Gauche : Du bon usage de la nation et de la souveraineté

mardi 19 décembre 2017, par Roger Martelli *

L’Europe, on le sait, n’est plus du domaine des « relations internationales ». L’Union oriente les politiques économiques et façonne le droit français. La capacité à parler de l’espace continental et à en faire un terrain national de lutte est un enjeu structurant. Mais cet enjeu est redoutable, source permanente de confusion, d’illusion, de ressentiment ou de désespérance. Le prochain horizon électoral est celui des élections européennes de 2019. Dans ces temps de grande turbulence continentale, il est décisif de définir l’état d’esprit qui pourra le plus utilement alimenter la controverse publique. C’est moins une question de programme que de cohérence, dans le projet comme dans le discours…

Il est des débats qui ne méritent pas que nous nous y épuisions. Celui du « souverainisme » en fait partie. Il m’est déjà arrivé de dire que je me méfie de ces notions en « -isme » qui donnent l’impression que l’on maîtrise un problème, alors même que l’on est en train de l’obscurcir. « Totalitarisme » et « populisme » font ainsi partie des mots qui permettent d’englober, dans une même réprobation, des phénomènes radicalement antagoniques. Je considère que le « souverainisme » peut s’ajouter à la liste. Ce n’est pas parce que l’on se réfère au désir d’agir sur la société comme un « tout » que l’on est totalitaire ; ce n’est pas parce qu’on se réclame du « peuple » que l’on est populiste ; ce n’est pas parce que l’on invoque la « souveraineté » que l’on est souverainiste. En revanche, il est des manières de parler de la nation et de la souveraineté qui peuvent présenter des risques qu’il vaut mieux évaluer.

Pour de nombreux responsables de la France insoumise, l’objectif stratégique est de ne pas laisser les symboles de la nation à l’extrême droite. Voilà qui n’a rien de choquant, en tout cas pour des oreilles bercées par le discours communiste de l’apogée. La nation fait partie des affects mobilisateurs, depuis la fin du XVIIIe siècle. Elle relève de ce que l’historien américain Benedict Anderson a appelé la « communauté imaginée », immatérielle certes, mais pas moins réelle que tout autre objet social. Elle n’est pas de même nature que les autres affects, par exemple ceux de la classe ou de la religion, mais elle s’articule avec eux.

La nation en elle-même ne peut être dotée d’un signe positif ou négatif. Se réclamer d’elle peut être propulsif ou négatif, progressiste ou rétrograde : tout dépend du moment et du lieu. Partout, elle peut être l’une ou l’autre, parfois l’une après l’autre. Aucune forme d’attachement à la nation ne préserve des dérives possibles vers le quant-à-soi cocardier et belliciste. En sens inverse, aucune n’interdit à l’imaginaire collectif de contribuer à l’émancipation collective des individus. Il n’y a pas « une » conception française de la nation et « une » conception allemande, mais « des » conceptions qui peuvent être parfaitement antagoniques.

Dans le cas de la France, la nation « naît » à gauche. Fille de la Révolution, elle fait corps avec l’émergence de la souveraineté populaire, l’appel à la citoyenneté et le magistère de la loi. Mais son origine révolutionnaire ne l’a jamais empêchée, dès les premiers temps, de glisser vers l’esprit de fermeture et l’exaltation de la puissance. Patriotisme et nationalisme ne se confondent pas. Ils s’opposent même souvent, mais ils s’entremêlent aussi. Tout compte fait, c’est en se réclamant de la conception de la nation énoncée par Jaurès que ses héritiers socialistes s’engagèrent, en 1914, dans une « Union sacrée » qui en tuait pourtant l’esprit.

J’affirme toutefois que l’époque actuelle oblige à la plus grande prudence, quand on use ostensiblement du référent national. Nous sommes à un moment où, « état de guerre » et obsession identitaire aidant, la mondialisation financière et ses ravages poussent un peu partout à la montée du repli sur soi, des égoïsmes et des ressentiments. La poussée des extrêmes droites, des ethnocentrismes, des nationalismes de riches est l’effet redoutable des polarités séparant les êtres humains des démocraties en panne et d’une politique qui perd de son sens. Quel que soit le lieu, monde, regroupement continental, nation ou local, nous subissons les contrecoups de cette dépossession et de ce recul de l’espérance.

