Femmes musulmanes dans la modernité contemporaine

mercredi 4 avril 2018, par Sonia Dayan-Herzbrun *

Avant même de s’engager dans un développement sur les femmes musulmanes dans notre monde contemporain qui est un mode de la modernité multiple et de la globalisation paradoxale, il est indispensable de faire quelques remarques préliminaires, si l’on veut échapper à la vision orientaliste qui enferme tous les « orientaux » (les « Arabes » [1] ou les musulmans) dans une essence et une altérité radicales hors de la durée historique et des divisions sociales et sociétales, où en outre les femmes seraient d’éternelles victimes de leurs hommes. Je partirai donc de l’affirmation de la pluralité et de la complexité des sociétés musulmanes, dans lesquelles les femmes sont également plurielles et diverses.

Toute étude sur les femmes musulmanes doit prendre en compte cette pluralité, qui se décline selon les pays, les régions, les classes sociales (ou les clans et les familles), l’âge, mais également les histoires personnelles et collectives. Dans le même temps, alors que s’éloigne l’ère des nationalismes, on voit s’affirmer un phénomène : l’arrivée en masse dans l’espace public sous toutes ses formes, de ces musulmanes, dans leur diversité et leur multiplicité, et ce en tant précisément que musulmanes. L’une des premières à avoir pointé ce fait est la sociologue turque Nilüfer Göle, dans son livre Musulmanes et modernes [2]. Au moment où on débattait en France de la compatibilité du port du foulard dit islamique dans les établissements scolaires, et que le parlement français s’apprêtait à voter la loi du 15 mars 2004 qui allait en interdire le port, Nilüfer Göle mettait en évidence le fait qu’en Turquie, la pratique visible de l’islam – et donc le port du foulard – était parfaitement compatible avec la participation aux processus de transformation historique. C’est ce processus que j’appelle modernité.

L’utilisation de ce concept de modernité, même de façon avant tout descriptive, pour renvoyer aux processus de changements sociaux, politiques et historiques, demande à être justifiée et précisée. En premier lieu, il ne s’agit certes pas d’opposer, comme on le fait trop souvent, tradition [3] et modernité – la tradition échappant à l’historicité – et considérer, par exemple, que toute l’activité domestique des femmes est de l’ordre du conservatisme et de la tradition, alors que l’émergence dans la sphère publique serait un phénomène entièrement nouveau. Il ne s’agit pas non plus d’assimiler la modernité au progrès, à l’émancipation, et à l’affirmation des femmes, et encore moins à une occidentalisation nécessairement positive. [4] Même si c’est le contact avec l’Occident, à travers la colonisation puis avec la mondialisation, qui a précipité les processus de transformation du monde arabe et musulman, qui ont conduit à des transformations profondes dans les institutions et les modes de vie [5], ces processus ont été et continuent à être divers. Il n’y a donc pas un seul modèle de modernité (occidentale) qu’il faudrait imiter et auquel il faudrait se conformer, mais une modernité plurielle. Les modes de changements et de transformations varient donc en fonction de l’histoire et du système de référence propre à chaque groupe (national, régional, culturel, etc.). [6]

Ce sont les « printemps arabes » et, auparavant, le mouvement vert en Iran, qui ont fait apparaître sur les écrans de télévision les images de musulmanes, voilées et non voilées, occupant les rues, et affrontant police et armée. Cette présence massive des femmes, aussi bien en Iran, en Tunisie, en Égypte, au Bahrein, au Yemen ou en Syrie, est une des caractéristiques majeures des révolutions arabes que les médias n’ont pas manqué de souligner. Ces images qui faisaient voler en éclats les stéréotypes étaient celles d’un double défi : défi porté au regard « occidental », défi à l’autoritarisme. Dans un univers médiatique où la burqa des Afghanes était devenu un symbole récurrent de « l’oppression des femmes en Islam » et où le port d’un voile était vu comme une « régression » et une soumission à un ordre patriarcal impitoyable, on était mis en présence de cette « révolution tranquille » que venaient d’accomplir les musulmanes de tous bords. [7] « Regardez donc les images de ces femmes défiant le destin, au niveau domestique et au niveau international, et défiant la tyrannie sous toutes ses formes, » s’exclamait Hamid Dabashi [8]. Et il ajoutait : « La moitié d’entre elles se verrait, d’un bout de l’Europe à l’autre, dénier la dignité de choisir ses propres vêtements, en particulier, celles qui, en choisissant de porter le voile en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas, ont heurté les sensibilités racistes. En Europe, on refuserait la pleine citoyenneté à ces femmes, et cependant elles sont à la pointe d’une succession de révolutions dans le monde arabe et musulman, qui fera date dans l’histoire ».

