, a provoqué la faillite de nombreuses industries qui étaient auparavant protégées par les barrières douanières et qui employaient surtout des hommes, alors même que les industries de main-d’œuvre pour l’exportation ont d’abord embauché des femmes. Les salariées dans ces industries cumulent tous les aspects de la pire surexploitation : absence de droit du travail et de liberté syndicale, horaires très lourds et flexibles, conditions de travail insalubres et souvent dangereuses, sans compter les violences sexistes, le harcèlement, les contrôles exercés sur leur vie privée... De plus, les femmes sont souvent les premières à subir dans leurs emplois un retournement de la croissance. L’industrie de la confection aux Philippines a ainsi subi les conséquences de la suppression des quotas d’importation par l’OMC [13]. Dans bien des cas, l’évolution des industries d’exportation, notamment électroniques, conduit à une éviction des femmes : les unités de production deviennent plus intensives en capital et en technologie, et commencent à embaucher de préférence des hommes, comme ce fut le cas au Mexique avec les maquiladoras des deuxième et troisième générations [14].
Enfin, il arrive que le capital transnational tire parti des traditions : c’est ce qu’on observe avec la croissance très importante, ces dernières années, de la sous-traitance qui développe le travail à domicile, ce qui est censé permettre aux femmes d’assumer simultanément « leurs » tâches ménagères et éducatives en l’absence de crèches ou même d’écoles, et dans les pays où existe une tradition d’enfermement, comme en Asie du Sud, assure une conciliation de l’ordre capitaliste et de l’ordre patriarcal chargé lui-même d’assurer la discipline industrielle.
En dépit de tout cela, les éléments d’instabilité introduits par la mondialisation peuvent contribuer à faire évoluer le statut des femmes dans la famille, même de façon limitée. Des exemples montrent que c’est le cas en Amérique latine lorsqu’elles sont les seules dans un ménage à conserver un travail rémunéré. En Inde, l’expansion de l’industrie de la chaussure dans une ville du Tamil Nadu depuis les années 1980, avec le recrutement important d’une main-d’œuvre féminine jeune, conduit à bouleverser les traditions : mixité au travail et brassage social qui remet en cause la division en castes, liberté plus grande de circulation dans l’espace public pour les jeunes filles qui parviennent ainsi à retarder l’âge de leur mariage, voire à ne plus le considérer comme un avenir inéluctable [15].
Mais surtout, l’entrée massive des femmes dans le salariat, même flexible et précaire, et plus généralement dans activité économique rémunérée hors de l’espace domestique, leur ouvre, dans ces conditions extrêmement difficiles, la possibilité de commencer à s’organiser, à faire reconnaître leurs droits comme femmes travailleuses. Ainsi, alors même que les firmes multinationales comptent sur l’extension de la sous-traitance et du travail à domicile pour intensifier la surexploitation des travailleuses, en Inde, depuis le début des années 1970, l’Association des travailleuses indépendantes (SEWA) s’efforce de les organiser et de leur faire reconnaître le statut de salariées [16]. Dans les maquiladoras mexicaines, les salariées participent à la lutte pour un syndicalisme indépendant [17].
Par sa nature même, la mondialisation libérale bouleverse et déstabilise les rapports sociaux antérieurs et les formes traditionnelles de domination. Il faut bien comprendre que c’est dans un même processus contradictoire et dialectique que ces tendances se déploient.
