Féminisme et syndicalisme

mercredi 4 avril 2018, par Annick Coupé *

Les femmes sont les exclues de la démocratie bourgeoise qui se met en place au cours du XIXe siècle. Le mouvement ouvrier naissant à cette période n’intègre pas dans son combat les enjeux de la domination masculine. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que les convergences entre luttes des femmes et luttes ouvrières commencent à se faire vraiment… Il y aura des moments de rencontres mais surtout des moments de rupture, voire de profondes divisions.

La naissance du mouvement ouvrier et la place des femmes

C’est au congrès socialiste de Marseille en 1879 que le mouvement ouvrier, qui se reconstitue après la Commune de Paris, pose pour la première fois les enjeux de lutte en termes de classes. Hubertine Auclert, une des premières femmes se revendiquant féministe (et une des sept femmes présentes à ce congrès) y tient un discours sur « l’égalité sociale et politique de l’homme et de la femme » et fait inscrire au programme socialiste le principe de l’égalité des sexes, le droit au travail, et la liberté de choix des femmes. Mais, très vite, les militantes vont se rendre compte que ce principe n’est jamais mis en avant, que les droits des femmes ne sont presque jamais mentionnés dans les professions de foi socialistes.

C’est sur la question du travail que les choses vont s’envenimer entre militants socialistes et militantes féministes. Elles revendiquent les droits civils, l’ouverture des professions interdites aux femmes (première femme médecin, première chaire universitaire, mais aussi première femme cochère…). Au début du XXe siècle, les femmes du peuple comme de la petite bourgeoisie entrent de façon importante sur le marché du travail, dans le secteur tertiaire qui se développe : secrétaires, institutrices, demoiselles des Postes et du téléphone…

Cette question du droit au travail des femmes va devenir une question cruciale dans les débats du mouvement ouvrier, elle est présente dans les congrès, mais sans que les premières concernées puissent vraiment s’y exprimer, elles y sont très minoritaires… La majorité des militants ouvriers à cette période redoutent la concurrence des femmes, moins payées, qui feraient baisser les salaires. Et comme maris, chefs de famille qui ont un certain pouvoir au sein de la famille, ils ne veulent pas de l’égalité des salaires entre hommes et femmes et préfèrent qu’elles restent au foyer… Entre 1890 et 1908, 54 grèves d’hommes ont été recensées dont l’objectif est d’empêcher l’introduction de femmes dans les ateliers…

Pourtant, les femmes qui travaillent vont commencer à se syndiquer assez largement dans la CGT naissante ; souvent, elles se regroupent dans des syndicats de femmes dans des secteurs professionnels féminisés ou dans des secteurs où les syndicats refusent d’admettre les femmes : syndicats des fleuristes-plumassières, des dactylographes, des caissières-comptables, des sages-femmes, des femmes typographes (un syndicat qui entrera en conflit très dur avec le syndicat du livre, très antiféministe).

Au nom de la « protection des femmes », l’accès au travail leur est limité : pour certains hommes militants, il faut lutter contre la dissolution de la famille, pour d’autres, contre la concurrence du travail féminin.

L’affaire Couriau illustre parfaitement ces tensions au sein du mouvement ouvrier naissant. Emma Couriau, typote comme son mari, arrive à Lyon et demande, en 1913, son adhésion au syndicat du Livre qui refuse, puisqu’il ne syndique pas les femmes par principe ; le syndicat va même exclure le mari, coupable d’avoir laissé sa femme travailler. Le syndicat obtient du patron, en le menaçant de grève, le renvoi d’Emma Couriau. Cette affaire provoquera des débats importants dans la presse syndicale et fera bouger les lignes au sein du syndicalisme.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les syndicats dans la CGT vont s’ouvrir plus largement aux travailleurs et travailleuses non qualifiés, et donc aux femmes. Par ailleurs, des syndicats féminins, s’inspirant du catholicisme social préconisant le dialogue avec le patronat et la défense de la famille, vont se développer en lien avec la CFTC où ils animeront une commission féminine.

Mais, pour autant, les femmes auront du mal à trouver leur place dans le syndicalisme français qui se construit pourtant massivement après la Première Guerre mondiale.

