D’où vient la souffrance des salariés du XXIe siècle ? Ruptures et continuités entre management moderne et logique taylorienne

mardi 19 septembre 2017, par Danièle Linhart *

La modernisation managériale se prétend en rupture radicale avec la logique taylorienne. Elle prétend faire place à l’autonomie, la liberté d’initiative, la responsabilité, des salariés et promouvoir des modes de mises au travail en phase avec l’évolution de la société. Celle-ci est de plus en plus individualisée et les politiques à l’œuvre dans les entreprises affichent l’importance accordée désormais aux qualités personnelles de chaque salarié : son adaptabilité, sa créativité, son goût du risque…

Mais à y regarder de plus près, certains fondements du taylorisme restent omniprésents, bien que masqués derrière les formes hyper modernes de personnalisation, psychologisation de la mise au travail. Malgré « l’humanisation » revendiquée, la subordination impose toujours sa loi selon les bonnes vieilles recettes tayloriennes. Pour parvenir à gérer ces contradictions, les directions s’emploient à renouveler en permanence les moyens d’arracher le consentement de leurs salariés.

1. Taylorisme : clairvoyance et mauvaise foi

Rendre la subordination possible et effective, tel avait été, en son temps, l’objectif du consultant Taylor (1911) qui avait inventé l’organisation rationnelle du travail. Il voulait fournir aux employeurs la possibilité de faire travailler les ouvriers qu’ils payaient selon les méthodes de travail les plus productives, les plus profitables possibles. Jusqu’alors, les ouvriers de métiers embauchés directement par leur patron recrutaient eux-mêmes leurs compagnons et organisaient leur travail. Taylor avait alors fait le constat qu’une telle logique conduisait nécessairement à la « flânerie systématique », ce qu’il faut entendre comme une allure de travail destinée à se préserver, s’économiser sur le plan de la santé, mais aussi à ne pas en faire trop, compte tenu des tarifs payés.

La volonté de promouvoir une organisation du travail susceptible de fonctionner indépendamment des états d’âme, de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers, mais selon les seuls critères d’efficacité et rentabilité voulus par l’employeur est donc le véritable moteur du taylorisme.

Le présupposé fondamental de la démarche que Taylor (1909) initie est que tout savoir est du pouvoir. Il faut donc transférer le savoir des ateliers (où les ouvriers le détiennent, le mettent en œuvre et le perfectionnent) vers les bureaux où des ingénieurs formés dans les meilleures écoles le mettront à profit pour définir une organisation du travail qui fait voler en éclat les métiers et les transforme en une série de tâches élémentaires, assorties de prescriptions. Le principe à la base de cette organisation taylorienne correspond donc à un dépouillement des ouvriers de leurs savoirs, connaissances, expérience pour les soumettre à des modes opératoires et des délais alloués, décidés en dehors d’eux et selon les seuls objectifs de profitabilité. Les ouvriers seront désormais des exécutants strictement soumis aux méthodes de travail mises au point par les bureaux des temps et méthodes. La subordination est ainsi instituée. La domination de l’employeur qui paye est assurée, elle s’inscrit désormais dans la définition même des tâches, elle est incorporée dans l’organisation du travail.

L’organisation du travail, ainsi « rationalisée » et validée par la « science » (mise en œuvre par les ingénieurs) peut (alors qu’elle résulte d’une offensive violente contre les ouvriers) être alors présentée comme le résultat d’un processus progressiste, tant au niveau technique que social et politique. C’est le tour de force que réussit Taylor (suivi par ceux qui feront la promotion de l’organisation scientifique du travail). Il parvient à imposer l’idée de ce nouveau modèle qui opère une démocratisation du travail ouvrier, en le mettant à la portée de tous (puisqu’il n’est plus nécessaire de détenir un métier ou des savoirs particuliers), sert les intérêts supérieurs de la nation américaine (en permettant des gains de productivité spectaculaires qui renforcent le marché économique), et ceux des ouvriers dont les salaires augmenteront en proportion des gains de productivité. Bref, celui qui a inventé et diffusé un modèle d’organisation qui dépossède les ouvriers de la ressource que constituent leurs savoirs, leur métier et leur expérience, qui les rend totalement dépendants, parvient à présenter ce modèle comme fair, c’est-à-dire juste, équitable et honnête, en somme, bénéfique pour tous.