Enfin, la mondialisation est également une mondialisation de l’information, et cela de plus en plus dans le contexte du développement des NTIC et des réseaux sociaux. C’est ainsi que le mouvement mondial contre le harcèlement et les violences faites aux femmes, apparu aux États-Unis avec le mouvement #metoo, se mondialise et sous différentes formes, essaime non seulement en Europe mais en Inde, en Afrique du Nord, en Turquie… Des violences contre les femmes qui, il y a encore quelques années, seraient restées confinées dans un voisinage étroit et la loi du silence, commencent à être rendues visibles de la planète entière. « La dénonciation des féminicides a reflété les importantes mobilisations en Amérique latine, de l’Argentine au Mexique, qui ont pris de l’ampleur ces dernières années. Au Mexique bien sûr où, depuis plus de 20 ans, les féministes dénoncent les disparitions, les assassinats de femmes, retrouvées torturées dans le désert qui longe la frontière avec les États-Unis. Les chercheuses mexicaines ont mis en évidence les interactions entre la structure sociale inégalitaire et la tolérance d’une violence extrême contre les femmes. Elles font le lien aussi avec le contexte économique, et le développement d’une main-d’œuvre féminine dans les « maquiladoras » des zones franches du nord du Mexique. Elles questionnent le rôle de l’État et identifient plusieurs formes de « féminicides ». Le terme est repris dans d’autres pays. Dernièrement, les assassinats de militantes comme, en 2016, Berta Caceres, militante écologiste au Honduras, ont entraîné des réactions à l’international. Cela renforce la nécessité de s’organiser pour dénoncer, exiger justice, enquêter et produire des éléments d’analyse. En Argentine, une succession d’assassinats impunis de femmes – souvent très jeunes – a entraîné des mobilisations importantes et une prise de conscience qui s’élargit. Ainsi, depuis 2015, le mouvement « Ni Una Menos » impulsé en Argentine traverse les pays d’Amérique latine pour dénoncer les assassinats et disparitions des femmes ». [18].
Face à cette situation contradictoire, s’est produit depuis plus de deux décennies un mouvement de récupération et d’instrumentalisation des thématiques féministes par les organisations internationales (OI, notamment la Banque mondiale), et dans leur sillage les agences de développement, les ONG, etc. [19] En effet, au fur à mesure que dans les années 1990 se dessinaient les lignes d’un « nouveau Consensus de Washington » prenant en compte la « dimension sociale de l’ajustement », pour finir par déboucher en 2000 sur les stratégies de réduction de la pauvreté (SRP), la situation des femmes dans les pays en développement (PED) est passée de l’invisibilité à la centralité. Les OI ont commencé à intégrer dans leur analyse du bilan des plans d’ajustement structure (PAS) le fait que les tâches invisibilisées des femmes, dans la famille mais aussi dans le cadre plus large du village ou du quartier, avaient depuis des années constitué un mécanisme très efficace d’amortissement des effets des PAS, au prix d’un alourdissement considérable de leur charge de travail : les femmes s’occupent des enfants mais aussi des personnes âgées, des malades, distribuent des verres de lait aux enfants dans les quartiers pauvres quand les cantines disparaissent, s’organisent pour permettre à un quartier urbain pauvre d’accéder à l’électricité ou à l’eau courante… Cela rejoint la thématique de la « participation » de la population, du développement de la « société civile » que les OI ont mis en avant à partir des années 1990 pour essayer de conférer une légitimité aux PAS [20]. Par la suite, les SRP, en récupérant à la sauce néolibérale les notions d’empowerment et de capabilités mises en avant par A. Sen, promeuvent des politiques dont le but affiché est d’ « aider les pauvres à s’aider eux-mêmes » [21], dans le même esprit que les politiques sociales dites d’activation menées au même moment dans les pays industrialisés. Il s’agit de donner aux plus pauvres les possibilités de saisir, par leur activité productive, l’amélioration de leur « capital humain », les opportunités du marché. Dans ces stratégies, les femmes sont en première ligne, notamment comme productrices de « capital humain ». À l’exemple du programme Progresa au Mexique, se sont diffusés dans un grand nombre de pays, encouragés par le OI, des programmes de « transferts monétaires conditionnels » en direction des plus pauvres ; ces allocations sont sous conditions de ressources, mais sont aussi souvent conditionnées à des comportements spécifiques : formation, mais le plus souvent scolarisation ou suivi sanitaire des enfants. Elles sont toujours attribuées aux femmes, en partant du principe que celles-ci, à la différence des hommes, les utiliseront pour le bien-être des enfants et de la famille en général. La promotion des programmes de microcrédit, dont les effets pervers sont aujourd’hui dénoncés par plusieurs mouvements de femmes et associations [22], fait aussi partie de cette logique. Les discriminations qui pèsent sur les femmes sont considérées par la Banque mondiale comme des obstacles à l’efficacité économique [23]. On a donc affaire à une conception instrumentale de l’égalité qui n’est pas considérée comme un objectif en soi, l’émancipation étant envisagée comme une trajectoire individuelle ne mettant pas en cause les rapports sociaux de domination, et toujours subordonnée au rôle des femmes dans la famille.