En fait, cette présence des femmes dans l’espace public des sociétés musulmanes est un phénomène beaucoup plus ancien qu’il ne paraît, mais il a toujours été occulté. Jusqu’à une période récente, l’histoire a été écrite par les hommes aux yeux desquels les femmes étaient largement invisibles ou bien devaient le demeurer, et comme l’histoire dominante a été également écrite par des hommes dominants, c’est-à-dire par les colonisateurs, les femmes des colonisés, et en particulier les musulmanes, ne pouvaient être, comme je l’ai déjà dit, que des victimes passives au secours desquelles il fallait se porter. [9] Des travaux récents ont montré au contraire que les femmes du monde arabe et musulman ont été présentes dans les processus de transformation de leurs sociétés et de leurs propres conditions de vie, dès le début du dix-neuvième siècle.

Elles sont en effet entrées très tôt dans la sphère publique littéraire [10], que ce soit la presse, la littérature, la poésie, et elles y excellent. Il n’est pas jusqu’à l’Arabie saoudite qui n’ait son lot d’écrivaines, dont certaines ont maintenant une notoriété qui va très au-delà des frontières de leur pays. C’est le cas en particulier de Rajaa Alsanea, qui, dans son roman Filles de Ryad, [11]raconte et analyse la vie de femmes jeunes et moins jeunes de familles aisées de la ville de Ryad, qui étudient, travaillent, aiment, et sont prises entre joies et chagrins, comme toutes les femmes du monde. On les voit négocier avec les règles et les normes qui sont celles de leur propre société à laquelle elles demeurent très attachées. [12] Ce roman est un roman par mails, comme il y a eu des romans par lettres – des romans épistolaires – dans la littérature européenne du dix-huitième et du dix-neuvième siècles. Les mails deviennent ici le lieu de l’expression de l’intime, et le réseau qu’ils tracent franchit largement les barrières entre les sexes et entre les pays. L’expression des sentiments passe donc par ces médias que l’on dit aujourd’hui hyper-modernes, qui servent de vecteurs aux différentes formes de mobilisation politique ou identitaire.

Les femmes du monde arabe et musulman ont également pris part de façon très active aux diverses luttes anti-coloniales et aux mouvements de libération de leurs pays respectifs : en particulier en Algérie [13], en Égypte [14], en Palestine, en Syrie et au Liban [15]. Elles manifestaient ainsi leur volonté de participer à la vie politique, dans tous ses aspects. Elles ont été ainsi présentes très tôt dans les partis politiques de tous les courants et d’orientations très diverses. Il convient ainsi de rappeler le rôle majeur joué en Égypte, où les femmes ont été très actives dans la vie politique dès les premiers moments de la lutte contre la colonisation britannique, par Zaynab al Ghazali (1917-2005) par exemple, dans la confrérie des Frères musulmans. Mais d’autres figures sont également importantes [16] et ce qui est remarquable, c’est qu’elles se sont situées en différents points de l’échiquier politique. Un très beau film, réalisé en 1997 par la cinéaste égyptienne Tahani Rached et intitulé « Quatre femmes d’Égypte  », le montre bien. Il met en scène quatre femmes d’exception (Amina Rachid, Safynaz Kazem, Shahenda Maklad et Wedad Mitry) qui sont devenues amies, alors qu’elles ont été détenues dans la même cellule de prison, pour avoir protesté contre la politique menée par Anouar Al-Sadate. Comme c’est le cas aujourd’hui encore en Égypte, elles ne partagent pas les mêmes affiliations confessionnelles et/ou politiques, mais dialoguent et discutent, et confrontent leurs expériences et leurs analyses de femmes engagées. Il y a là un mélange de fidélité aux liens d’amitié et de débat démocratique, parfois âpre, qui mérite d’être cité en exemple.