C’est dans cette perspective que se situe également Henry Ford qui concrétisera de façon encore plus spectaculaire la subordination des ouvriers en introduisant des chaînes de montage qui renforcent la parcellisation taylorienne des tâches de la domination supplémentaire, en assurant un rythme mécanique impulsé. Lui aussi avait compris l’importance de l’idéologie et donc de la communication. Il avait racheté un journal le Dearborne Independant, pour le consacrer à la diffusion de ses idées sur l’organisation de l’entreprise et du travail qu’il mettait en place. Avec un réel succès, au point qu’il faillit avoir le prix Nobel de la Paix avant la Deuxième Guerre mondiale.

Ces aspects contribuent à expliquer le succès historique et planétaire que ce mode d’organisation du travail a pu connaître. En dépossédant les ouvriers de leurs métiers et de tous moyens leur permettant d’influer sur leur travail, il a permis des gains de productivité spectaculaires ; il est de plus parvenu à masquer cette violence par une idéologie qui le présentait comme juste et profitable à tous.

De fait, il trouvait une solution au problème majeur du patronat, à savoir l’obsession qui l’habite de contrôler la main-d’œuvre qu’il recrute et emploie pour obtenir le maximum de rentabilisation. C’est fondamentalement la défiance à l’égard des ouvriers, la peur de ne pas parvenir à asseoir sur eux leur autorité qui pousse les employeurs à modeler les organisations du travail dans un sens qui ne laisse guère de marges de manœuvre à ces ouvriers.

Ce modèle a été remis en question socialement à la fin des années 1960 dans plusieurs pays du monde occidental et plus particulièrement en France où il y eut, en mai 68, trois semaines de grève générale avec occupation d’entreprises (Vigna, 2007). Il a été également fragilisé par la mondialisation et globalisation, l’exacerbation de la concurrence, la diffusion des nouvelles technologies de l’information et la communication et de la montée en puissance du secteur tertiaire, qui entraînent des situations de travail plus difficilement programmables. D’où la nécessité d’inventer un autre modèle techniquement plus en phase avec l’évolution et socialement plus légitime.

Si la planification stricte des gestes et méthodes de travail est remise en question, si les méthodes tayloriennes et fordiennes de domination qui ont fait leurs preuves ne peuvent plus constituer un modèle, comment garantir l’effectivité et l’acceptabilité de la subordination ?

2. L’émergence d’un nouveau modèle : entre innovations et rénovations

Il fallait tout d’abord préserver le rapport de force : les directions d’entreprises ont été vite convaincues de la dangerosité d’une situation où, en raison de la gestion collective des salariés, ceux-ci ont cherché massivement à faire valoir leurs intérêts et valeurs.

2.1. Mise en place d’une individualisation systématique de la gestion des salariés et de l’organisation de leur travail

L’individualisation est au cœur du nouveau modèle managérial. Mise en place à partir du milieu des années 1970, elle représentait une réponse aux revendications des salariés qui, au cours de la plus longue grève du XXe siècle, réclamaient plus de dignité, d’autonomie, de liberté et de reconnaissance au travail. Elle avait cet avantage, du point de vue du patronat qui l’introduisait, d’inverser un rapport de force qui était devenu par trop défavorable. Cette individualisation qui passait par les horaires variables, l’individualisation des primes puis des salaires, et culmine avec la personnalisation des objectifs et des évaluations, des formations, et des carrières, a largement contribué, en introduisant une concurrence systématique entre les salariés, à déstabiliser, voire éliminer les collectifs de travail (Linhart, 2009).

