Éditorial : Un, vingt, cinquante, deux cents

mercredi 4 avril 2018, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

L’année 2018 verra plusieurs anniversaires être, sinon célébrés, du moins bien marqués. Le plus vieux d’abord : 200 ans pour Marx. Puis, 50 ans pour Mai 68 et 20 ans pour Attac. Enfin, 1 an pour la dénonciation publique mondiale des violences et agressions sexuelles faites aux femmes. Y a-t-il quelque chose de commun à ces quatre événements ? Marx est le penseur critique du capitalisme, du travail aliéné et des rapports de classes. Mai 68 est, conjointement, l’irruption d’une jeunesse à l’étroit dans des cadres universitaires hiérarchiques désuets et la révolte du salariat abruti par les cadences infernales des usines tayloriennes d’après-guerre dans un capitalisme en pleine expansion. Attac est une composante majeure de l’altermondialisme, qui éclot lorsque la financiarisation de l’économie provoque crise sur crise. Il y a une sorte de fil conducteur entre Marx, Mai 68 et Attac. Ce fil, c’est la quête de l’émancipation, hors du cadre de la marchandisation qui plonge l’humanité dans le chaos social, écologique et politique. Mais la mise au grand jour de la violence exercée à l’encontre des femmes permet de réaffirmer que l’exploitation et la domination qu’elles subissent ne sont pas réductibles à l’exploitation et à la domination liées au rapport social capitaliste.

C’est ce dernier problème qui nous a conduits à proposer un dossier consacré au féminisme aujourd’hui, reconnu comme un facteur décisif de l’émancipation des femmes et, certainement, de l’émancipation de l’humanité tout entière, tellement cette dernière ne pourrait être sans celle d’une de ses moitiés. Mais c’est un féminisme qui est traversé de débats, peut-être même d’incertitudes ou de contradictions. Sauf en ce qui concerne la détermination sans faille de mettre fin aux multiples violences subies par les femmes. Notre dossier ne prétend pas à l’exhaustivité, mais essaie d’aborder plusieurs de ces questions sous des angles différents.

Nous choisissons d’ouvrir ce dossier par un texte littéraire de Sophie Rabau sur Carmen, le personnage de Mérimée qui connaît dans l’opéra de Bizet un destin tragique. Symbole de liberté et en même temps de victime de la violence prétendument amoureuse, Carmen peut-elle connaître un sort meilleur ? Pourquoi les femmes sont-elles le plus souvent des victimes à l’opéra ? Est-ce une représentation de la triste réalité ? Que signifie le renversement que la dernière mise en scène de l’opéra a proposé en faisant de Carmen celle qui tue et non pas qui est tuée ? Une invitation, nous dit l’auteure, à accueillir « toutes les variantes qu’une œuvre peut offrir, en cherchant non les cercles fermés, mais les lignes de fuite » car « lire, parfois, c’est résister ».

Nous publions ensuite l’entretien accordé par la philosophe Chantal Jacquet à L’Humanité, avec l’autorisation du journal. « Exister, c’est désirer », explique-t-elle. « Le désir est la force de vivre à l’œuvre qui s’objective et se décline selon diverses modalités affectives. Il est donc premier et déterminant, bien qu’il puisse être déterminé en retour et devenir désir de quelque chose en se focalisant sur des objets particuliers. C’est pourquoi Spinoza en fait l’affect primaire à partir duquel on peut déduire et spécifier tous les autres. Mais il n’existe pas préalablement un monde d’objets désirables en soi qui mettent le désir en branle. C’est le désir qui crée le désirable et non pas le désirable qui crée le désir. »

Plusieurs articles suivent pour décliner les questions de sexe et de genre qui sont au cœur des normes et des représentations dans la société. Marie Duru-Bellat demande si l’on doit choisir d’être femme ou homme. Or, « une police du genre est mise en place, dès l’enfance, qui vise à façonner les corps et les esprits ». Il s’ensuit que « les normes de genre sont porteuses de violence ». Et « l’obligation de se définir conformément à son genre est caractéristique des formes que prend aujourd’hui la domination masculine » et qui « justifient » les inégalités. Isabelle Bourboulon raconte ensuite la lutte menée en Argentine par le mouvement « Ni Una Menos » (pas une de moins), né pour s’opposer aux assassinats de femmes qui sont de véritables crimes de genre. Le mot « féminicide » désigne la manière dont une société banalise de tels crimes considérés comme naturels, portés contre les femmes tenues pour objets de consommation. Nathalie Arguin présente le mouvement au Québec et au Canada qui a lancé le mot d’ordre « féministe tant qu’il le faudra » pour faire taire et cesser toutes les agressions contre les femmes. Ce mouvement relie son combat à celui pour défendre les services publics dont la remise en cause pénalise en premier lieu les femmes.

