Elle nous aide à comprendre comment un député vétéran qui s’est fait connaître par son appui à un ensemble de causes progressistes – anti-nucléaire, anti-guerre, anti-apartheid, défense des droits des homosexuels, accueil des migrants – et un constant refus de voter des lois austéritaires des gouvernements Blair et Brown, est parvenu à faire converger trois processus : celui interne au Labour de résistance croissante des militants de base au programme thatchériste-blairiste, jamais achevé, de destruction des services publics ; la décision des syndicats, dont les deux plus grands, de s’impliquer de nouveau dans l’orientation du parti dont ils sont une composante ; le fait enfin que des milliers d’étudiants et de militants associatifs se sont tournés vers le Parti travailliste pour en faire un instrument politique dans leur lutte contre le Parti conservateur et la City.
Le livre de Richard Seymour, Corbyn, The Strange Rebirth of Radical Politics [1], s’intéresse en outre particulièrement aux attaques sans merci que les médias ont mené contre Corbyn depuis son élection à la tête du Labour en 2015 [2], et à la détestation tenace que lui vouent la majorité des députés travaillistes, dont beaucoup sont encore acquis au blairisme. Celui d’Alex Nunns The Candidate, Jeremy Corbyn’s Improbable Path to Power [3] est basé sur une longue enquête auprès de militants et de sympathisants du Parti travailliste, dont il avait donné un aperçu dans un article publié en 2015 dans Le Monde diplomatique [4]. Il suit les évolutions micro-politiques internes au Labour qu’aucun observateur britannique n’avait vues [5], et moins encore les éditorialistes étrangers [6]. Il est précieux par la masse d’informations qu’il apporte sur Momentum, sorte de « mouvement des mouvements » qui a donné à Corbyn le soutien massif, « dans la rue, dans le porte-à-porte et dans les urnes », de dizaines de milliers de jeunes politisés.
L’expérience britannique a de forts traits sui generis. Ils tiennent à la fois à l’histoire très particulière du Parti travailliste et à l’ampleur et l’intensité de la mobilisation de la jeunesse à la voie politique qu’elle a choisie. À la fin de son livre, Nunns se perd un peu dans les détails de la campagne de 2017, aussi importants soient-ils. En revanche, Seymour conclut en rappelant la puissance des forces sociales et des verrous institutionnels auxquels un gouvernement Corbyn se heurtera une fois élu. Il se demande quelles mesures Corbyn pourra vraiment mettre en œuvre. Ce souci guide également un troisième livre, bien plus court et au statut différent. Il est publié par des militants de l’aile gauche à laquelle appartient John McDonnell, bras droit de Corbyn et chancelier de l’Échiquier dans le Cabinet fantôme du New Labour. Intitulé For the Many : Preparing Labour for Power, il examine le programme du Parti travailliste lors des élections de juin 2017 et la manière dont il pourrait être amélioré lors des échéances suivantes [7].
