Entretien avec Emilio Taddei,

mercredi 4 avril 2018, par Isabelle Bourboulon *

Entretien avec Emilio Taddei,

politologue argentin, membre du Groupe d’études sur l‘Amérique latine et les Caraïbes (GEAL)

Cet entretien a été réalisé à Buenos Aires dans le cadre du Sommet des peuples qui se tenait du 7 au 13 décembre 2017, en même temps que la 11e conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Propos recueillis par Isabelle Bourboulon

Comment analysez-vous la situation en Amérique latine ?

Elle se caractérise par une nouvelle offensive néolibérale, matérialisée par les nouveaux gouvernements de droite en Argentine, au Brésil et au Chili, notamment. Mais, dans le même temps, des résistances continuent à se manifester, que les gouvernements ne parviennent pas à juguler totalement. Regardez, par exemple, ce qui s’est passé au Honduras : la tentative de relégitimer un président illégitime, car élu frauduleusement, a mis des centaines de milliers de personnes dans la rue.

Ici, en Argentine, depuis le premier jour de la prise de fonction du président Macri, des conflits ont éclaté qui n’ont pas réussi à se traduire politiquement, mais au cours desquels des convergences se sont produites, par exemple contre l’augmentation des tarifs des services publics ; avec parfois même des victoires, comme lors de la grève de l’éducation l’Éducation nationale dans la province de Buenos-Aires qui a permis d’obtenir des augmentations de salaires supérieures à ce que voulait le gouvernement.

Au mois de décembre dernier, on a assisté à une semaine de mobilisations massives. Quel était l’enjeu ?

Après être ressorti renforcé par les élections législatives, le gouvernement a lancé un paquet de réformes néolibérales sur la fiscalité, les retraites et le droit du travail, pensant que tout cela allait passer tranquillement. Eht bien, non. Après une semaine de mobilisations très intense, le gouvernement Macri a vécu sa première grande crise politique. Le 18 décembre, toute la gauche et les différents secteurs du kirchnérisme se sont retrouvés dans la rue contre les réformes. Même la CGT qui, jusque-là, avait conservé une posture de dialogue avec le gouvernement, a appelé à la grève générale, dépassée qu’elle était par la dynamique sociale. Le spectre de la crise de 2001 est réapparu, avec plusieurs jours de « casserolades » dans les rues de Buenos Aires. Nous avons vécu cette semaine-là une rupture qui autorise des scénarios de recomposition possible pour les temps à venir.

Sur quoi porte la réforme des retraites, concrètement ?

Cette réforme est clé pour le budget 2018 : 100 milliards de pesos vont être transférés des caisses de retraites vers l’État pour financer les échéances des dettes empruntées sur les marchés financiers internationaux. Avec l’alibi de la faillite des systèmes de retraite… Mais les gens ont bien compris que c’était du vol. La dette argentine (216 milliards de dollars) a augmenté de 30 % entre 2016 et 2017 car, depuis deux ans, le programme économique de Macri se finance par un déficit public croissant. L’accès aux marchés financiers est donc décisif pour le gouvernement. Devant ce processus d’endettement massif, même les économistes libéraux ont dit « stop, on va droit dans le mur ! ».

La réforme du calcul des retraites prévoit de réduire l’augmentation des pensions, en l’indexant sur l’indice officiel mesurant l’inflation. L’augmentation des retraites en mars sera ainsi de 5,7 % au lieu de 14 % selon le calcul actuel. Pour compenser le manque -à -gagner (et en attendant un hypothétique contrôle de l’inflation), le gouvernement a décidé d’octroyer une allocation de 750 pesos (37 euros) aux retraités ayant cotisé pendant trente ans et dont les pensions sont inférieures à 10 000 pesos (500 euros). La nouvelle loi repousse également l’âge de départ à la retraite de 65 à 70 ans pour les hommes et de 60 à 63 ans pour les femmes.

On a constaté que la grande manifestation du 18 décembre, jour de la grève générale, était composée essentiellement des organisations syndicales et de l’économie populaire, c’est-à-dire de travailleurs actifs et non pas de retraités. Le monde du travail est conscient que cette loi concerne bien l’ensemble des travailleurs, formels et informels. La force conceptuelle et politique de cette manifestation a fait peur au gouvernement. Ce qui explique aussi malheureusement l’ampleur de la répression, comme une sorte de répétition générale face à un contexte de crise sociale et politique qui pourrait prendre de l’ampleur dans les mois à venir.

Beaucoup de gens dénoncent aussi l’augmentation du coût de la vie…

C’est un trou noir du programme de Macri qui avait construit sa campagne présidentielle en prétendant vouloir s’attaquer à l’inflation. Les économistes du gouvernement avaient estimé une inflation à 18 % pour fin 2017 et on est déjà à plus de 27 %. La perte de pouvoir d’achat depuis deux ans est très sensible. Il y a eu un bras de fer avec les syndicats qui revendiquaient des augmentations de salaires tenant compte de l’inflation. Certains syndicats ont obtenu gain de cause, notamment dans le secteur privé. Dans l’éducation, le gouvernement a reculé et accordé 20 % d’augmentation.