Les féministes, dans le mouvement altermondialiste, ont donc dû prendre la mesure de cette évolution, qui là encore est porteuse d’effets contradictoires : elle contribue à faire évoluer les normes et rend plus difficile l’affichage de politiques ouvertement discriminatoires ; mais le risque est grand de voir une partie des associations féministes faire l’objet d’un processus d’« ongisation » et passer en partie sous la dépendance des bailleurs de fond [24]. L’indépendance du mouvement féministe est plus que jamais un enjeu crucial.
Deux écueils sont donc à éviter pour appréhender l’évolution de l’oppression des femmes dans la mondialisation : d’un côté y voir une sorte de progrès linéaire et inconditionnel pour les femmes, comme le fait la Banque mondiale. D’un autre côté, au nom de la lutte contre l’impérialisme et la marchandisation du monde, envisager avec nostalgie des sociétés traditionnelles mythifiées, en occultant leur dimension fondamentalement oppressive pour les femmes. Pour sortir de ce dilemme, il faut envisager les luttes des femmes comme partie prenante à tous les niveaux des luttes contre la mondialisation libérale.
La deuxième catégorie de difficultés consiste à parvenir à surmonter les obstacles à la convergence internationale des luttes. La mondialisation néolibérale se manifeste en premier lieu comme un processus constituant, pour le capital, à organiser à l’échelle mondiale la concurrence entre tous les producteurs/trices, les travailleur/ses, et les systèmes productifs et sociaux, en levant le plus possible d’obstacles législatifs, fiscaux, réglementaires, etc. à cette mise en concurrence. Cela ne veut dire en rien que les États seraient passifs dans cette affaire, dans la mesure où ils participent activement, du moins les plus puissants d’entre eux, à la mise en place des conditions institutionnelles de ce processus, comme on l’a vu dans les négociations de l’OMC et aujourd’hui des accords de partenariat économique. Il s’agit donc de contribuer à une convergence internationale des luttes, alors même que, sur le plan transnational, le capital a plusieurs longueurs d’avance par rapport aux syndicats et aux mouvements sociaux. Concernant la situation des femmes, les contraintes sont encore plus complexes. Il faut en effet arriver à prendre en compte à l’échelle internationale l’universalité de l’oppression des femmes. Cela signifie tout d’abord combattre l’idée, assez largement diffusée, que tout serait réglé dans les pays industrialisés et que l’oppression des femmes ne subsisterait que dans les pays « pauvres ». Donc, sans cesse rappeler qu’en France, en Allemagne, aux États-Unis, les femmes sont en butte au temps partiel et à la précarité, aux faibles salaires, et qu’elles constituent la grande majorité de la travailleurs/ses pauvres ; qu’en France une femme meurt sous les 6 jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint et que ces violences se rencontrent dans toutes les catégories sociales ; que les femmes continuent à être largement exclues de la sphère politique ; et qu’enfin nulle part le droit à l’IVG n’est totalement et définitivement garanti, que ce soit en raison des destructions des systèmes de santé publics ou de l’offensive des courants réactionnaires. Mais à l’opposé, il est aussi essentiel de prendre en compte les formes et les degrés différenciés de cette oppression dans le monde, selon les régimes politiques et le poids des religions. La situation n’est pas la même là où les femmes ne bénéficient pas d’une égalité des droits dans la loi ; là où elles risquent leur vie du seul fait d’accoucher ; là où elles continuent à subir des mariages forcés ou l’excision (même si dans de nombreux pays concernés le travail des associations de femmes sur le terrain combat pied à pied cette pratique) ; là où, comme en Inde ou en Chine, on dénombre des millions de femmes manquantes du fait de la préférence pour les garçons [25] ; là où elles subissent des viols de guerre et sont ensuite mises au ban de leurs communautés. Là où enfin elles risquent leur liberté ou leur existence si elles prétendent faire du sport, sortir librement dans la rue, ou ne pas suivre la loi de leur famille.