Les élections générales de juin 2017 préparées par celles de 2015 et de 2016 au Labour
Le 8 juin 2017, les élections législatives anticipées appelées par la Première ministre Theresa May ont vu le Parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn, tête de prou historique de l’aile anti-blairiste du New Labour, gagner plus de 3,5 millions de voix par rapport aux élections précédentes et sauter de 9,6 points dans le pourcentage national, soit sa progression la plus importante depuis les élections de 1945. En avril, lorsque Theresa May a pris sa décision de tenir ces élections, les enquêtes d’opinion créditaient le Parti conservateur du double des voix des travaillistes. Le score de juin 2017 du Labour a été d’autant plus spectaculaire que son programme, clairement marqué à gauche, rompait avec plus de deux décennies de blairisme et que Corbyn a été présenté par les médias comme un agitateur irresponsable soutenu par un appareil politique tombé aux mains de l’extrême gauche. C’est ainsi en effet que les médias caractérisent le courant “Labour Representation Committee”, situé à gauche, auquel appartient McDonnell. Pendant la campagne électorale une partie de la droite blairiste a fait ouvertement campagne contre les candidats corbynistes. [8]
La situation post-Brexit a évidemment pesé lourd dans la déconvenue des Tories, et celle de Theresa May en particulier. Mais, au moins autant le fait que pour la première fois depuis sa défaite aux mains de Margaret Thatcher en 1979, le Labour s’est présenté avec programme nettement à gauche et un dirigeant audible par toutes les strates de la jeunesse. Les résultats sont venus confirmer et conforter le processus qui a d’abord vu en septembre 2015 Corbyn être élu à la tête du Labour, avec 59,5 % des voix dans une élection ouverte aux sympathisants (voir plus loin), résister en juin 2016 à une tentative des parlementaires de le forcer à démissionner, avant d’être élu par 62 % des délégués lors du congrès du Parti en septembre 2016. Trois facteurs, on vient de le dire, ont permis ce résultat : le rejet très fort par les structures de base du parti des positions prises à Westminster par les députés du groupe parlementaire que Tony Blair a tenus en main, même après sa démission comme Premier ministre en 2007 ; un déplacement à gauche des syndicats qui sont membres constitutifs historiques du Parti travailliste ; enfin, l’appui déterminé de dizaines de mille de jeunes politisés. Il faut ajouter un élément propre à la constitution non écrite du Royaume-Uni, à savoir son système électoral de scrutin uninominal à un tour (first past the post), qui incite très fortement à essayer de faire du Parti travailliste un instrument de lutte. En raison du mode de scrutin, de petites formations, comme le Parti vert, sont restées bloquées hors du Parlement. Le parti nationaliste xénophobe, Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) n’y est pas entré avant 2015. La plus grande organisation trotskiste britannique a été The Militant, qui a choisi en son temps de devenir un courant du Labour. [9] Chez les conservateurs comme chez les travaillistes, le mode de scrutin rend les scissions suicidaires. Aujourd’hui, les amis de Blair n’y songent pas, pas plus que l’aile gauche autour de Tony Benn ne l’avait fait dans les années 1980. C’est donc au sein du Parti travailliste que l’opposition aux politiques néolibérales s’est organisée au cours de luttes internes menées tant par les syndicats, qui sont une composante historique, que par les adhérents dans les structures de base des circonscriptions d’électorat populaire. Avant même que les jeunes lancent leurs forces dans la bataille, on a assisté ainsi, au long d’une dizaine d’années au moins, à des changements micro-politiques difficilement décelables, même par ceux qui en ont été les protagonistes. Un parti dont Blair avait changé le nom en New Labour en 1994 et que la majorité des observateurs croyait irréversiblement « blairisé », s’est déporté à gauche sans que presque personne ne s’en aperçoive, jusqu’à ce que Corbyn gagne haut la main les élections faites par vote par correspondance en septembre 2015.
Un parti fondé par les syndicats où ils gardent une forte influence
Lors de cette élection, le vote syndical a été décisif, et plus précisément l’appui public que Corbyn a reçu de deux fédérations puissantes, celle de la fonction publique “Unison” et celle des travailleurs non spécialisés “Unite” qui compte 3 millions d’adhérents.
Les relations entre syndicalisme et politique au Royaume-Uni ont été dès l’origine très différentes de celles en France, où la Charte d’Amiens a établi une séparation entre syndicat et parti. Le congrès de la CGT de 1906 déclarait « l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors (…) les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. » Exactement à la même époque, au Royaume-Uni, les dirigeants syndicaux œuvraient à la création du Parti travailliste, dont la fondation leur paraissait indispensable, alors que le suffrage censitaire commençait à céder le pas au suffrage universel (il faut attendre 1918 pour que celui-ci soit pleinement établi). Ils se rapprochent d’abord du Parti liberal, qui soutient quelques candidats ouvriers. Cette solution est peu satisfaisante : une représentation politique indépendante des ouvriers s’impose. Or, la même période voit la formation de plusieurs petits groupes socialistes, dont le Parti travailliste indépendant (ILP), auquel Georges Orwell appartiendra dans les années 1930, et la Fabian Society qui réunit des intellectuels et des professionnels de la classe moyenne. Des syndicalistes audacieux cherchent la voie d’un rapprochement avec eux.