Or ceux-ci (collectifs informels, clandestins, non inscrits dans les organigrammes et constitués de salariés confrontés côte à côte dans la durée à des mêmes conditions de travail, de rémunération et de « carrière ») jouent un rôle non négligeable dans la régulation des pénibilités au travail. Ils jouent un rôle important dans la gestion des difficultés, de la complexité et ainsi du stress liés au travail. L’élément le plus décisif dans cette gestion réside dans la capacité de ces collectifs à conquérir de l’autonomie, à produire du sens, en mettant en synergie l’expérience de chacun, ses compétences, ses qualités, autour de valeurs partagées en lien avec le sentiment d’un destin commun dans l’entreprise. En mutualisant des connaissances, des pratiques propres à leur activité, ces collectifs fonctionnent comme un soutien professionnel (ils pratiquent couramment l’entraide), mais aussi affectif et psychique, car ils permettent de minimiser l’inquiétude face à l’inconnu. Ils contribuent à une certaine sérénité au travail en aidant les uns et les autres à faire face aux contraintes de diverses natures inscrites dans toute activité professionnelle. Ils inscrivent aussi le travail dans le cadre d’un rapport de force, au cœur des enjeux politiques. Ils donnent un sens aussi à la souffrance, ils la mettent en relation avec la cupidité du patron qui « en veut toujours plus ». Les collectifs jouent en effet un rôle essentiel en décryptant les pénibilités, les souffrances ressenties au travail. La question essentielle n’est pas tant qui souffre et comment, mais d’où provient la souffrance et pourquoi ? Pour les collectifs, la souffrance n’est pas à mettre en relation avec des défaillances, des insuffisances, des fragilités personnelles, un manque d’adaptation, mais avec des modalités d’organisation du travail liées à un contexte économique et politique particulier.

Cette mise à mal des collectifs a été difficile à combattre par les syndicalistes, car le discours managérial prétendait satisfaire les aspirations profondes des salariés. Lapersonnalisation du travail était présentée comme le seul moyen de prendre en compte et de reconnaître les mérites, les compétences et la qualité de l’engagement de chacun, le seul moyen d’introduire plus de liberté dans le travail.

Mais pour autant, il n’est pas question que la personnalisation, l’individualisation ni même des marges octroyées d’autonomie conduisent à une perte d’emprise du management sur les salariés.

2.2. Les salariés, garants d’une deuxième vie du taylorisme

En réalité, le défi pour le management se décline d’une manière nouvelle. Il faut que chaque salarié accepte de se transformer en petit bureau des temps et des méthodes pour s’appliquer à lui-même les principes d’économie des coûts et du temps en permanence, et ce en fonction de situations qui varient en raison de la nature même du travail. La continuité avec le taylorisme réside ainsi dans les principes, mais les conditions de sa mise en œuvre diffèrent. Désormais, le salarié lui-même est responsable de l’organisation de son travail, elle lui est en quelque sorte sous-traitée. Mais il faut qu’il assume cette responsabilité en s’appuyant strictement sur les critères, les méthodes, les manières de faire, les objectifs définis par sa direction et sa hiérarchie et en fonction des moyens qui seront mis à sa disposition sans qu’il puisse interférer.

On lui demande donc de savoir s’adapter, de comprendre ce qu’on attend de lui, d’être disponible, toujours loyal et totalement engagé dans son travail, et de veiller à faire l’usage de lui-même de la façon la plus appropriée du point de vue de son management. Les nouvelles méthodes qui se déversent sur les entreprises industrielles et tertiaires (le lean [1] production, lean management, qui consistent à diminuer tout : les effectifs, budgets, délais, erreurs, stocks etc.) ne se fondent pas sur une logique innovante, mais sur une application stricte et exacerbée des principes tayloriens. Les salariés ont ainsi à se mobiliser dans des limites très étroitement définies par les outils modernes de gestion, qui permettent par ailleurs un contrôle d’une efficacité inégalée. Ils ont à déployer de façon relativement autonome leurs efforts dans un univers extrêmement codifié censé les guider vers des solutions organisationnelles en conformité avec la seule rationalité de leur employeur. On mesure à quel point ce nouveau modèle aux principes anciens repose sur une contribution subjective active des salariés.

Pour obtenir qu’ils acceptent et jouent ce jeu en toute loyauté dans le cadre des marges d’autonomie qui leur sont concédées, il faut alors les séduire, les convaincre, les faire adhérer. Ce sera l’objet d’une phase participative orchestrée, dans les années 1980, à travers toutes sortes de cercles d’échange, de groupes ad hoc, de grandes messes où il s’agit de créer ex nihilo une culture d’entreprise, un esprit de communauté à la mesure de l’entreprise ; puis, d’une phase de production de valeurs morales (avec la promulgation de chartes éthiques, codes déontologiques, règles de vie destinés à définir le salarié vertueux, celui qui a sa place dans l’entreprise) ; celle enfin d’une sollicitation plus narcissique (de Gaulejac, 2005) qui invite les salariés à découvrir qui ils sont vraiment, ce qu’ils désirent vraiment, les incite à se mesurer aux autres et à approcher un idéal du moi.