On parle moins de la part essentielle prise par les femmes à l’exercice de ce que l’on peut appeler la « démocratie par le bas », c’est-à-dire la gestion de la vie collective. Cette activité est essentielle à la survie du groupe, notamment dans des moments de conflit aigu, comme cela a pu être le cas dans les Territoires occupés (Palestine) au moment de la première Intifada (1987-1991), où l’on a pu assister à ce que j’ai nommé un « investissement politique du privé » [17]. On doit à Diane Singerman [18] d’avoir étudié ce phénomène de très près, en montrant comment, dans les milieux populaires de la vieille ville du Caire, où les classes populaires sont exclues de l’exercice de leurs droits politiques par un État autoritaire qui ne s’adresse qu’aux élites et ne se soucie pas de répondre aux besoins de la population, ce sont les femmes avec les hommes qui, grâce à un véritable système de maillage de la société, prennent en charge la gestion de la collectivité. On oublie quelquefois de rappeler que, selon les chiffres fournis par la Banque mondiale, les femmes d’Égypte sont, de fait, chefs de famille (et donc responsables) pour vingt-deux pour cent des ménages. À l’intérieur des réseaux islamiques qui émanent davantage des classes moyennes, les femmes développent, quant à elles, une activité éducative et caritative, [19] essentielle à la survie de sociétés où l’État est défaillant, dans la mesure où il n’assure pas les fonctions de protection minimale de la population. Cette activité des femmes est inséparable de l’activisme politique, et parfois plus efficace que le militantisme direct des hommes, ces derniers étant souvent suspects, et soumis à de fréquents contrôles par la police ou par l’armée. Là encore, on pourrait parler d’investissement politique du privé, dans la mesure où des tâches considérées comme spécifiquement « féminines » (nourrir, soigner, éduquer, conseiller) et que l’on rattache aujourd’hui à la catégorie du care, deviennent des vecteurs d’engagement politique, où les femmes jouent de leur prétendue faiblesse pour déployer leur activité. On peut ainsi penser que l’apparente marginalisation des femmes leur offre de vraies possibilités de mobilité, dans un espace où elles jouent sur leur non-visibilité pour être efficaces. La division des espaces, des rôles et des attitudes assignés, peut donc également être utilisée par les femmes comme facteur d’agentivité (agency).

C’est donc avec tous ces savoir-faire que les femmes ont envahi les rues, mais aussi la blogosphère, au moment des « printemps arabes » [20] , avant d’entrer en nombre dans les parlements de certains pays du Maghreb, comme la Tunisie ou l’Algérie. Même si cette proportion non négligeable d’élues est davantage le fait d’un jeu institutionnel que d’un choix populaire, il s’est opéré là un changement qui peut légitimement être qualifié de radical et dont ne mesure pas encore les conséquences.

Toutes ces femmes que je viens de mentionner, et il faudrait parler de beaucoup d’autres, ont été et sont des actrices majeures des changements sociaux et politiques dans le monde arabe et musulman contemporain. Mais elles ne l’ont pas toujours fait en tant que musulmanes, et certaines d’entre elles ne l’étaient pas, même si elles ont vécu, travaillé et lutté dans des pays de culture musulmane et bien sûr arabe (par exemple l’Égypte, la Palestine ou la Syrie). Ce panorama – trop rapide – ne pourrait être complet si on oubliait d’y mentionner un phénomène spécifique et relativement récent : celui de la mobilisation de l’islam par un nombre croissant de femmes de tous horizons, pour mieux s’affirmer comme sujets. Ce phénomène revêt différents aspects qui, du reste, ne s’excluent pas l’un l’autre.