En 1899, Thomas Steels, du syndicat des cheminots, propose à sa section que l’organisation confédérale Trade Union Congress (TUC), qui réunit tous les syndicats, convoque un congrès spécial qui aurait comme but l’unification des syndicats et des groupes de gauche au sein d’un organisme unique qui soutiendrait des candidats aux élections. La proposition trouve l’appui nécessaire au sein du TUC. Le congrès se tient en 1900, les syndicats représentant environ un tiers des délégués. [10] Le congrès adopte la motion du chef du Parti travailliste indépendant, Kier Hardie, de former « un groupe distinct des travailleurs au Parlement, qui aura ses propres consignes de vote et s’accordera sur ses politiques qui intégreront la possibilité de coopérer avec tout parti qui serait engagé dans la promotion de lois dans les intérêts des travailleurs ». Ainsi est créé le Labour Representation Committee (LRC), premier nom du Parti travailliste, dont la tâche au départ est de coordonner le soutien aux députés affiliés aux syndicats ou représentant les intérêts de la classe ouvrière. Le parti prend le nom de Labour Party en 1906.
Il est difficile de résumer en quelques lignes les rapports entre les syndicats et le Labour sur plus d’un siècle. Celui-ci a été au gouvernement plusieurs fois avec des majorités fort différentes, des rapports de force avec le capital et des relations également très différents avec les syndicats selon les moments. Il n’y a pas eu de “juin 1936” au Royaume-Uni, mais les grandes conquêtes sociales de 1945 ont été préparées par la montée en puissance des syndicats dans les années 1930, alors que se succédaient des gouvernements de coalition dirigés par le Parti conservateur. Le patronat a été obligé d’accepter qu’ils siègent à égal avec lui dans des commissions tripartites créées par le gouvernement à mesure que la Seconde Guerre mondiale devenait inévitable. Leur force était telle qu’en 1940, Ernest Bevin, alors Secrétaire national du très puissant syndicat des ouvriers du transport (dont les dockers) et des travailleurs non spécialisés (devenu Unite depuis), est entré dans le gouvernement Churchill comme ministre des Transports. Le gouvernement travailliste de 1945 a compté plusieurs ministres ayant commencé leur carrière comme cadres syndicaux. Les réformes sociales des années 1945-1948 marquent l’apogée de l’influence de la classe ouvrière. La suite est celle de rapports compliqués, faits de refus de satisfaire les revendications ouvrières et d’empiétements des conquêtes sociales. L’alternance entre travaillistes et conservateurs à Whitehall a mis les directions syndicales dans des situations difficiles. Ils ne se sont pas souvent opposés aux gouvernements en place et se sont trouvés face à face avec leurs bases. L’arrivée du New Labour au gouvernement en 1997 et le choix réitéré de Blair de ne pas toucher à la législation Thatcher ont provoqué de fortes tensions, un divorce complet avec les syndicats sur le plan social [11], avec des conséquences sur le fonctionnement interne du Parti travailliste. Ainsi, les syndicats de la marine et des pompiers se sont désaffiliés du New Labour (« opt out ») alors qu’Unisson et Unite y sont restés. L’affiliation comporte des obligations financières lourdes pour les syndicats, mais aussi une source de dépendance du parti. Pendant longtemps, elle a donné à ses dirigeants un pouvoir considérable qui résultait de la règle du vote bloqué lors des congrès. Après d’âpres batailles, les statuts ont été changés. Depuis 2013, les membres des syndicats affiliés ne sont plus automatiquement membres du Parti travailliste et doivent y adhérer individuellement (« opt in »). En dépit de toutes ces difficultés, l’appartenance des syndicats au Labour ont donné à ses structures un degré élevé de solidité et créé l’obligation pour ses dirigeants de venir défendre leur politique. Blair a pu refuser en 1999 de revenir sur les lois thatchéristes, mais il lui aurait été impossible de faire ce que Thatcher a fait, briser la grève des mineurs, et plus tard celle des dockers, comme elle l’a fait pour imposer la flexibilisation du travail et la précarisation de l’emploi. Aujourd’hui, après plusieurs changements statutaires, la capacité des syndicats de peser sur les positions du Labour dépend moins des sièges qui leur sont attribués d’office dans les instances dirigeantes que de la participation de leurs adhérents à la vie et aux activités du Parti.