Inutile de se le cacher : le nationalisme qui domine notre temps n’est pas un nationalisme progressiste, mais un nationalisme de rétraction et d’exclusion. Il est aux antipodes de cette fierté nationale qui irrigua le combat populaire démocratique, des sans-culottes jusqu’à l’antifascisme et au-delà. Il est des moments qui, plus que d’autres, portent le souci de l’enracinement national vers la méfiance vis-à-vis de l’autre, la xénophobie, le tracé des frontières, le refus du partage. Voilà qui ne doit conduire en aucune manière à renoncer à toute référence appuyée à la nation et aux valeurs qu’elle peut alimenter. Mais cela devrait pousser à manier avec prudence la propension à survaloriser son usage.

On peut d’autant moins le faire que, si la question de la souveraineté est au cœur des enjeux démocratiques contemporains, rien n’oblige à la polariser sur la seule question nationale. Le décisif, quand on insiste sur la souveraineté, est de rappeler qu’elle vaut dès l’instant où elle est « populaire » et que ce qui importe n’est donc pas le territoire dans lequel elle doit s’exercer. Sur quoi fonder l’idée qu’il est un lieu où cette souveraineté serait plus pertinente qu’ailleurs ? La proximité et la familiarité ? Autant dire qu’il n’y aurait alors de souveraineté possible qu’au niveau du local le plus étroit, ce qui reviendrait à admettre que tout autre territoire est voué à la souveraineté des « compétences » et donc au pouvoir des technostructures.

Dans ce contexte, l’enjeu n’est pas de disputer quoi que ce soit à l’extrême droite, mais de travailler à déplacer majoritairement les terrains de la controverse. Où que l’on soit, dans une municipalité, en France, en Europe et au-delà, la source des maux est partout la même : l’exaltation de la concurrence, la promotion de la gouvernance et le culte de l’identité. Arracher la nation à l’extrême droite en reprenant ses mots est aussi illusoire que penser pouvoir arracher l’idée de liberté au libéralisme dominant. C’est seulement en rattachant des valeurs au socle intangible de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité que l’on empêche la dérive populaire, vers les délires ethnocentristes de l’extrême droite ou vers la résignation macronienne devant le règne de la finance.

La reprise pure et simple des discours anciens de la « nation révolutionnaire » n’empêchera pas massivement cette double tentation possible. Par elle-même, l’idée nationale ne protège pas de l’ultralibéralisme, pas plus que l’idée européenne ne prémunit contre les dérives nationalistes et ethnocentristes. Au contraire, la fièvre nationaliste, en Espagne, en Autriche, en Hongrie ou ailleurs et les errances de la « gouvernance » européenne se nourrissent, comme deux faces d’un même phénomène qui aliène les peuples tout aussi bien que les individus.

En outre, nous ne sommes plus dans les années 1930, ni même dans ces années d’après-guerre où l’État national était un pivot majeur de la régulation des sociétés. Ce n’est pas qu’il ait perdu toutes ses capacités, loin de là, mais nous vivons dans une autre époque. Le monde, d’une certaine façon, a été réuni sous la férule d’une mondialisation financière qui se confond avec le règne universel de la marchandise. La mondialisation est aujourd’hui celle du capital, de part en part. On n’infléchit donc pas cette mondialisation : on la combat.

N’oublions pas toutefois qu’elle est la réponse capitaliste à un besoin qui, lui, n’a rien de capitaliste en soi. Désormais, les sociétés humaines sont interpénétrées, ce qui trace pour toute l’humanité les contours d’une communauté planétaire de destin, économique, sociale, écologique, culturelle. À côté de la mondialisation, ou plutôt recouverte par elle et même contredite par elle, il y a ce que le poète Édouard Glissant appelle la « mondialité », c’est-à-dire l’interdépendance généralisée de tous les devenirs humains. Dès lors, il y a quelque chose de dépassé dans les manières anciennes de « faire monde ». La domination impériale, l’équilibre des puissances ou même la juxtaposition des États-nations ne suffisent plus à régir le développement global du monde tel qu’il est.