Il s’agit d’abord de ce que l’on a appelé le « mouvement des mosquées » que l’on connaît en Occident depuis les travaux effectués en Égypte par Saba Mahmood [21]. Ce mouvement rassemble des femmes qui veulent développer en commun leur connaissance des textes sacrés de l’islam et se réunissent dans quelques mosquées du Caire. Elles s’adonnent ensemble à la relecture du Coran et d’autres texte sacrés, ainsi qu’au tafsir, (c’est-à-dire au commentaire et à l’exégèse) et à la prédication. Le propre de ce mouvement est de ne rassembler que des femmes, la prédication étant faite par des femmes, pour des femmes et devant des femmes. Les prédicatrices invoquent certes leur droit égal à celui des hommes à l’accès aux textes sacrés. Mais elles ne demandent pas à être considérées comme les égales des hommes. La question que Saba Mahmood tente alors de résoudre est de comprendre le travail que ces femmes effectuent sur elles-mêmes pour « devenir les sujets désirants de ce discours autoritaire », en considérant en particulier que « la chasteté et la modestie obéissent à des ordres divins » [22]. Une autre caractéristique de ce mouvement que relève Saba Mahmood, c’est son quiétisme : les femmes du mouvement des mosquées ne sont pas des militantes politiques. Cependant, des travaux comme ceux de Sherine Hafez ou de Leila Ahmed, que j’ai cités plus tôt, ou mes propres recherches de terrain en Égypte, montrent qu’il y a des passerelles ou des porosités entre les différents mouvements, certaines femmes participant au mouvement des mosquées, mais aussi aux activités caritatives et parfois à des initiatives politiques (en particulier au sein des Frères musulmans), quand l’autoritarisme de l’État égyptien leur en laisse la possibilité et que la répression n’est pas trop forte.

Les féminismes islamiques qui se développent maintenant dans de nombreux pays, y compris dans les pays occidentaux, s’inscrivent quant à eux, dans une logique qui est celle à la fois d’un « retour à l’islam » par le port du voile et la réactivation des rituels, et celle d’une affirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes. [23] C’est à partir des années 1970, avec la révolution islamique d’Iran, que l’on voit apparaître, dans des sociétés majoritairement musulmanes, des figures féminines qui développent de nouvelles pratiques et un discours sur les femmes qui place le « référent religieux au premier plan de leur défense d’une identité féminine musulmane » [24]. Les féministes islamiques sont des femmes hautement diplômées, et impliquées dans des activités professionnelles. Elles sont souvent universitaires (comme l’iranienne Ziba Meir-Hosseini, ou les égyptiennes Omaima Abou-Bakr ou Heba Raouf, l’américaine Asma Barlas), médecins (comme la marocaine Asma Lamrabet ou la tunisienne Amel Bensaïd), théologienne (telle l’américaine Amina Wudud ou la syrienne Hanane al-Laham, responsables de grandes ONG (ainsi, la malaisienne Zainah Anwar ou la saoudienne Manar al-Sharif qui a lancé la campagne pour le droit des femmes à conduire des voitures), pour n’en citer que quelques-unes, parmi les aînées : ce mouvement rassemble à travers le monde de plus en plus de jeunes femmes – parfois des converties à l’islam, mais toutes dans un élan de réislamisation qu’elles veulent compatible avec un plein accès à tous les droits des femmes. Il s’agit donc d’un mouvement transnational, très présent en Europe et aux États-Unis, et multiforme. Certaines féministes islamiques n’ont pas choisi de porter le voile, certaines sont politisées, et même fortement engagées dans le combat politique, comme la marocaine Nadia Yassine ou la syrienne Hanane al-Laham. On se souvient peut-être d’Ilham Moussaïd, militante du NPA, parti français d’extrême gauche. Le refus de présenter la candidature de cette femme voilée aux élections régionales de 2010 a provoqué dans ce parti une cassure dont il ne se remet pas. De fait, les féministes islamiques, quand elles ne vivent pas dans des pays à majorité musulmane, préfèrent souvent se cantonner au militantisme associatif local, ou choisissent le quiétisme, c’est-à-dire le retrait de l’engagement politique direct. Mais leur positionnement n’en demeure pas moins fondamentalement politique, puisqu’elles mettent en cause radicalement l’autorité masculine, le patriarcat, et donc toutes les formes de théocraties qui imposent de façon dictatoriale des lois aux femmes (et aux hommes) en prétendant s’inspirer de la parole divine.