Une structure de base où les adhérents ont un poids important
Le Parti travailliste est bien moins pyramidal que ne le sont la plupart des partis. Il est même presque bicéphale. Sous le mot Labour on trouve deux structures différentes, même très différentes, le Parliamentary Labour Party où se retrouvent tous les députés et le, ou plus exactement les, « parti(s) de circonscription » Constituency Labour Party (CLP), où se retrouvent les adhérents du parti dans chacune des 600 circonscriptions du Royaume-Uni. Le « parti de circonscription » correspond à peu près à ce qu’est la section dans le Parti socialiste. Voyons cet « à peu près » de plus près. L’entrée Wikipedia pour le PS nous dit que « La section est le cadre de militantisme le plus direct : ce sont les sections qui organisent les collages d’affiches, les distributions de tracts, les porte-à-porte, etc. Ce sont elles également qui constituent le relais essentiel entre le « national » (direction nationale), la « fédé » (fédération départementale), les élus et les militants, et c’est en leur sein que se pratique le débat interne, que ce soit dans le cadre d’un congrès ou d’une consultation interne. » Dans le cas du Labour, le CPL n’est pas un relais, mais une structure jouissant d’une grande autonomie. La forte présence des militants syndicaux y est pour beaucoup. Il est divisé en branches locales plus petites et dirigé par un comité exécutif et un comité général composés de délégués venant des branches, des syndicats affiliés et des associations de gauche dans la circonscription. Dans ces instances, mais aussi en assemblée générale, les CPL s’emparent de toutes les questions qui touchent les citoyens au plan municipal et les salariés dans leur vie hors-usine.
Les CPL se sont toujours situés plus à gauche que le parti parlementaire et, sauf en 1945-1951, plus à gauche que les gouvernements travaillistes [12], pas seulement en matière de politique économique et sociale, mais aussi sur les questions de politique internationale. L’existence des partis de circonscription a assuré la légitimité des porte-parole de la gauche travailliste, notamment celle de Tony Benn dans les années 1980, qui a incarné l’opposition à Blair lors de la proclamation du New Labour thatchérisé et au côté duquel Corbyn a mené ses premiers combats. Les militants de gauche des « partis de circonscription » se sont dotés en 1980 d’un bulletin de liaison à parution mensuelle et à tirage important, Labour Briefing, d’abord entre les sections du grand Londres, puis nationalement. Ce bulletin est l’organe du Labour Representation Committee depuis que celui-ci a été refondé face aux blairistes en 2004. Présenté comme un repaire de trotskystes, McDonnell en est la figure la plus marquante. Le divorce entre les partis de circonscription et le gouvernement a été particulièrement net depuis le gouvernement Blair. Sur sa politique économique bien sûr, mais aussi sa politique étrangère. La décision en 2003 d’envahir l’Irak aux côtés de George W. Bush a coupé le parti en deux aux Communes, avec 254 votes pour et 153 contre ou en abstention. Jeremy Corbyn était au premier rang de la manifestation du 15 février 2003 qui a réuni trois millions de personnes contre l’invasion de l’Irak, la plus grande manifestation politique jamais connue en Angleterre.
