Pourquoi faut-il abolir le franc CFA ?

mercredi 4 avril 2018, par Kako Nubukpo *

Le débat sur le franc CFA a pris ces dernières semaines une tournure singulière, à vrai dire paradoxale, dans la mesure où, suite aux risques de dévaluation de cette monnaie engendrés par les déficits jumeaux abyssaux des économies pétrolières d’Afrique centrale, il est demandé à ses contempteurs de faire ici et maintenant, la preuve de son caractère nocif !

Le débat, au lieu de s’ancrer sur la faible qualité de la gouvernance des dirigeants africains, tourne au procès des intellectuels qui ont le malheur d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le caractère insoutenable des arrangements institutionnels au cœur de la zone franc et qui, pour leurs thuriféraires, sont censés avoir, comme conséquence positive irréfutable, la stabilité des prix.

Néanmoins, fidèle à la devise de Cyrano, « il ne faut jamais abdiquer l’honneur d’être une cible », nous sacrifions de bonne foi à l’inlassable exercice de pédagogie qui n’a comme seul objectif que la recherche de l’intérêt général en matière de gestion monétaire au sein de la zone franc.

Tout le monde s’accorde à dire que l’inflation n’est pas une bonne chose pour une économie, car elle réduit le pouvoir d’achat des ménages et, lorsqu’elle devient galopante, perturbe les éléments de la stabilité économique que constituent les anticipations raisonnées des acteurs économiques. L’inflation est la résultante d’une demande globale structurellement supérieure à l’offre globale, alimentant ainsi une hausse durable du niveau général des prix dans une économie donnée.

De fait, lutter contre l’inflation revient soit à réduire la demande globale, soit à augmenter l’offre globale, ou à faire un peu des deux. Dans le cas de la zone franc, la première solution a été privilégiée, dans la mesure où la hantise des autorités monétaires réside dans le fait qu’une demande globale interne satisfaite par des importations massives de biens et services, puisse se traduire par une sortie de devises.

Or, ces devises, encore appelées réserves de change, sont indispensables pour garantir la parité fixe entre le franc CFA et l’euro, véritable mantra de la politique monétaire et de change des deux principales banques centrales de la zone franc (BCEAO pour l’Afrique de l’ouest et BEAC pour l’Afrique centrale). Leur sortie exagérée pourrait engendrer un risque sérieux de dévaluation du franc CFA.

Cette illusion de la victoire finale sur l’inflation issue de la répression de la demande, a été alimentée depuis bientôt quatre décennies par les programmes d’ajustement structurel (PAS), concoctés au début des années 1980 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans le cadre du « consensus de Washington », véritable ode au néolibéralisme.

La réduction drastique de la demande, encore appelée « absorption », a été et reste l’alpha et l’oméga des politiques budgétaires imposées par les institutions de Bretton Woods aux États africains. La spécificité de la zone franc réside dans le fait qu’elle élargit cette austérité budgétaire à la monnaie. En ce sens, le franc CFA est un instrument additionnel d’asphyxie des économies de la zone franc.

Ce double verrou des politiques macroéconomiques actuellement en vigueur au sein de la zone franc est d’autant plus absurde que la démographie africaine pousse à faire l’exact contraire : en effet, sur un continent où la population est très jeune et double tous les vingt-cinq ans, la vigueur de la demande est le tracteur par excellence de la dynamique économique. Vouloir la brider par des politiques à relent malthusien est proprement absurde, d’où l’impératif d’explorer sérieusement l’autre voie de résorption de l’inflation, à savoir l’accroissement de l’offre globale, notamment la production interne.

La promotion du crédit productif et la mobilisation accrue de l’épargne intérieure restent les voies idoines de financement de la production et de ses deux facteurs traditionnels que sont le capital et le travail. Un des paradoxes de la zone franc est illustré par le fait que les taux d’intérêt y sont très élevés, souvent supérieurs à deux chiffres.

Dans un régime de monnaie forte et de faible inflation – caractéristiques du franc CFA –, les prêteurs ne courent pas le risque d’une dépréciation dans le temps de leur capital, ce qui normalement devrait se traduire par des taux d’intérêt faibles, à l’instar de la zone euro, puisque le franc CFA « est aussi bon que l’euro », pour reprendre la comparaison usitée dans les années 1950 et 1960 en Europe, où l’expression « le dollar est aussi bon que l’or », servait à justifier le maintien de l’étalon de change-or.

Cependant, les taux d’intérêt nominaux en zone franc restent élevés, et, comme l’inflation y est faible, ceci met les taux d’intérêt réels à un niveau largement supérieur aux taux de croissance économique observés dans la zone. Une telle situation empêche les investissements productifs, ayant de fait un coût prohibitif, ce qui empêche la production de croître de façon structurelle. Ici réside le véritable défi de la zone franc, à savoir réduire drastiquement les taux d’intérêt débiteurs, orienter le crédit vers la production et non dans le négoce, caractéristique de l’économie de traite.

Pour ce faire, il convient de s’assurer que l’accumulation du capital ne s’effectue pas hors de la zone. Or, tout incite à faire le contraire, du fait de deux caractéristiques majeures de la zone franc, à savoir d’une part, la totale garantie de convertibilité entre le franc CFA et l’euro et, d’autre part, la liberté de circulation de capitaux entre les deux zones. Ces deux dispositifs institutionnels constituent une véritable pompe aspirante des capitaux hors de la zone franc, d’autant plus aisée à réaliser qu’il existe un taux de change fixe entre le franc CFA et l’euro, donc zéro risque de dépréciation monétaire.

La zone franc a besoin de produire, transformer sur place les matières premières dont elle regorge, donner du travail décent à ses jeunes, et disposer d’une monnaie qui soit le reflet exact de la force de son économie réelle.

À l’heure actuelle, elle prend la direction opposée : elle importe ses biens et services de première nécessité ; elle « exporte » ses jeunes dans des conditions souvent dramatiques, celles de l’émigration clandestine ; elle dispose d’une monnaie dont la force est illusoire, car arrimée à un espace monétaire, la zone euro, avec laquelle elle ne partage aucune caractéristique structurelle. Elle bénéficie enfin de la garantie du Trésor français, qui permet à ses dirigeants d’accumuler les défaillances de leur gouvernance quotidienne sans aucune conséquence fâcheuse pour eux.

On comprend dès lors mieux les ressorts de la servitude volontaire en cours au sein de la zone franc : comme dans le régime féodal, elle conduit d’abord les dirigeants africains à payer le « seigneuriage » au Trésor français via le compte d’opérations, puis à réclamer la protection de la France contre les conséquences de cet arrangement institutionnel d’un autre temps, à savoir la perpétuation de la prédation des élites politiques et économiques, l’accroissement de la pauvreté des populations et la montée des insécurités.

À observer de près le fonctionnement de la zone franc, on ne peut qu’être en accord avec Jacques Rueff lorsqu’il affirme « la monnaie est le terrain où se jouent à la fois l’avenir du développement économique et le sort de la liberté politique » [1]. La zone franc échoue à atteindre ces deux objectifs, et la multiplication des réunions des ministres des finances de la zone franc fera de moins en moins illusion.

Septembre 2017

Notes

[1Gérard Minart, Jacques Rueff, un libéral français, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 291.

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