Dans leur diversité, ces femmes cependant ont un certain nombre de points communs. En premier lieu, elles légitiment leur féminisme non pas dans une généalogie occidentale, mais en se référant aux femmes de l’époque « prophétique » de l’islam, celle que Mohammed Arkoun qualifiait de « subversive » [25]. À travers les figures d’Aïcha, d’Um Salam, de Zukheina, et de quelques autres, elles redonnent vie à un islam originel qui ne promeut pas le patriarcat, mais l’égalité des sexes. Cette référence est renforcée par la réaffirmation de la notion fondamentale de Tawhid, c’est-à-dire d’unicité divine, qui fonde l’égalité de tous et de toutes face au Créateur. Elles reprennent ainsi la logique de la théologie musulmane de la libération d’un Ali Shariati. La proclamation du Tawhid, à la fois unicité et unité divine, est pour Ali Shariati, non seulement une révélation, ou La Révélation, mais concerne également le monde matériel dans lequel nous vivons. Elle signifie aussi « l’unité de l’univers et l’unité de l’être humain » et donc « l’unité de l’humanité, l’unité de toutes les races, de toutes les classes, de toutes les familles, et de tous les individus, leur unité en droits et en dignité » [26]. Plus fortement encore, Ali Shariati écrit que le monothéisme proclame que « Dieu est le soutien des dépossédés et des opprimés.(…) Son but est l’établissement de la justice ». [27] Cependant, si Ali Shariati fondait ainsi les luttes de décolonisation et les luttes de classes sur le Tawhid, il ne se préoccupait pas de la condition des femmes de son temps. Il se contentait de condamner un féminisme occidental qu’il réduisait de façon caricaturale à un appel à la liberté sexuelle inspirée par la psychanalyse, et d’appeler les femmes à suivre l’exemple des grandes figures du Shiisme, en particulier Fatima et Zaynab, en étant des épouses et des mères exemplaires. Les féministes islamiques prolongent donc sa pensée politique mais lui donnent une tout autre portée, tout comme les féministes occidentales de la génération des années 1970 s’étaient situées à la fois dans la ligne de la pensée marxiste et en rupture avec elle. C’est ainsi que peut être lue la formule choc de Christine Delphy lancée au tout début des années 1970 : « L’ennemi principal ce n’est pas le capital, c’est le patriarcat » [28].

C’est ainsi, dans ce contexte d’abord musulman, mais d’une certaine manière révolutionnaire (en tous cas au niveau des mœurs), et de l’intérieur de l’islam, que les questions féministes fondamentales sont posées. Ce sont les questions « du viol, de la violence domestique, du harcèlement sexuel, de l’inégalité salariale, de l’inégale répartition des tâches domestiques » [29], etc. S’y ajoutent des questions moins présentes chez les féministes « occidentales » actuelles qui s’accommodent mieux que leurs aînées des diktats de la société de consommation. Il s’agit du sexisme du monde publicitaire, avec ses représentations à la fois normatives et infantilisantes des femmes, qui transforme leurs corps en marchandise, en moyen de vendre des marchandises, et de « l’image dégradante véhiculée par le monde de la mode » [30], qui pèsent sur la vie quotidienne des femmes et sur l’estime qu’elles ont ou n’ont pas pour elles-mêmes.