Ce sont les CPL qui désignent les candidats tant aux élections municipales qu’aux élections générales. Le candidat à la députation est choisi en principe sur une liste de pré-candidats approuvés nationalement. S’il est choisi en dehors de cette liste, le comité exécutif national doit ensuite ratifier le choix. Pour apprécier le poids des adhérents dans le choix des élus, dans sa circonscription, Tony Blair s’est vu refuser sa première désignation de candidature à une élection municipale et a eu beaucoup de mal à obtenir celle pour siéger à Westminster. Le New Labour a vu de profonds changements qui auraient dû empêcher le surgissement du phénomène Corbyn. Comme l’a noté Thierry Labica, le New Labour n’a pas seulement été un corpus de mesures politiques, mais aussi un nouveau mode de fonctionnement du parti, une nouvelle distribution de ses rapports de forces internes. « Là où prévalait une distribution fédérale des forces au sein du parti, les réorganisations internes des années 1980 et 1990 ont consisté à mettre à distance et affaiblir les composantes organisées (syndicats, sections locales) à même d’intervenir dans la construction de l’orientation du parti, pour y substituer un ordre descendant, entre une élite professionnalisée d’experts en communication et stratégies électorales, et une périphérie de soutiens ou d’adhérents neutralisés dans le cadre de mécanismes institutionnels complexes. (…) Les congrès perdent leur vocation de moments d’élaboration programmatique au profit d’un « National Policy Forum » hors de portée des non-initiés. Pour ne prendre qu’un exemple de la force nouvelle du contrôle politique au sein du « New labour », alors que l’intervention militaire en Irak aux côtés de Bush venait de donner lieu aux plus grandes manifestations de masse de l’histoire du pays, et que cette intervention était la cause directe de défections de masse chez les adhérents, l’organisation du congrès (Labour Party Conference) réussit l’exploit de ne permettre aucune motion et aucun débat sur le sujet. » [13]
Dans sa préface du livre For the Many dont j’ai parlé plus haut, Ken Loach appelle les militants à exercer pleinement leur droit de désignation lors des élections à venir. Corbyn et McDonnell ne pourront pas faire grand-chose au gouvernement s’ils n’ont pas le soutien d’une importante majorité de députés se positionnant à gauche. Ce sont les positions politiques de chaque député qui détermineront la mise en œuvre législative du programme électoral et le degré de radicalité des lois votées. Mais même le plein exercice du droit de désignation ne contrebalancera peut-être pas le fait que la composition sociale des circonscriptions a été modifiée, souvent fortement, par la désindustrialisation et le recul du poids social et politique des ouvriers qu’elle a entraînés. [14] D’où l’extrême importance de la mobilisation de la jeunesse derrière Corbyn.
Momentum, réponse à « un mouvement qui cherchait une maison commune »
C’est ainsi que Nunns intitule le chapitre de son livre où il analyse le troisième processus qui a placé Corbyn à la tête du Labour, à savoir le soutien qu’il a reçu depuis quatre ans de dizaines de milliers de jeunes. [15] Ceux-ci se sont politisés hors du Labour dans les combats sociaux originaux qui ont donné lieu à la formation d’organisations qu’on peut qualifier comme « mouvementistes ». Puisque peu de lecteurs de cet article auront l’occasion de tenir le livre de Nunns en main, je renvoie dans cette partie de l’article, plus encore que dans les précédentes, à des entrées dans l’édition anglaise de Wikipedia, sachant qu’elles ont satisfait aux exigences élevées d’exactitude du site.