La deuxième vague du féminisme et son impact sur le mouvement syndical, à partir des années 1960

Après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement ouvrier français et le mouvement syndical étaient marqués par deux courants. D’une part, par le Parti communiste, qui n’a pas brillé par son progressisme du point de vue de la place des femmes dans la famille et dans la société. D’autre part, par un courant catholique assez important, notamment à travers l’existence d’un syndicalisme chrétien. Ces deux courants n’ont pas immédiatement perçu les enjeux que représentait l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, qui va se poursuivre tout au long du XXe siècle, mais plus particulièrement à partir des années 1960. En France, les femmes l’intègrent avec un travail à temps plein, un salaire complet. Cette dimension de l’activité salariale n’a pas immédiatement été prise en compte par le mouvement syndical.

Il y a eu, et il y a encore, des résistances fortes à l’intérieur du mouvement ouvrier qui s’est construit sur un modèle du salariat masculin, dans les grands bastions industriels.

C’est dans la foulée du mouvement social de Mai 68 que va émerger ce qu’on va appeler la deuxième vague du féminisme (la première vague étant celle de la fin du XIXe siècle/début du XXe siècle). Ce mouvement va poser la question de l’émancipation des femmes, de leurs revendications spécifiques et de leur oppression particulière, dans une société capitaliste et patriarcale.

Au départ, ce mouvement est d’abord porté par des intellectuelles, mais il va s’élargir dans la société à travers deux questions. Des luttes syndicales dans lesquelles les femmes sont très présentes – comme celle de Lip à partir de 1973, celle des Nouvelles Galeries de Thionville en 1971, des luttes dans le textile, et aussi dans le secteur public, en 1974, à la Poste, dans les banques et dans le secteur des télécommunications : secteurs où beaucoup de femmes travaillaient. Ainsi, le premier élément qui fait que la question femmes va être posée dans les syndicats, c’est qu’il y a des luttes fortes, des grèves dans des secteurs largement féminisés.

Le deuxième élément est la lutte pour le droit à l’avortement, dans laquelle les femmes de diverses conditions vont se reconnaître car cela les concerne directement. La création du MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception), en avril 1973, va interpeller les organisations politiques de gauche et le mouvement syndical. La CFDT va y mandater une de ses responsables nationales, Jeannette Laot.

La CGT va rester en retrait, même si les choses vont bouger progressivement en interne. Le journal féminin de la CGT, Antoinette, qui était très traditionnel, va évoluer vers un journal beaucoup plus militant, influencé par le mouvement féministe, dans lequel l’aspect « luttes de femmes » va prendre le dessus sur l’aspect « rôle traditionnel » des femmes.

Des commissions femmes vont se constituer dans les syndicats, à la CFDT comme à la CGT, entraînant des discussions et des tensions parfois très vives dans ces organisations, comme d’ailleurs dans les partis politiques de gauche et d’extrême gauche. Ce sont souvent des militantes féministes qui impulsent ces commissions femmes dans les syndicats. Des groupes femmes d’entreprise vont se constituer et se coordonner. Des points de débat, parfois très tendus, dans les organisations vont porter sur la reconnaissance ou non de la domination patriarcale à côté/en plus de l’exploitation capitaliste, le reproche de « division de la classe ouvrière », la question de la non-mixité de ces commissions, le refus plus ou moins explicite de laisser les femmes prendre leur place dans les responsabilités syndicales…

Le mouvement féministe, divisé et traversé de nombreuses contradictions, va s’affaiblir après l’élection de François Mitterrand en 1981. Il va en partie s’institutionnaliser, comme le mouvement social plus globalement. Les groupes femmes de quartiers et d’entreprise vont disparaître, les commissions femmes syndicales aussi. Le magazine Antoinette va être liquidé par la direction de la CGT qui considérait qu’il avait acquis une autonomie politique insupportable…

Il est important de souligner que la confrontation entre le mouvement syndical et le mouvement des femmes a été assez dure. Mais il y a quand même rencontre, et cela a contribué durant cette période à un début de prise en compte par le mouvement syndical de la question de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces mobilisations, cette prise de conscience ont imposé, en France, un certain nombre de textes législatifs concernant directement les droits des femmes, dont l’avortement l’égalité professionnelle, et la lutte contre le viol et les violences.