Cette mise au défi en permanence, cette réduction de l’activité professionnelle à un accomplissement narcissique, vise ainsi à conduire les salariés à faire un usage de soi en fonction d’objectifs, de critères et de méthodes imposés par le management : ils ont à mobiliser leur intelligence et leur créativité, pour faire l’usage d’eux-mêmes le plus productif, selon les critères édictés par les directions, tout en s’appuyant sur des dispositifs conçus en dehors d’eux et pensés contre leur professionnalité. Cette logique constitue une source potentielle de souffrance et représente, sans nul doute, un risque psycho-social bien réel.

Les dispositifs participatifs, éthiques et de transaction narcissique ont été déployés pour convaincre, séduire, arracher le consentement ; conçus en témoignage aussi de la bienveillance du management. Ils sont pensés pour guider les salariés qui ont à franchir un cap difficile et affronter le travail contraint, exigeant et intensif qu’on leur demande.

Les directions des ressources humaines, parfois rebaptisées de la bienveillance et du bonheur avec leur Chief Happiness Officers, sont là aussi pour les accompagner et essayer au maximum de solutionner tous les problèmes qui peuvent se poser dans le cadre de leur vie privée et domestique ; ces professionnels de l’encadrement proposent des conciergeries, des massages, des séances de méditation, des coachs, des numéros verts de psy, des conseils pour se maintenir en bonne santé : ils sont là pour aider les salariés à venir au travail l’esprit libre et dégagé, en bonne forme afin qu’ils s’adonnent totalement à leurs missions, dans un état d’esprit positif. Orange, par exemple, considère désormais que « chaque salarié est unique » et qu’il faut le traiter ainsi.

2.3. Le déni moderne de la professionnalité des salariés

Mais il ne s’agit pas, du point de vue du management moderne, de s’en remettre uniquement aux efforts déployés pour opérer une métamorphose identitaire. Il faut trouver les ressorts assurant que tous les salariés, quel que soit leur degré d’adhésion ou de résistance, soient hic et nunc contraints de travailler selon les critères et méthodes voulus et ne puissent imposer leur point de vue professionnel sur la manière de travailler.

Émerge alors une stratégie qui se calque sur celle de Taylor, car elle consiste à dépouiller les salariés de leurs savoirs, des connaissances liées à leur métier et de leur expérience qui pourraient constituer des ressources individuelles et collectives légitimant l’affirmation d’un autre point de vue sur leur travail.

Cette stratégie prend la forme d’une politique du changement permanent (présenté comme une nécessité dans un monde où tout change tout le temps et comme la preuve de la capacité du management de faire face à la montée de l’incertitude). On restructure ainsi sans arrêt les départements et les services, on recompose sans cesse les métiers, on externalise puis réinternalise des fonctions, on renouvelle en rafale les logiciels, on déménage avec une forte fréquence les équipes, on instaure une mobilité systématique, notamment de la hiérarchie de proximité ; bref, on procède à des réaménagements incessants qui transforment les structures, le fonctionnement des entreprises, qui bouleversent le contenu et l’environnement du travail.

Dans cette tourmente, les salariés voient tous leurs repères basculer, une partie de leurs connaissances et de leur expérience devenir obsolètes. Ils subissent un processus de mise en incompétence. Cette stratégie du changement systématique produit de l’impuissance professionnelle, car il manque le recul, l’expérience pour asseoir une maîtrise sur le travail. Les salariés sont ravalés au rang d’apprentis permanents. Ce qui est censé garantir leur subordination, car un apprenti doit accepter de donner des gages pour se faire accepter. Il doit faire preuve de sa bonne volonté et surtout ne pas entrer dans une logique de contestation s’il veut être pérennisé dans son emploi.