Annick Coupé retrace la lente et laborieuse acceptation des femmes à l’intérieur du syndicalisme. Conçu comme une affaire d’hommes et entre hommes, celui-ci a été long à faire une place aux militantes. Ce n’était pourtant pas faute de luttes dans lesquelles les femmes avaient joué un rôle important. Des petits pas vers davantage d’égalité de salaires et de responsabilités ont été accomplis, mais il reste à regarder avec des « lunettes de genre » les pratiques syndicales pour que les choses avancent vraiment.

Stéphanie Treillet réinsère les luttes féministes de notre période au sein de l’altermondialisme et leur théorisation au sein des débats qui traversent ce courant, jusque dans les rangs d’Attac, notamment sur le développement, la décroissance, les inégalités sociales et de genre. Elle montre que ces luttes furent au devant des refus des politiques d’ajustement structurel des institutions internationales.

Yveline Nicolas met l’accent sur la spécificité de l’écoféminisme. Celui-ci s’écarte de la vision essentialiste qui considère les femmes « naturellement » proches de la nature puisqu’elles sont mères et donnent la vie. Il ne subordonne pas les droits des femmes au combat contre le capitalisme mais il souligne que les femmes sont en première ligne contre les projets écocides et extractivistes.

Sonia Dayan-Herzbrun montre la pluralité et la diversité des sociétés musulmanes. Il se pourrait bien que la pratique de l’islam soit compatible avec un processus de transformation sociale, car il n’existe pas qu’un seul modèle de la modernité. Les femmes ont pris une part très active aux « printemps arabes », ainsi que, auparavant, aux luttes anticoloniales et de libération. Aujourd’hui, c’est de l’intérieur de l’islam que commencent à être posées les questions de viol, du harcèlement sexuel ou des inégalités, tant de salaires que de partage des tâches domestiques. Le rapport au corps et à la sexualité est vu sous l’angle de l’intime et de la spiritualité. Dans leur diversité, « ces femmes musulmanes s’unissent dans la recherche d’une même conciliation entre leur foi et leur désir de s’affirmer comme des êtres humains à part entière et à égalité avec les hommes ».

Le dossier aborde ensuite un volet plus théorique avec trois articles. Le premier est extrait d’un livre de la sociologue Christine Delphy qui veut « en finir avec la théorie de la plus-value » qui n’est, selon elle, ni en mesure d’analyser l’exploitation capitaliste ni l’exploitation domestique des hommes sur les femmes. Elle entend fonder une théorie générale de l’exploitation qui prenne en compte les deux à la fois. Vient ensuite un plaidoyer d’Éliane Viennot en faveur de l’écriture inclusive, car le langage exprime les violences sexistes : la féminisation des noms devrait être générale, alors qu’elle n’est admise que très partiellement. Elle revient aussi sur l’origine de cette règle qui veut que, dans la grammaire française, le masculin l’emporte sur le féminin, qui n’a rien d’absolu, et qui peut donc être modifiée.

Faut-il changer les mots pour changer les choses ? Jean-Marie Harribey examine les arguments de ses deux collègues précédentes. L’exploitation domestique subie par les femmes est avérée, mais on ne peut reprocher au concept de plus-value de ne pas expliquer ce pour quoi il n’a pas été pensé. Trouver une théorie générale de l’exploitation pour deux catégories d’exploitation postulées comme étrangères l’une à l’autre est donc, selon lui, voué à l’échec. Quant à l’écriture inclusive, si la féminisation des noms est indispensable pour désigner la qualité des personnes, le genre des mots est le résultat des évolutions historiques des langues et des cultures, différentes selon les pays et les régions. Il diffère d’une langue à l’autre pour le même objet ou le même concept, sa distribution entre le masculin et le féminin est aléatoire, et il n’a pas grand-chose à voir, affirme l’auteur, avec la domination (universelle celle-là) des hommes sur les femmes.

Deux textes éthiques et politiques terminent ce dossier. Le premier est de Jacques Testart qui, depuis des années, attire l’attention sur les dangers de la procréation médicalisée. Il sait de quoi il parle puisqu’il fut l’un des chercheurs en pointe sur cette technique. Mais il en voit aujourd’hui les risques : négation des droits de l’enfant ignorant ses racines génétiques, risque d’eugénisme avec le tri des embryons, marchandisation de produits du corps humain, soumission des personnes à l’assistanat médical. Et les lois de bioéthique adoptées successivement dérivent vers une permissivité croissante et vers « une démesure du désir de toute-puissance ». Geneviève Azam lui fait écho en abordant de front l’épineuse question de la gestation pour autrui. La GPA ne peut pas être éthique, explique-t-elle, car elle participe du « processus plus global de l’économie de la vie et de la reproduction ». Celle-ci est à l’œuvre depuis que les brevets sur le « vivant » et leur commercialisation ont été autorisés dans le cadre de l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur la propriété intellectuelle (ADPIC). Le risque de marchandisation des utérus est au bout de la GPA. « La GPA ouvre les vannes d’une espérance technicienne, dans un monde soumis à une panne d’imagination politique. »

Des membres de la Commission genre d’Attac ont transmis à la rédaction des Possibles un poème reçu de la Docteure Michèle Dayras en hommage à José Dillenseger, récemment disparu.