L’auto-organisation a joué un rôle important dans les processus qui ont abouti à la formation par coagulation d’une sorte de « mouvement des mouvements » et ensuite à la création de Momentum comme organisation. On en situe le point de départ lors des grandes manifestations contre la hausse des droits d’inscription universitaires de novembre et décembre 2010. Elles ont été marquées par de nombreux affrontements entre une police formée à l’instar de tant de pays à la répression de rue et les étudiants. Ils ont comporté de nombreuses arrestations et des peines de prison. Un an plus tard, entre mars et juillet 2011, il y a eu une longue phase d’intense mobilisation, allant, au-delà des droits d’inscription, contre les coupes budgétaires du gouvernement Cameron, la destruction du système de santé publique et, dimension peu connue, contre l’évasion fiscale. Les formes en ont été très variées. Elles ont inclu de nombreuses actions locales contre l’évasion fiscale menées devant les sièges de banques (notamment la Barclays) et de grandes sociétés (dont celle de téléphonie Vodafone), menées par de petits groupes de jeunes réunis dans un mouvement nommé “UK Uncut”, une série de grèves dans les services publics les plus visés par les coupes du budget Cameron du printemps 2011 (hôpitaux, enseignement) et une manifestation centrale à Londres appelée le 26 mars 2011 par la confédération syndicale Trade Unions Council (TUC) à laquelle entre 300 000 et 500 000 personnes ont participé. [16]
En France, à la même période, le mouvement des Indignés de la Puerta del Sol, Occupy Wall Street, ou encore la formation de Syriza ont attiré beaucoup d’attention. En revanche, ce qui se passait au Royaume-Uni est resté totalement inaperçu. Pourtant c’est là, plus que dans bien d’autres pays, que le combat contre les politiques d’austérité a su s’installer dans la durée et prendre un caractère de masse grâce à des mouvements comme UK Uncut et surtout à la formation de la People’s Assembly. Il s’agit d’une modalité de Front commun social et politique entre le courant Labour Representation Committee dont nous avons parlé, les Verts, des militants organisés autour d’une revue très active Red Pepper, la petite formation Left Unity créée par Ken Loach, des députés comme Corbyn et plusieurs grands syndicats. La People’s Assembly a pu appeler de sa propre autorité à des manifestations de dizaines de milliers de personnes (50 000) contre l’austérité en juin 2014, puis en juin 2015, à la veille des élections internes du Parti travailliste emportée par Corbyn, jusqu’à 150 000.
La victoire sans appel de Corbyn a été due à la participation importante au vote de nouveaux membres politisés dans ces luttes, qui ont pu adhérer grâce à la possibilité ouverte de s’inscrire au parti en payant une cotisation de £ 3 (soit 4 euros). Nunns explique que l’idée est venue des blairistes persuadés qu’il y avait un bloc d’électeurs centristes à gagner. Pour le citer : « Ironie du sort, cette réforme interne avait été proposée par la droite du parti : les blairistes, fascinés par le modèle des primaires aux États-Unis, faisaient le pari que l’ouverture du vote au grand public affaiblirait l’influence des syndicalistes et achèverait d’ancrer le parti dans le fructueux marais du “centre”. Cruelle fut leur déconvenue quand ils s’aperçurent que le mécanisme qui devait leur assurer la victoire servait en fait les intérêts de la gauche, ravie de retourner à son avantage la ruse de ses adversaires. » [17]
En raison des facteurs analysés plus haut, notamment l’appui politique et financier d’Unisson et d’Unite, l’élection de Corbyn à la tête du Labour se serait produite en tout état de cause, mais c’est le vote des nouveaux adhérents représentatifs de la jeunesse qui lui a donné son caractère massif. De façon à les arrimer au Labour, une organisation nommée Momentum a été formée dans la foulée de la victoire par un proche de Corbyn, Jonathan Lansman. Momentum offre aux jeunes une structure qui leur permet de militer derrière Corbyn en tenant compte et en tirant parti de leurs modes de militantisme spécifiques. La place statutaire accordée dans le parti dès l’origine aux associations combattant pour l’émancipation (les Fabiens furent les premiers) rendait la chose possible. La forme de structure exacte a donné lieu à des tâtonnements et quelques tensions, mais aujourd’hui l’organisation compte 37 000 membres [18] ayant une carte du Parti travailliste et des représentants au Comité exécutif national. La disponibilité, l’enthousiasme et la mobilité des jeunes militants ont été un précieux atout pour Corbyn face à l’aile droite du Labour. S’il a pu gagner l’élection de septembre 2015 grâce aux syndicats, ce sont eux qui lui ont permis de résister à l’aile droite du parti. Lors de la session du parti parlementaire qui a tenté de le pousser à démissionner fin juin 2016, les militants du grand Londres ont appelé en vingt-quatre heures à un rassemblement de soutien à Corbyn qui a réuni 10 000 personnes et mis fin aux velléités de coup d’État de la part des parlementaires. Fort de cette victoire, trois mois plus tard, lors du congrès de Brighton en septembre 2016, Corbyn a été élu par 62 % des délégués dont une phalange de membres de Momentum [19], améliorant ainsi son score de 2015.