Lorsque tout change tout le temps, les salariés ne peuvent plus se sentir chez eux dans leur travail, dans leur entreprise, entre eux avec leurs collègues. Ils leur devient de plus en plus difficile de maîtriser leur environnement de travail, et plus grave encore leur travail lui-même. C’est leur expérience qui est invalidée, leurs compétences, leurs savoirs qui sont déstabilisés. Tout ce qu’ils sont parvenus à construire pour domestiquer les contraintes et difficultés de leurs missions s’écroule régulièrement au rythme soutenu des réformes et transformations. Leur environnement devient hostile, ils ont en permanence à s’adapter, à découvrir les modalités nécessaires pour maîtriser leur activité : savoir qui peut être une personne ressource, quelles relations peuvent être établies avec les différents services ou interlocuteurs, où trouver les informations pertinentes, comment se conforter dans une décision. Ils ont à réinventer les routines qui permettent de gagner du temps et de se consacrer ainsi plus efficacement aux incidents, aux imprévus dans un contexte qui devient plus complexe et plus incertain. Avec cette politique de réformes systématiques, les salariés sont en situation permanente de désapprentissage et réapprentissage, comme l’analyse si bien Jean-Luc Metzger (1999), une situation qui peut les conduire à un véritable épuisement professionnel (le fameux burn out).

Perdus dans la tourmente de ces bouleversements multiples, déboussolés et débordés, en manque d’informations et de formation, tout les pousse à mendier des aides techniques, des procédures, des solutions standardisées.

On assiste à un paradoxe dérangeant qui veut qu’au moment où on en demande de plus en plus aux salariés (excellence, engagement total et prise de risque), face à un travail de plus en plus complexe, on les plonge artificiellement dans un état d’incompétence, qui génère appréhension et angoisse.

Ces pratiques de déstabilisation sont censées accélérer le renoncement des salariés à leurs valeurs professionnelles et leur ajustement à celles préconisées par l’organisation officielle. La déstabilisation des salariés se comprend d’autant mieux qu’on l’analyse comme une attaque en règle des ressources dont ils disposent pour s’affirmer dans leur travail, et imposer un point de vue et notamment de l’expérience qu’ils accumulent dans la durée. Cette expérience se décline elle-même sur trois registres : le métier (qui est une sorte d’expérience collective coagulée et validée), la stabilité dans la fonction qui permet d’accumuler des connaissances nécessaires pour affronter les situations de travail, et les réseaux socio-professionnels dans l’entreprise qui permettent de faire émerger des personnes ressources.

{{}}On assiste dans la droite ligne des principes tayloriens à une déstabilisation des savoirs au profit des « compétences » dont la capacité d’adaptation devient un élément primordial. Tous les discours managériaux, et notamment ceux du Medef, insistent sur l’importance cruciale des savoir-être, de la capacité d’adaptation, des aptitudes, ce que l’on nommera compétence. Pour s’insérer rapidement dans un environnement qui change sans cesse, les diplômes, les qualifications, les métiers n’offrent plus la garantie d’adaptabilité requise dans cette optique ; le métier comme l’expérience peuvent être envisagés comme des freins à l’adaptation, des points d’appui possibles pour des attitudes considérées comme rigides, figées et contraires aux besoins de fluidité et de renouvellement. Les salariés ne doivent plus compter sur ce type de ressources, ils doivent accepter d’y renoncer et de remettre sans cesse les compteurs à zéro.

Dépouiller le salarié de son expérience professionnelle, ce n’est pas seulement lui retirer l’assise dont il a besoin pour ne pas être dépassé par son travail, pour se sentir à la hauteur, armé pour l’accomplir et en droit de faire valoir son point de vue. C’est aussi lui retirer une partie de son identité, celle qui s’est constituée autour de cette expérience, grâce à elle. Changer le travail sans cesse, c’est aussi affecter la constance de l’identité des salariés.

En quelque sorte, on exige d’eux qu’ils soient consciencieux mais sans conscience…

D’un côté, le management affaiblit, précarise subjectivement les salariés, en leur rendant l’exercice du travail moins aisé et moins sûr, de l’autre il leur tend la perche d’outils censés leur apporter des solutions et des ressources. En somme, comme le remarque Emmanuel Diet (2012), ils sont obligés de s’en remettre à ce qui les nie, les disqualifie, c’est-à-dire à ces dispositifs de gestion qui véhiculent des valeurs contraires aux leurs, et pire encore des valeurs qui piétinent leur identité, leur morale, leur professionnalité. Il leur faut être actifs dans la mise en œuvre de la destruction d’une part importante d’eux-mêmes.

La déstabilisation chronique a bien pour objet de contraindre les salariés à mettre en œuvre les outils de gestion choisis par leurs directions, ces outils qui « portent en eux des règles tacites de mise en ordre organisationnel », ces outils qui combinent « les vertus instrumentales de l’outil et des atouts persuasifs, pédagogiques et micropolitiques » (Boussard et Maugeri, 2003). Ces outils sont censés mettre les salariés dans un moule, et leur créer les réflexes adaptés aux objectifs.