C’est à cette double exigence que la Marche mondiale des femmes a été confrontée en élaborant sa « Charte mondiale des femmes pour l’Humanité », qui « reflète la diversité des groupes de femmes qui composent la Marche mondiale des femmes. Elle contient les affirmations sur lesquelles ces groupes s’entendent » et a servi d’outil principal pour la deuxième Marche en 2005. Plusieurs écritures ont été nécessaires, à partir des amendements provenant des coordinations nationales. En effet, le débat s’est cristallisé autour du droit à l’avortement et à la libre orientation sexuelle, questions qui ne figuraient pas dans la version initiale et sur lesquelles les coordinations de plusieurs pays européens ont introduit des amendements afin de les ajouter. Cela a posé problème aux représentantes des coordinations africaines, venant de pays à dominante catholique et/ou musulmane, où pour certains l’homosexualité et l’avortement étaient fortement réprimés, et qui plus généralement pensaient ne pas pouvoir porter ces revendications de retour chez elles. En même temps, il paraissait impossible de faire totalement l’impasse sur ces questions. Par exemple, les féministes au Portugal étaient alors en pleine bataille pour une loi instaurant le droit à l’avortement. Le débat lors de la finalisation de la Charte à Kigali, au Rwanda, lors de la cinquième rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes, s’est donc concentré sur le recherche d’une solution à ce problème, la MMF fonctionnant au consensus.
Celui-ci a consisté à adopter les formulations suivantes :
« Affirmation 2. Chaque personne jouit de libertés collectives et individuelles qui garantissent sa dignité notamment : liberté de pensée, de conscience, de croyance, de religion ; d’expression, d’opinion ; de vivre librement sa sexualité de façon responsable et de choisir la personne avec qui partager sa vie... »
« Affirmation 4. Les femmes prennent librement les décisions qui concernent leur corps, leur sexualité et leur fécondité. Elles choisissent d’avoir ou non des enfants ».
La construction de ce consensus entre des femmes militant dans des conditions et des contextes culturels fort éloignés a constitué un moment important de la construction du mouvement international. [26]
Aujourd’hui, le caractère universel de la revendication du droit des femmes à disposer de leur corps, et notamment du droit à l’IVG, est plus que jamais évident : c’est le cas en Amérique latine, où les mobilisations se renforcent et se généralisent, alors même que plusieurs gouvernements progressistes au cours de la période écoulée n’ont rien changé à des législations toutes ultra-répressives ; en Espagne, où seules les mobilisations massives ont pu faire reculer l’offensive de l’Église et du gouvernement contre ce droit ; au Maroc, où le mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) vient de lancer une pétition pour la légalisation ; et bien sûr en Pologne, où cette offensive est plus que jamais à l’ordre du jour.
Cette convergence passe aussi par la solidarité avec les luttes des salarié-es dans les différentes filiales des firmes multinationales. La lutte des travailleuses de Latelec en Tunisie est à cet égard emblématique [27]. Cette lutte intervient dans le contexte de mobilisations sociales et ouvrières importantes, où les femmes jouent un grand rôle, avant et après la chute du dictateur Ben Ali : luttes au cours des années 2000 dans l’industrie électronique, dans l’industrie textile, dont l’entreprise productrice de jeans Fantasia [28] ; mouvements sociaux dans le Bassin minier à partir de 2008, manifestations à Gafsa ou dans la région de Sousse contre la corruption et le chômage.