La nature des discussions ouvertes par les contributions à ce dossier nous conduit à rappeler que la revue Les Possibles est une revue ouverte et que le contenu des articles est de la responsabilité de leurs auteurs et n’engage pas l’association Attac.

La partie « Débats » de ce numéro présente sept textes, certains revenant sur des débats abordés dans des numéros précédents. Le premier est de Philippe Corcuff qui examine les ressorts de la vive polémique qui a éclaté au sein des sociologies français dans la revue Le Débat en 2017. Se référant abusivement à Max Weber, quelques sociologues, devenus au fil des ans anti-bourdieusiens et anti-foucaldiens, font le procès de la sociologie critique de la domination. Procès très mal mené et largement sans fondement scientifique, estime Corcuff, et qui travestit le concept wébérien de neutralité axiologique des sciences sociales, c’est-à-dire de neutralité du point de vue des jugements de valeur.

Nous publions ensuite un entretien accordé par Emilio Taddei qui fait le point sur la situation sociale et politique en Amérique latine, particulièrement en Argentine où les réformes néolibérales battent leur plein. Depuis plus d’un demi-siècle, le colonialisme à la française en Afrique n’a pas disparu : Kako Nubukpo plaide en faveur de l’abolition du franc CFA. Thierry Uso fait ensuite un état des lieux des cartographies des cours d’eau et des zones de non-traitement aux pesticides au service du système agro-industriels. Michel Cabannes montre que ce qu’on appelle les fractures territoriales sont largement une conséquence de la mondialisation. Fragmentation et redéploiement du développement et de l’emploi en sont tributaires.

Dans plusieurs numéros précédents, une large discussion avait été ouverte sur les thèses des philosophes Ernest Laclau et Chantal Mouffe. Ici, Marie-Claude Bergouignan apporte sa pierre au décryptage des analyses de Chantal Mouffe. Elle prend ses distances avec la philosophe qui renonce en fait à Marx comme à Gramsci, au point de se demander « si l’idéalisme n’est pas au rendez-vous ».

La remontée du parti travailliste au Royaume-Uni grâce au programme résolument de gauche de Jeremy Corbyn fait espérer un changement de la situation politique britannique. François Chesnais replace ce renouveau dans une perspective historique de long terme. En effet, il faut rappeler les liens organiques entre les Trade Unions et le Labour Party pour comprendre les enjeux actuels et espérer un peu au royaume de Sa Majesté.

La revue des revues préparée par Jacques Cossart consacre un premier article au féminisme vu par les lunettes des institutions internationales. Il faut dire que ces institutions ne sont pas aveugles sur la condition féminine dans le monde, mais elles sont encore très myopes. Espérons que les événements récents et les analyses rapportés dans notre dossier contribueront à ouvrir si peu que ce soit les yeux des scrutateurs patentés du monde. La revue des revues traite ensuite de chapitres souvent ouverts : l’agriculture glyphosatisée, la faim dans le monde qui n’est pas étrangère à ce modèle agricole, le ruissellement à l’envers de la richesse, la protection sociale versus la rente financière et le moins-disant fiscal.

La meilleure façon de marquer les anniversaires évoqués au début serait de tirer quelques leçons de l’histoire remplie de répétitions, mais aussi de rebondissements. À ce sujet, au moment où ces lignes sont écrites, la terreur a encore frappé dans deux villes de l’Aude, tuant quatre personnes. Et un officier de gendarmerie s’est offert héroïquement au massacre pour sauver une autre vie. Un agent de l’État a pris très au sérieux sa mission, celle de l’intérêt général. Loin des préconisations néolibérales absurdes de démantèlement de l’État. Loin aussi de certains slogans simplificateurs sur la nature des institutions étatiques qui seraient exclusivement vouées à la défense d’intérêts de classes, sans aucune marge possible. Le geste de cet homme est le premier geste véritablement antiterroriste : il détruit la symbolique héroïque voulue par le fanatisme djihadiste. Il donne à espérer que 2018 soit l’année zéro d’une période nouvelle, et pas seulement celle d’anniversaires.

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