La modernisation managériale, qui se veut porteuse d’humanisation du travail, qui affirme sa rupture avec le taylorisme, a inventé une forme nouvelle de mise au travail qui comporte bien des aspects inquiétants. La logique taylorienne n’a pas disparu, mais elle a été repensée et métamorphosée. Elle est désormais destinée à être incorporée dans des outils mis à disposition des salariés qui doivent les mobiliser à bon escient en fonction de situations fluctuantes, même si elles sont contraires à leurs valeurs de métier, valeurs professionnelles. Les évaluations dans le cadre d’entretiens individuels avec le supérieur hiérarchique sur la base des objectifs et modalités de travail qu’on leur a prescrits, sont de moins en moins des évaluations de professionnels, mais bien celles d’hommes et de femmes qui vont se trouver confrontés à l’évaluation en réalité non pas de leur performance, mais de leur personne, de leur personnalité. Et ce dans le cadre d’une comparaison avec les autres. On mesure l’ampleur des effets produits.

La précarisation subjective, ce n’est pas seulement la peur d’être conduit un jour à la faute professionnelle qui peut faire perdre son emploi, mais c’est aussi une mise en danger de soi, par une atteinte au sentiment de sa valeur, de sa dignité, de sa légitimité.

La stratégie du changement permanent vise précisément à créer les conditions qui inciteront les salariés à se rabattre sur ces dispositifs comme sur de véritables bouées de sauvetage. À aucun moment, il n’est prévu de se poser la question de leur pertinence, c’est-à-dire de la pertinence des critères qu’ils véhiculent ; or, ils sont loin d’être aussi neutres, objectifs et universels qu’on les présente : ils sont là pour déterminer des actes professionnels en fonction de certains objectifs précis de rentabilité qui vont définir des critères de qualité du travail attendu.

La chiffromanie, la quantophrénie, destinées à valider les démarches modernes de management par l’objectivité que les chiffres sont censés véhiculer, masquent (comme du temps de Taylor et de sa science universelle et impartiale) la volonté de contraindre et contrôler les comportements selon des orientations qui peuvent être très contestables. Bruno et Didier (2013) montrent par exemple dans leur livre sur le benchmarking qu’accepter les chiffres et les quantifications du management, c’est s’inscrire d’emblée dans une définition partisane de la qualité attendue du travail, de sa finalité et de son sens, celle du management qui prétend œuvrer pour l’intérêt de tous

Le tour de force de cette stratégie est ainsi de parvenir à transformer des salariés en situation d’emplois stables (des fonctionnaires et des salariés en CDI) en travailleurs qui se vivent comme précaires, et de les soumettre ainsi sans limite à la subordination qui est au cœur de la relation salariale.

3. En finir avec la subordination

Le salariat, alors qu’il devient un salariat de plus en plus tertiaire et recèle de plus en plus de cadres, sera-t-il toujours condamné à la subordination ? L’idée se profile de plus en plus que, pour échapper à la subordination, la seule solution est de sortir du salariat. Le succès du statut d’auto-entrepreneur illustrerait cette tendance d’un nombre grandissant de travailleurs à vouloir échapper au salariat.

L’ubérisation, qui introduit une relation de travail distancié entre les commanditaires du travail et les travailleurs via les plateformes numériques, se fonde sur l’absence de subordination pour échapper aux contraintes légales qui accompagnent cette subordination. Les travailleurs qui sont régis par cette logique affichent leur liberté, leur indépendance, la possibilité de décider de leurs horaires, de leur temps de travail.

Apparaissent aussi les slashers, qui cumulent plusieurs emplois de ce type et de longues grandes durées du travail, et clament aussi le plaisir de la liberté conquise.

Ce secteur risque de se développer : nombre de salariés sont exclus du salariat et incités par leurs anciens employeurs à recourir à ces nouveaux statuts.

Le fait est que cette absence de subordination a un coût réel pou les travailleurs : moindre garanties, rémunérations plus basses pour un travail souvent plus long que la durée légale.