L’usine Latelec à Fouchana dépend de l’entreprise française Latécoère, qui fournit les grandes entreprises d’aviation comme Airbus ou Dassault et a délocalisé en 2005 en Tunisie sa production de câblage. Elle emploie à 83 % des femmes qui subissent des conditions de travail très difficiles : heures supplémentaires obligatoires et en partie non payées, du harcèlement, des insultes sexistes – dans un pays où le taux d’activité des femmes n’est encore que de 25 %. En 2010, les salarié-es fondent un syndicat UGTT, qui, un an plus tard, rassemble 400 adhérent-e-s sur les 450 salarié-e-s. Dès lors, les salarié-es sont en butte à la répression de part de la multinationale : menaces de délocalisation au Mexique puis en France, suppression de 200 emplois entre octobre 2012 et mars 2013, et finalement licenciement de dix salariées dont trois déléguées syndicales. Mais la solidarité internationale se construit : un comité de soutien se met en place en mars 2013, regroupant des militant-e-s syndicalistes, altermondialistes, féministes de France et de Tunisie, et la solidarité s’étend au Mexique et au Canada, où l’entreprise Latécoère est présente. Lors du Forum social mondial de 2013 à Tunis, une manifestation devant l’Ambassade de France rassemble des soutiens du monde entier.
Finalement, en juillet 2014, après plus de 18 mois de conflit, un accord est signé et la direction de Latelec réintégrant les travailleuses licenciées (deux d’entre elles ont fait une grève de la faim de 27 jours) à l’exception de deux qui obtiennent une augmentation de leurs indemnités.
3 - Les dérives et les pièges possibles
Face aux nombreuses difficultés et contradictions qui jalonnent l’intégration de la problématique féministe au mouvement altermondialiste, face surtout à la place spécifique qu’occupe l’oppression des femmes face aux rapports de production capitalistes, plusieurs dérives ou pièges sont apparus au fil des années.
Ainsi, si on considère que la mondialisation constitue le problème numéro 1 des femmes et des opprimés en général de par le monde, le risque existe de rêver de revenir à un « avant » quelque peu mythifié, en valorisant la convivialité idéalisée des sociétés antérieures. C’est ce à quoi nombre de théoriciens de l’antidéveloppement et de la décroissance, influençant certains secteurs du mouvement altermondialiste, n’ont pas échappé, oubliant au passage l’existence de conflits et de rapports sociaux de domination autres que ceux inhérents à l’exploitation capitaliste [29]. Dans ce cas, la question de la situation des femmes est occultée, ou bien la complémentarité des rôles sociaux est valorisée au nom d’une harmonie sociale que la mondialisation capitaliste aurait détruite, avec une certaine nostalgie d’un ordre social ou chacun reste à sa place. C’est ainsi que Gustavo Esteva, écrivain théoricien de ce courant, peut écrire en 2001 à propos de la société rurale de son enfance au Mexique : « Je possédais déjà une tradition et je nourrissais le rêve précoce de la poursuivre et de l’enrichir. J’avais une place dans le monde et des coutumes qui donnaient un sens précis à ma façon de me comporter dans la vie quotidienne : je savais comment m’adresser aux adultes, comment prier, et je savais quoi faire dans le cas d’une mort ou d’une naissance. ». [30] Au-delà d’une conception par ailleurs contestée de l’écologie, on trouve un rejet de principe de l’individualisme [31], et un relativisme culturel, au sens politique du terme, qui fait passer une cohérence supposée des traditions et des cultures (y compris le statut des femmes) avant la conception du progrès héritée de la philosophie des Lumières, et plus généralement l’idée d’universalité des droits, considérée comme le masque de l’ « occidentalisation du monde ».