Au-delà de cette critique, les féministes islamiques proposent un autre rapport au corps, marqué par la sacralité. Face à la désacralisation des normes religieuses, à la libération sexuelle et au dévoilement du corps qui, selon Zahra Ali, ont marqué la lutte pour l’émancipation des femmes en Occident [31], la grande majorité d’entre elles veut poser un autre rapport au corps et à la sexualité, mettre en avant le primat de la spiritualité, et sacraliser l’intime. Cette démarche ne s’inscrit pas dans une opposition au féminisme occidental, mais dans la prise en compte « décoloniale » d’une diversité, d’une pluralité sans hiérarchies, qui franchit les frontières comme dans le monde globalisé contemporain, en utilisant largement toutes les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, en multipliant les rencontres et les échanges, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Héritier aussi en partie du black feminism venu d’outre-Atlantique, ce mouvement multiforme franchit aussi les frontières qui séparaient la défense des droits des femmes de ceux des autres opprimé-e-s, et elle se veut autant antisexiste qu’antiraciste, dans un combat permanent (mais non violent) contre cette manifestation actuelle du racisme qu’est l’islamophobie. Les féministes islamiques font, en particulier, voler en éclats un des principaux stéréotypes brandis de façon récurrente par les islamophobes de tous poils qui assimile l’islam à un instrument idéologique et institutionnel d’oppression des femmes.

La mouvance du féminisme islamique, dans sa complexité et à travers ses différents courants, n’est certes pas majoritaire. Mais elle prend de l’ampleur et de la visibilité, et en articulant de façon tout à fait nouvelle la relation entre Orient et Occident, en établissant des ponts et des passerelles, de l’Asie à l’Amérique en passant par l’Europe et le continent africain, et en tissant de nouvelles combinatoires, elle montre la pauvreté de la théorie du choc des civilisations. Certes, les enjeux de cette réouverture de l’interprétation qu’entreprennent les féministes islamiques ne sont pas les mêmes pour les femmes qui vivent dans des pays où l’islam a été longtemps convoqué (à tort considèrent-elles) pour légitimer la domination des femmes par les hommes, et dans les pays où le patriarcat s’est appuyé sur d’autres logiques. Mais toutes ces femmes musulmanes s’unissent dans la recherche d’une même conciliation entre leur foi et leur désir de s’affirmer comme des êtres humains à part entière et à égalité avec les hommes. On est là devant de nouvelles combinaisons entre autonomie et spiritualité, entre affirmation de soi et recherche de normes. On voit aussi se rétablir une continuité entre un passé fondateur (Médine) et le monde présent. L’histoire elle-même est réinterrogée, et comme l’ont fait naguère les historiennes et les sociologues féministes d’Europe et des États-Unis, mais aussi d’Asie et d’Afrique, en relation en particulier avec le courant des « Subaltern Studies  », les chercheuses d’un certain nombre de pays musulmans s’attellent à un travail de réécriture non sexiste du passé, qui remet en lumière la présence et l’activité des femmes. [32] Ainsi, la modernité n’est pas en rupture avec ce qui se découvre et s’interprète de la tradition, mais elle s’en inspire et s’en nourrit. On peut même dire que ce qu’inventent en ce moment les femmes musulmanes, dont la présence dans les printemps arabes a été un symptôme, appartient à un au-delà de la modernité et des catégories issues de la colonisation. Elles sont en passe de faire advenir un monde nouveau.

Notes

[1Mon utilisation ici des guillemets se justifie par le fait qu’aux yeux des orientalistes, le terme d’Arabe ne renvoie pas à une arabité politique, linguistique ou culturelle, mais englobe de façon indifférenciée également les Berbères, les Touaregs, voire les Iraniens et les Kurdes. Un des exemples paradigmatiques de cet usage en est l’Arabe sans visage dans L’étranger d’Albert Camus.

[2Nilüfer Göle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie. La Découverte, 2003.

Concernant l’Iran, un livre pionnier de Fariba Adelkah analyse un phénomène analogue, dans La révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran. Karthala, 1991.

[3Faut-il rappeler ici que toute tradition est « inventée ». Cf Eric Hobsbawm et Terence Rangers, L’invention de la tradition, Editions Amsterdam 2012. Ce livre est la traduction d’un ouvrage paru en anglais en 1983.

[4Sur ces différents points, on peut lire l’excellente préface écrite par Lila Abu-Lughod au livre collectif qu’elle a dirigé, Remaking Women. Feminism and Modernity in the Middle East, Princeton University Press, 1998.

[5Voir Leila Ahmed, Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1992, en particulier les chapitres 8 et 9.