Un an plus tard, lors des élections législatives de juin 2017, le travail militant des jeunes de Momentum a été vraiment décisif dans les résultats du Parti travailliste et la consolidation de la position de Corbyn comme potentiel futur Premier ministre. Les deux livres documentent la manière dont leur soutien a permis, de semaine en semaine, à Corbyn de gagner confiance et de s’affirmer face à Theresa May. Dans beaucoup de circonscriptions, la campagne travailliste a été très molle, une partie des adhérents se montrant peu enthousiastes de voir Corbyn s’en tirer bien. Les équipes de Momentum ont pallié cela en se déplaçant d’une circonscription à l’autre dans une même région. On estime que l’élection de vingt-cinq députés travaillistes s’est faite grâce à eux. [20] Au congrès de fin septembre 2017, des membres de Momentum ont fait leur entrée dans plusieurs commissions importantes et aidé la gauche à emporter différents votes d’orientation, provoquant l’inquiétude du patronat britannique. À lire le bulletin Labour Briefing, il est sûr qu’ils vont suivre les conseils de Ken Loach et qu’ils prépareront dans les instances locales les conditions du renouvellement des députés pour les élections à venir. [21]
Et demain ?
La déconvenue de Theresa May, qui a perdu treize sièges et donc sa majorité à Westminster, ainsi que l’augmentation spectaculaire des voix du Labour de 2017 ont été pour une large part le fait du militantisme de Momentum et du niveau élevé de participation de l’électorat jeune. Celui-ci n’a pas été capté par les sondages précédant le scrutin, même si l’accueil enthousiaste fait à Corbyn dans les concerts populaires pouvait le laisser entrevoir. Lors des législatives précédentes, la participation des électeurs entre 18 et 24 ans tournait aux alentours de 40 %. En 2017 elle a grimpé à 72 %, soit bien plus que le niveau de participation générale (68 %), lui-même le plus fort depuis les élections qui ont porté Blair au pouvoir vingt ans plus tôt. Dans cette tranche d’âge, les travaillistes ont devancé les conservateurs carrément de 47 %. La presse française y a vu une réponse des jeunes au Brexit où ils ne s’étaient pas engagés. Dans le chapitre qu’il a ajouté à son livre, Nunns est assez catégorique en l’attribuant surtout au programme radicalement anti-austéritaire de Corbyn et McDonnell. Celui-ci comprenait notamment la renationalisation du rail, des investissements élevés dans le système de santé et le secteur hospitalier, la suppression des frais d’inscription universitaire, la reconstruction des droits syndicaux sur les lieux de travail, la construction d’un million de logements à prix ou à loyers modérés sur cinq ans, l’augmentation des salaires minimum au niveau du salaire minimum vital (fixé à 10 livres sterling de l’heure), la suppression des contrats zéro-heure, une batterie de mesures pour pallier la dégradation des retraites.