Nous sommes dans une époque où nous trouvons tout à la fois des nations (l’État national reste un cadre de base incontournable de la souveraineté populaire), des relations nécessaires entre les nations (de « l’inter-nations » pourrait-on dire) et des formes de gestion globale qui se situent d’ores et déjà au-delà des nations (on peut alors parler de « supranational »). Que cela plaise ou non, que cela soit complexe ou non, c’est sur ces trois registres que se joue l’avenir de l’émancipation et du développement sobre des capacités humaines. Placer l’un ou l’autre, quel qu’il soit, en position prééminente peut l’affaiblir, alors même que l’on souhaite le conforter.

Comment peut-on croire d’ailleurs que l’extension démocratique et la lutte contre la logique financière seraient plus faciles dans le cadre national ? Dans les années 1970-1980, c’est d’abord dans chaque État, dans chaque nation, que le mouvement ouvrier et démocratique a été battu. À la limite, le cadre contraignant de la norme européenne a été plutôt une manière de dédouaner les responsables nationaux : « nous ne pouvons pas faire autrement, parce que l’Europe ne permet pas de le faire. » En fait, on peut craindre à rebours qu’une survalorisation des responsabilités de l’Union conduise à sous-estimer celles des logiques, des institutions, des formations et des individus à l’échelle de chaque nation. Si l’essentiel de la faute est du côté de Bruxelles, peut s’installer la conviction qu’il sera plus simple de traiter les problèmes chez nous. Mais quels seront les effets de cette croyance quand, une fois acquise une majorité électorale, viendra le temps des premiers obstacles et des grands choix structurants ? Souvenons-nous de 1981 et des grandes envolées combatives et « anticapitalistes » de François Mitterrand. Elles tinrent tête l’espace d’un matin, non pas parce que l’Europe les désespéra, mais parce que la mesure n’avait pas été prise suffisamment des obstacles réels, en France comme en Europe, et des mobilisations que cela impliquait, en Europe comme en France.

Si le cœur des responsabilités est du côté du « système », force est de se convaincre que ce système est tout autant national, que continental et planétaire. À toutes les échelles de territoire et de temps, c’est en construisant les dynamiques de rassemblement populaire les plus larges possible, que l’on pourra contredire les logiques en cours et, ce faisant, que l’on donnera à la souveraineté les bases matérielles et mentales de son expansion. À toutes les échelles, dans des formes et selon des temporalités différentes, et pas à un moment magique et sur un territoire privilégié…

Et si cela est vrai, il ne sert à rien de contourner les problèmes : c’est dans tous les territoires sans exception que la souveraineté est en panne. La souveraineté nationale est minée par les carences démocratiques qui en font un vœu pieux ; les relations internationales sont gangrenées par les jeux des puissances ; la souveraineté supranationale n’existant pas, la régulation du tout est confiée à la gouvernance des technostructures. Ne faisons donc pas comme si la souveraineté existait quelque part, miraculeusement protégée des aléas du système. Elle n’est ni à conquérir ni à reconquérir, mais à fonder partout sur des bases modernes.

Pour qui garde en ligne de mire la visée de subversion des logiques sociales aliénantes, la hiérarchie des territoires est un leurre. L’émancipation dans un seul pays ne se fera pas ; le cadre actuel de l’Union est incompatible avec tout progrès substantiel de l’égalité et de la citoyenneté ; le monde n’est rien d’autre que celui de la mondialisation. Puisque les trois affirmations sont vraies en même temps, il convient de les traiter toutes trois en même temps. Il ne s’agit pas d’abord de lutter contre l’extrême droite en lui arrachant des mots, mais d’insérer des mots dans un autre projet, d’autres finalités, d’autres façons de « faire société » que l’on objecte en même temps à l’extrême droite, à la droite et à toutes les forces de résignation.