Quant aux tarifs des services publics - gaz, essence et électricité - ils ont subi des hausses drastiques, jusqu’à 700 % (pour l’anecdote, le ministre de l’énergie est l’ancien PDG de Shell en Argentine). À titre d’exemple, mes factures d’électricité pendant les mois d’hiver ((juin, juillet, août) étaient en 2015 de 600 pesos par mois ; elles sont maintenant de 3 500 pesos par mois. À signaler aussi que la réforme des retraites va toucher surtout les femmes à cause du changement du mode de calcul sur le nombre d’enfants et de la baisse des allocations familiales. On va sûrement assister à une féminisation croissante de la pauvreté, dont les effets vont se sentir très rapidement.

Peut-on imaginer que le kirchnérisme relève la tête, malgré les accusations portées contre Cristina Kirchner ?

La pression judiciaire contre l’opposition fait partie du jeu du gouvernement. Cristina Kirchner a été officiellement inculpée pour corruption et entrave à l’enquête sur l’attentat contre la mutuelle juive AMIA (Association mutuelle israélite argentine), à Buenos Aires, qui avait fait 85 morts le 18 juillet 1994. C’est le plus grave acte antisémite jamais perpétré en Amérique latine et la principale attaque terroriste subie en Argentine [1].

Dans cette affaire, elle était même poursuivie pour trahison de l’État, mais l’accusation a été rejetée par la Cour constitutionnelle. Depuis quelques mois, on est surtout entré dans une nouvelle phase de criminalisation du mouvement social. Le 1er août dernier, Santiago Maldonado, un militant qui s’était solidarisé avec la lutte des Mapuche, a disparu. Rafael Nahuel, un indien mapuche, a été assassiné fin novembre. Le gouvernement a aussi considérablement renforcé son contrôle sur la justice en prenant celui du Conseil de la magistrature et la majorité à la Cour suprême. Les quelques juges encore indépendants sont pris en tenaille et parfois poursuivis eux-mêmes.

Est-ce que le kirchnérisme pourrait revenir au pouvoir sans Cristina Kirchner ? Cela paraît impossible, car elle a encore une popularité importante : elle a été élue aux dernières législatives avec trois millions de voix dans la province de Buenos Aires. Mais, en tant que militant de la gauche populaire et indépendante, je considère que c’est plus compliqué. La possibilité de faire face au processus néolibéral nécessite la construction d’un front de convergence large, y compris avec le kirchnérisme et surtout le kirchnérisme de gauche anti- néolibéral. Nous verrons ensuite si cela peut déboucher sur une option électorale en 2019. L’essentiel pour le moment n’est pas de préparer la prochaine échéance électorale, mais de se poser la question de la construction d’une stratégie sociale de mobilisation.

Il faut aussi tenir compte du fait que Macri est confronté à un dilemme : les marchés financiers lui ont fait comprendre que pour continuer à emprunter, il lui fallait mener une politique d’ajustement structurel. C’est son talon d’Achille. Et c’est pourquoi ce qui s’est passé en décembre n’est pas une bonne nouvelle pour le gouvernement.

Est-ce que la campagne électorale au Brésil, avec un possible retour de Lula, pourrait avoir une influence sur la situation en Argentine ?

Une situation de crise politique majeure au Brésil aurait sans doute des retombées en Argentine, car l’économie argentine est de plus en plus dépendante du Brésil. Sur l’accord de libre-échange Mercosur/UE, c’est Macri qui a le leadership. Temer l’accompagne mais n’est pas en position dominante, car son assise politique est plus fragile et des fractions de la bourgeoisie brésilienne sont assez réticentes. D’ailleurs, Macri aimerait bien se gagner une stature internationale, mais pour le moment il n’y a pas vraiment réussi : la conférence de l’OMC a été un échec total ; le prévoyant plus ou moins, il voulait à tout prix annoncer la signature d’un accord politique avec l’Union européenne, ce qui n’a pas été possible à cause des divisions entre États -membres sur ce dossier.

Maintenant il a fixé un nouveau cap : un accord UE/Alliance du Pacifique (Chili, Colombie, Pérou, Mexique), avec en ligne de mire une fusion entre les pays du Mercosur et ceux de l’Alliance du Pacifique. Mais il est aussi confronté à un scénario régional dans lequel la politique menée par Trump a une influence. Même sur ce plan-là, les choses ne sont pas aussi simples que ce qu’il avait pensé. Ce qui ne veut pas dire que l’accord Mercosur/UE ne pourrait pas être signé, car l’axe déterminant est l’entente entre l’Argentine et l’Allemagne. Quant à la France, elle rechigne à cause du volet agricole du projet. Si ce frein sautait, l’accord pourrait être signé.