Dans son article pour Le Monde diplomatique de 2015, Nunns soulignait que « le fait que le mouvement anti-austérité au Royaume-Uni se soit forgé dans le cadre d’un grand parti de gouvernement présente de grands avantages, mais aussi de sérieux inconvénients. Le Parti travailliste n’a pas été conçu pour se confronter à l’État. Ce n’est pas une organisation qui défie l’ordre établi, comme a pu le faire Syriza. Pour réussir, M. Corbyn va devoir transformer le Labour en une force militante capable d’entretenir l’incroyable sursaut collectif qui l’a propulsé à sa tête. Si l’excitation générée ces derniers mois se propage à d’autres secteurs de la population et que l’aventure suit son chemin, M. Corbyn a toutes ses chances. Si le mouvement retombe et que l’homme du renouveau reporte son assise sur les vieux centres de pouvoir, l’occasion sera perdue. » [22] On sait ce qu’il est advenu des promesses de confrontation faites par Syriza, mais restons au Royaume-Uni. Les élections de juin 2017 et le congrès travailliste qui les a suivies en septembre ont montré que le « sursaut collectif » n’avait pas seulement été entretenu, mais même fortement amplifié. Lors de futures elections, il ne fait aucun doute qu’il pourra donner, très vraisemblablement, une force suffisante à Corbyn et McDonnell pour avoir une majorité à Westminster.
Mais le rappel par Nunns que le Labour est un parti de gouvernement, non formaté pour se confronter à l’État ou pour défier l’ordre établi, vaut pleinement. Les gants que le programme électoral de 2017 a pris avec le patronat industriel et le caractère très prudent des mesures fiscales en témoignent. [23] En interrogeant l’histoire du Labour au gouvernement, il n’y a qu’entre 1945 et 1948, lors du gouvernement Atlee que le conseil des ministres a compté une phalange de dirigeants acquis pleinement aux intérêts de la classe ouvrière et possédant une détermination suffisante pour profiter de rapports de force favorables et imposer à la bourgeoisie britannique des réformes qui entamaient momentanément ses positions quelque peu. Mais c’est sous le même gouvernement que le Royaume-Uni s’est engagé dans l’armement nucléaire, contre les positions très majoritairement anti-nucléaires des adhérents du Parti travailliste. Le gouvernement Wilson de 1964-1970 a à son acquis l’abolition de la peine de mort, la légalisation de l’avortement et celle de l’homosexualité, ce qui n’était pas rien à l’époque, mais c’est lui qui a permis à la City d’entamer le processus de libéralisation financière mondiale. Corbyn et McDonnell sont indiscutablement faits du même métal qu’Aneurin Bevan ou Tony Benn, mais même si la bourgeoisie britannique est affaiblie et déstabilisée politiquement par le Brexit et la crise du Parti conservateur, les rapports entre travail et capital restent en faveur du second. L’héritage impérial perdure lui aussi. Corbyn a dû se rallier à la production du Trident, équivalent britannique du Rafale.
Pour conclure, au Royaume-Uni il n’y a pas de « lendemains qui chantent » en vue, mais, à la différence de la France, il y règne un climat politique non délétère et même enthousiaste à gauche. La perspective est celle d’une arrivée de Corbyn et McDonnell au gouvernement qui ouvrirait une période marquée par une vraie volonté de faire voter au Parlement et de mettre en œuvre des réformes qui amélioreraient la vie des classes populaires et des classes moyennes et qui réduiraient le chômage des jeunes. La part du futur programme, qui sera une mouture un peu améliorée de celui de 2017 et qui sera appliquée, n’est pas donnée. Tout dépendra de l’ampleur de la victoire et, à l’intérieur de la majorité, du nombre de députés du Labour prêts à être un tantinet radicaux, du fait de leurs propres convictions mais aussi du degré d’intensité de la pression que la jeunesse exercera sur eux. Une fois Corbyn et McDonnell à Whitehall le sursaut collectif qui les a portés depuis 2015 continuera-t-il ? L’histoire nous le dira.