Le même type de problème est apparu à propos du thème du « revenu universel » (compris comme la revendication d’une prestation monétaire égale pour tous/tes et inconditionnelle) qui dans le contexte de l’expansion du chômage de masse, de la précarité et de la pression croissante au travail, est apparu à certain-es ces dernières années comme une voie possible d’échappée. Alors que nombre d’associations du mouvement altermondialistes (dont Attac) étaient très partagées à ce sujet, la commission genre s’est clairement dès le début affirmée en opposition, mettant en avant l’argument que ce projet, ouvrant par ailleurs la porte à une société duale portée par les politiques néolibérales, revenait à renoncer à la bataille contre le patronat pour le plein-emploi, notamment via une vraie réduction massive du temps de travail et la lutte contre le temps partiel imposé. [32] Plus généralement, il apparaît de façon récurrente que, dans les discussions pour déterminer s’il faut continuer à défendre le plein-emploi ou non, le droit des femmes à un emploi à temps plein, condition incontournable de leur autonomie, joue en quelques sorte le rôle d’effet de loupe, par rapport à des problèmes politiques sous-jacents et pas toujours clairement explicités [33].
Ces thématiques ont fait l’objet de controverses et de clivages souvent très vifs dans le mouvement altermondialiste. La spécificité de l’approche des féministes a souvent été de mettre à la lumière le point aveugle d’un grand nombre de ces théorisations : la situation des femmes et souvent le renoncement à leurs droits.
4 - Contre les politiques néolibérales : la dimension de genre dans les luttes unitaires
En France, au cours des dernières années, la lutte contre les politiques néolibérales a donné lieu à un travail commun dans le mouvement social, qui a pu, dans un contexte où s’étaient mis en place des cadres unitaires de mobilisation associant partis, syndicats et mouvement social, associer plusieurs associations féministes autour des conséquences spécifiques pour les femmes. L’élaboration de la commission genre d’Attac a pu contribuer de façon importante à cette convergence. Cela a commencé en 2005 avec la campagne pour un non de gauche au référendum sur le Traité constitutionnel européen. Une coordination pour un « non » de gauche féministe a rassemblé Attac, le collectif féministe « Ruptures, Femmes égalité et Femmes solidaires », portant, dans les tracts, les meetings, un argumentaire élaboré par la commission genre d’ Attac [34], afin d’expliquer pourquoi, loin d’être « une chance pour les femmes » comme l’avançaient certains partisans du « oui », l’Europe du néolibéralisme et de la concurrence généralisée allait aggraver leur situation : en ouvrant les services publics à la concurrence, en flexibilisant les marchés du travail, en remettant en cause les systèmes de protection sociale et en faisant la promotion d’une égalisation par le bas, comme dans le cas de l’extension du travail de nuit aux femmes. Face à cela, l’alternative défendue était celle d’une Europe de la solidarité, de l’égalité et de l’alignement des droits vers le haut. La même problématique s’est retrouvée cinq ans plus tard en 2010 à propos du mouvement contre la contre-réforme des retraites, où la dimension féministe a été portée dans les mobilisations pour réaffirmer que, dans une situation où les retraites des femmes étaient très inférieures à celles des hommes, à la fois en raison de la faiblesse de leurs salaires, de la fréquence des emplois à temps partiel et de carrière plus discontinues, l’allongement de la durée de cotisation, tout en dégradant la situation des retraités masculins, allait encore aggraver cette inégalité. Bien plus, des argumentaires ont été élaborés pour montrer qu’une pleine activité des femmes (un taux d’activité à temps plein équivalent à celui des hommes) contribuerait largement au financement des retraites au cours des décennies à venir. [35] Des analyses analogues ont été élaborées par la suite à propos des conséquences aggravées pour les femmes des politiques d’austérité [36], puis des lois travail successives. [37]
La diversité, le caractère multiforme et multiterrain des interventions et des élaborations du féminisme ont donc largement contribué à façonner les évolutions du mouvement altermondialiste jusqu’à aujourd’hui.