Où en est-on aujourd’hui sur la place des femmes dans le monde du travail et dans le syndicalisme ?

Le syndicalisme reste très marqué par une vision très traditionnelle de la place des femmes et celle des hommes dans la famille et la société en général ; c’est encore la vision classique du chef de famille, le père, qui a la responsabilité de faire vivre sa famille en ayant un emploi, qui a l’autorité sur femme et enfants… À lui aussi d’être présent dans la « sphère publique », la vie politique, la vie syndicale et les responsabilités qui vont avec… Quant aux femmes, leur responsabilité « naturelle » est celle de prendre en charge la sphère domestique, les charges familiales, l’entretien des enfants et toutes les tâches ménagères. Cette vision marquée par la domination patriarcale n’envisage le travail féminin qu’en termes de salaire d’appoint ou une nécessité en attendant le mariage… C’est ce qui conduit à une tolérance sociale (qui perdure encore en partie aujourd’hui) sur les inégalités salariales entre femmes et hommes.

Des acquis ont été obtenus grâce aux luttes des femmes et se sont concrétisés à travers différentes lois (avortement/contraception, violences, harcèlement, égalité salariale…) qui vont dans le sens de plus d’égalité entre femmes et hommes. Mais il nous faut constater que, malgré ces lois, des inégalités persistent dans le travail : 27 % d’écart salarial, 40 % d’écart dans le montant des retraites, concentration des femmes dans seulement douze filières professionnelles socialement et financièrement dévalorisées ; que les violences sexistes et sexuelles restent à un niveau élevé dans notre pays ; que la place des femmes dans la vie politique est encore marginale et que les tâches ménagères et familiales reposent encore très majoritairement sur les femmes !

Le syndicalisme n’est pas en dehors de ces contradictions et les femmes sont loin d’avoir trouvé toute leur place dans le mouvement syndical ! Les femmes adhérent aux syndicats, sans doute encore un peu moins que les hommes, mais le véritable problème demeure leur sous-représentation dans les postes de responsabilité à l’intérieur des structures syndicales ou parmi les élu·es du personnel ou les mandaté·es. On peut aussi constater que la prise en charge revendicative des inégalités femmes/hommes dans le travail est rarement une priorité des syndicats, que les outils législatifs (même insuffisants car pas suffisamment contraignants) sont très peu utilisés.

Malgré ce constat, les choses bougent dans les organisations syndicales, souvent à l’initiative de militantes sensibles aux enjeux féministes. Ce sont notamment elles qui portent depuis 1997 les journées intersyndicales femmes, qui réunissent chaque année en mars plusieurs centaines de syndicalistes (une grande majorité de femmes) et offrent un espace commun de réflexion entre militantes de terrain et chercheuses (ou chercheurs) sur tous les enjeux féministes, dans le travail et globalement dans tous les aspects de la vie des femmes [1].

Depuis deux ans, l’appel à la grève le 8 mars pour la journée internationale de luttes pour les droits des femmes est porté par plusieurs syndicats (CGT, FSU, Solidaires) et des associations féministes. Cette mobilisation commence à être relayée sur le terrain et dans certaines entreprises. Des espaces consacrés à ces enjeux se sont redéveloppées dans certaines structures syndicales : commissions femmes (mixtes ou non mixtes), espaces mixité/égalités… Ils permettent de poser les enjeux politiques dans la structure syndicale, mais aussi de regarder avec des « lunettes de genre » les pratiques syndicales, la syndicalisation ou les revendications… Ce sont aussi des lieux qui permettent de mettre en commun les expériences vécues par les militantes et leurs difficultés, et leur donnent de la légitimité et de la force pour poursuivre ce combat dans leurs syndicats…

Il reste donc bien du chemin à faire pour que les femmes salariées trouvent toute la place qui leur revient dans le syndicalisme : c’est pourtant un enjeu de transformation sociale décisif !

Notes

[1Voir Évelyne Bechtold-Rognon & al. (coord.), Toutes à y gagner, Vingt ans de féminisme intersyndical, Paris, Syllepse, 2017.

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