[6Sur ce thème, on peut lire en particulier l’ouvrage écrit sous la direction de Fereshteh Nouraie-Simone, On Shifting Ground. Muslim Women in the Global Era, The Feminist Press at the City University of New york, 2005.

[7Cf. Leila Ahmed, A Quiet Revolution. The Veil’s Resurgence from Middle East to America, Yale University Press, 2011.

[8Hamid Dabashi, The Arab Spring. The End of Postcolonialism, Zed Books, 2012, page 183.

[9C’est le sens de la formule de Gayatri Spivak, tant de fois citée : « Des hommes blancs sauvent des femmes de couleur des hommes de couleur » (dans Les subalternes peuvent-elles parler  ? Editions Amsterdam, 2009, page 74.

[10Sur le cas égyptien, voir Sonia Dayan-Herzbrun, « Quand, en Égypte, l’espace public s’ouvrait aux femmes »NAQD, N° 22-23, automne/hiver2006.

[11Traduit et édité chez Plon, en 2007.

[12Sur ce roman, lire Sonia Dayan-Herzbrun, « L’écriture de soi en pays d’Islam  » dans Poétique de l’étranger n°8.

[13Voir en particulier Djamila Amrane, Les Femmes algériennes dans la guerre, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Plon, 1991.

[14Voir Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, L’Harmattan, 2005.

[15Voir Sonia Dayan-Herzbrun, « Femmes dans la lutte armée en Palestine et au Liban », dans Coline Cardi et Geneviève Pruvost, dir. Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, août 2012.

[16Beaucoup d’entre elles sont évoquées dans le livre de Beth Baron, Egypt as a Woman, Nationalism, Gender and Politics, The American University in Cairo Press, 2005.

[17Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, page 69.

[18Diane Singerman, Avenues of Participation. Family, Politics and Networks in Urban Quarters of Cairo. Princeton University Press, 1995.

[19Cf. Sherine Hafez, An Islam of Her Own. Reconsidering Religion and Secularism in Women’s Islamic Movements. The American University in Cairo Press, 2011.

[20Voir Sonia Dayan-Herzbrun, « Révolutions arabes : quel printemps pour les femmes ? », Diasporiques, juin 2012

[21Le livre majeur de Sabah Mahmood, Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject (Princeton University Press, 2005) a été traduit en français en 2009 aux éditions de la Découverte sous le titre de La politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique. Et il s’agit de fait, pour Saba Mahmood, autant d’observer et d’analyser un phénomène que de proposer une critique des a priori du féminisme dit « occidental ». Elle est ainsi devenue une référence obligée pour les analyses qui relèvent de ce que l’on appelle aujourd’hui le féminisme « décolonial ».

[22Saba Mahmood, ouvrage cité, page 113.

[23La littérature sur ce sujet est de plus en plus riche, mais je me contenterai de signaler deux titres : l’un plus ancien qui contextualise le phénomène alors qu’il commençait à se répandre à partir de l’Iran, Feminism and Islam. Legal and Literary Perspectives (sous la direction de Mai Yamani), Ithaca Press 1996. L’autre est récent et peut être considéré comme une anthologie de textes de féministes islamiques. Il s’agit du livre de Zahra Ali, Féminismes islamiques. La Fabrique, 2012.

[24Zahra Ali, ouvrage cité, page 20.

[25Mohammed Arkoun, Pour une critique de la raison islamique (Maisonnneuve et Larose, Paris, 1984), page 192.

[26Ali Shariati, Religion Vs Religion, ABC International Group, 15th éditions 2010, pages 30-31(traduction de S.D.-H.).

[27Ali Shariati, ouvrage cité, page 47.

[28Cette phrase renvoyait à la célèbre formule de Lénine : « L’ennemi principal c’est le capital », Lénine distinguant un ennemi principal d’ennemis secondaires.

[29Zahra Ali, ouvrage cité, pages 224 et 225.

[30Ibidem.

[31Ouvrage cité, page32,

[32C’est une des tâches que s’est assigné le Women and Memory Forum du Caire qui regroupe des universitaires de différentes disciplines, ainsi que des juristes.

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