Sans doute, selon les moments, il peut arriver que la conscience du changement nécessaire progresse plus vite à un endroit plutôt qu’à un autre. Mais la source des mobilisations possibles est toujours d’autant plus active qu’elle renvoie à des espaces plus vastes. Si la crise de la social-démocratie s’est accélérée, c’est parce qu’elle s’est observée dans des cas nationaux différents. Si la « gauche radicale » progresse, y compris chez nous, c’est parce que « l’air du temps » favorise un peu partout l’essor d’une certaine radicalité. Toute avancée s’affirme d’autant plus possible qu’elle apparaît réaliste à des échelles différentes. Et si le combat émancipateur a des chances de s’imposer, c’est dès l’instant où il n’est pas celui « d’un seul pays » — illusion mortelle du XXe siècle —, mais celui d’une exigence proprement transnationale. Le champ du supranational n’est ni plus ni moins adapté que celui du national pour stimuler l’engagement des individus, structurer les mouvements, combattre la résignation, nourrir l’esprit d’initiative.

Il ne faut pas laisser la nation à l’extrême droite ? Sans nul doute. Mais il ne faut pas laisser non plus la mondialité aux chantres du libéralisme et de la mondialisation. Et il ne faut pas laisser l’idée européenne — je dis bien « l’idée » et non pas « l’Union européenne » actuelle — aux ténors du « il n’y a pas d’alternative ». Toute autre façon de réfléchir à terme peut apparaître comme un raccourci évident. Elle ne manquera pourtant pas de conduire vers de nouvelles désillusions.

La lutte politique sur les enjeux européens pose à la gauche un redoutable problème. Depuis la signature du traité de Rome, en mars 1957, tout se passe comme si le débat tournait autour d’une opposition : ceux qui sont pour valoriser la formule de l’Union et ceux qui la contestent, les « pro-Européens » et les « anti-Européens ». C’est autour de l’antagonisme binaire du « pour » et du « contre » l’Europe que se structura la polémique autour du traité de Maastricht en 1992. De ce point de vue, le débat qui accompagna le projet de Traité constitutionnel européen, en 2004-2005, marqua une rupture prometteuse. Au lieu de la polémique, ce furent le parti pris concurrentiel et la méthode de la gouvernance qui se trouvèrent contestés. Du coup, le contenu du Oui et du Non en fut affecté. En 1992, sur le traité de Maastricht, le Oui fut majoritairement marqué à droite ; en 2005, le Non victorieux fut d’abord un vote de gauche.

Je tiendrais pour un recul que l’on en revienne à une logique qui opposerait, comme deux blocs, une souveraineté nationale et une souveraineté européenne, alors que la souveraineté populaire est en question aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelon continental. Rien ne serait plus dangereux que de laisser entendre que la dynamique rassembleuse qui fut celle de 2005 serait irrémédiablement derrière nous. Or, elle fut possible parce que, à la différence de 1992, nous décidâmes de laisser au vestiaire les polémiques entre « européistes » et « souverainistes », entre « fédéralistes » et « confédéralistes » et d’autres encore. Nous avons mis le doigt sur l’essentiel : le social et le démocratique, la rupture réaliste avec le système contraignant de la concurrence et de la gouvernance. En procédant ainsi, nous avons obtenu une majorité et nous avons fait en sorte que cette majorité soit elle-même majoritairement à gauche. Cette façon de faire n’est pas à remiser dans les placards du passé.

Il n’y a aucune fatalité à ce qu’advienne la division de ce qui s’appela naguère le « courant antilibéral » et que l’on appellera comme on voudra demain. Mais si cette division advenait, je ne saurais dire combien grand serait mon désarroi. Car, pour moi, il n’existe qu’une possibilité raisonnable : celle d’une liste rassemblant une gauche bien à gauche, constructive, mais en rupture franche avec l’Union européenne telle qu’elle se fait. Une liste de l’ambition populaire, capable, comme en 2005, de contester partout les logiques qui défont aujourd’hui toutes les sociétés sans exception, du local au planétaire. Cette liste sera nationale par la force des choses — il n’est pas de lutte dont la forme ne soit pas nationale. Mais elle ne sera pas « avant tout nationale », comme le voulait le discours des communistes dans les années 1970.

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