Mais tout se passe comme si l’avenir était à ceux qui, courageux, ayant le goût de l’aventure, et l’esprit d’indépendance, se prennent en main, et s’emploient eux-mêmes. Les autres, ceux qui restent frileusement accrochés au salariat, en sont d’autant plus dévalorisés. Ils traînent pourtant déjà un lourd passé avec une stigmatisation qui a débuté dans les années 1980. Ils seraient paresseux, plus enclins à défendre leurs garanties qu’à se consacrer à leur travail. En 1984, l’émission « « Vive la crise » sur Antenne 2 mettait en scène Yves Montand qui enjoignait nos concitoyens à se retrousser les manches, à prendre conscience que la crise imposait des efforts et des sacrifices, alors qu’en France on avait trop tendance à « se la couler douce ». De nombreuses alertes ont été régulièrement données par les responsables politiques sur le prétendu mauvais rapport des Français au travail. Le premier ministre Raffarin affirmait dans l’été 2003, depuis le Québec, qu’il fallait remettre les Français au travail, qu’il fallait arrêter de considérer que la France était un pays de loisirs. Pendant sa campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy exaltait de son côté « la France qui se lève tôt » en lançant son slogan « travailler plus pour gagner plus » et proposait de réhabiliter la valeur travail. Les 35 heures de la loi Aubry avait déjà convaincu une partie de l’opinion publique qu’en France, on était plutôt paresseux.

Pourtant, en France, la productivité horaire est une des plus élevées au monde et les enquêtes montrent que le travail représente une valeur prioritaire ( Davoine, Méda, 2013).

Sur une fausse image de l’engagement des Français dans leur travail, s’est élaborée comme une naturalisation de la subordination qui ne serait pas à questionner. Elle serait le pendant normal, logique, nécessaire des « avantages » que procure le salariat et d’autant plus indispensable que les salariés français, (plutôt paresseux, plutôt enclins à travailler selon leurs états d’âme) doivent être mis au pas. S’inscrire dans le salariat sous-entendrait accepter ces règles du jeu dont la subordination fait partie, et ce d’autant plus qu’il existe d’autres possibles avec ces nouveaux statuts.

Il est temps d’ouvrir un vrai débat sur cette dimension coercitive de la subordination pour plusieurs raisons. Celle tout d’abord du mal-être des salariés. Le management moderne produit du burn out, de la souffrance au travail, des suicides, des addictions à des substances illicites ou à l’alcool, Cela n’est pas une fatalité, mais découle des orientations très particulières du nouveau modèle managérial qui multiplie les contraintes paradoxantes, en raison d’une défiance a priori à l’encontre des salariés. La deuxième raison est que la performance des entreprises pâtit de cette logique de la subordination qui verrouille l’intelligence des salariés, qui disqualifie leur professionnalité et les précarise. Des salariés contraints, contrôlés en permanence, soumis à des procédures impératives et sources de problèmes, comme à des évaluations peu réalistes, auront tendance à se replier, à jouer la carte du conformisme au détriment de la créativité, de l’inventivité et de la réactivité. Le troisième étant qu’elle conduit au développement d’un secteur hors salariat où les travailleurs ont à payer très cher ce qui n’est au fond qu’un semblant d’indépendance.

Bibliographie

  • BOUSSARD V., MAUGERI S. (2003), Introduction dans Du Politique dans les organisations ; sociologie des dispositifs de gestion, Paris, L’Harmattan.
  • BRUNO I., DIDIER E. (2013), Benchmarking, L’État sous pression statistique, Paris, La Découverte, coll Zones.
  • DAVOINE L., MEDA D. (2009), « Quelle place le travail occupe dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Informations Sociales, n° 153, p. 48-55.
  • DIET E. (2012), « Changement, changement catastrophique et résistances », Connexions, n° 99.
  • GAULEJAC (de) V. (2005), La société malade de la gestion, Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil.
  • LINHART D. (2009), Travailler sans les autres ? Seuil, coll. Hors normes.
  • LINHART D. (2015), La comédie humaine du travail, De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale, Toulouse, Erès.
  • METZGER J.-L. (2000), Entre utopie et résignation : la réforme permanente d’un service public Paris, L’Harmattan, Coll Logiques sociales.
  • TAYLOR F.W. (1911), The Principles of Scientific Management. Trad. (1957) La direction scientifique des entreprises, Paris, Dunod.
  • VIGNA X. (2007), L’insubordination ouvrière dans les années 68, Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Notes

[1Lean voulant dire maigre, sans gras, certains disent anorexique….

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