C’est pourquoi un de nos défis est de construire une campagne sur ce projet d’accord de libre-échange dont les conséquences seront catastrophiques sur le marché du travail (ouverture des marchés publics) et l’environnement (déforestation pour élevage intensif de bovins et extension des cultures de soja). Cet accord correspond à une tentative de recolonisation de nos pays, et pour l’Europe c’est un jackpot. Pour une stratégie de campagne efficace, nous pouvons nous appuyer sur notre expérience des mobilisations contre l’ALCA (accord de libre-échange des Amériques). Cet accord a échoué car nous avons su travailler sur ses conséquences sur la situation politique interne. De plus, la crise de 2001 était encore dans toutes les mémoires.

Quelle est la raison du conflit actuel avec les indiens Mapuche ?

Pendant le deuxième mandat de Cristina Kirchner, une loi avait été votée au Parlement pour régler la question des terres des peuples originaires. Cette loi fixait un délai pour effectuer le recensement des terres, délai qui a expiré en novembre dernier. D’où un conflit ouvert avec les communautés indigènes, dont les indiens Mapuche sont les plus radicaux. Ensuite, il y a aussi un conflit à propos des terres achetées par de grandes entreprises comme Benetton, qui s’est soldé par la mort de Santiago Maldonado.

Celui au cours duquel a été tué le jeune Mmapuche, Rafael Nahuel, portait sur la revendication des terres d’origine qui renvoie à l’offensive extractiviste en général, notamment dans le cas du gisement de Vaca Muerta. Il s’agit d’un des plus grands gisements mondiaux de gaz de schiste [2], situé en Patagonie sur une surface grande comme la Belgique (30 000 km2). Pour convaincre les compagnies pétrolières d’investir, en particulier Total, Macri a négocié de nouvelles conditions de travail avec les syndicats pour réduire les coûts de production [3]. Ce gisement, situé sous une couche de pétrole conventionnel qui est déjà exploité depuis plusieurs décennies, couvre trois territoires argentins : Neuquen, Rio Negro et Mendoza. Les communautés indigènes qui habitent sur ces terres souffrent depuis des années des dégâts provoqués par l’industrie pétrolière. La lutte contre l’extractivisme et les activités minières n’est pas nouvelle et renvoie à la période de Cristina Kirchner : lors de la découverte des gisements de gaz de schiste, elle avait accepté de signer un accord honteux, resté secret jusqu’à aujourd’hui, avec Chevron.

Mais tout s’est encore aggravé avec l’élection de Macri dont une des premières mesures a été de réduire les taxes à l’exportation des industries minières. Celles-ci étaient déjà très faibles, maintenant il n’y en a carrément plus : les compagnies minières sont entièrement exemptées d’impôts ! Il y a un lien aussi avec la réforme des retraites : la réduction des taxes à l’exportation du soja et l’annulation des taxes à l’exportation pour les compagnies minières ont évidemment entraîné une diminution des recettes fiscales. Il a donc fallu trouver d’autres moyens pour financer le déficit public…

Le mouvement des femmes en Argentine est très vivant, ce dont témoigne la campagne contre les féminicides « Ni una menos » (pas une de moins). Comment se caractérise ce mouvement ?

C’est une des composantes des mobilisations récentes. Le mouvement des femmes s’est reconstitué ces trois dernières années dans le contexte d’une augmentation dramatique des féminicides. Il a d’ailleurs servi d’exemple au niveau régional et mondial. Pour la première fois depuis des décennies, les grandes manifestations avec pour mot d’ordre « Ni una menos » ont réussi à mobiliser des secteurs très populaires - on parle ici d’un « féminisme populaire ».

Un congrès national des femmes se tient tous les ans depuis une trentaine d’années, où convergent des femmes de différentes organisations, y compris de la droite catholique, même si la sensibilité de gauche est majoritaire. En 2017, pendant les trois journées du congrès, 70 000 militantes sont venues. Bien sûr, ici aussi on a parlé des affaires de harcèlement, et des dénonciations ont eu lieu dans le domaine du show business (un journaliste connu de la radio a été dénoncé et viré). Mais ici, ce n’est pas seulement une question de harcèlement, mais de vie et ou de mort. Ce qui montre que le développement de la crise en Argentine et en Amérique latine s’est accompagné dans les rapports sociaux d’un renforcement du patriarcat. En même temps, il y a eu ces dix dernières années des avancées importantes sur le plan des mœurs : la loi du mariage égalitaire et la loi sur l’égalité de genre ont participé à la démocratisation des rapports de genre, malgré la féminisation de la pauvreté qui joue contre cette dynamique.

Notes

[1Les premières accusations pour entrave à l’enquête au profit de l’Iran avaient été lancées en 2015 par le procureur Alberto Nisman. La veille de la présentation de son dossier contre Mme Kirchner au Congrès, le magistrat avait été retrouvé mort d’une balle dans la tête dans son appartement de Buenos Aires. Les circonstances de sa mort n’ont jamais été élucidées….y cvices publics ; re 2017,es peuples permettent de lui avec la campagne.y cvices publics ; re 2017,es peuples permettent de lui avec la campagne

[2L’Argentine est au 2e rang mondial par ses réserves de gaz non conventionnel.

[3Voir La Croix, 27 avril 2017.

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