Note de lecture de Mémoire éclatée, De la décolonisation au déclin de l’Occident de Nils Andersson

mardi 19 septembre 2017, par Martine Boudet *

À travers une somme monumentale (de 544 pages), Nils Andersson livre au lecteur l’expérience d’une vie consacrée au combat politique et à son moyen privilégié, l’édition. C’est l’occasion de dresser une fresque de l’histoire des relations intra-européennes, Est-Ouest (dans le cadre de la guerre froide) et Nord-Sud (à la lumière des luttes décolonisatrices). D’origine suédoise et résident en Suisse à Lausanne jusqu’à son expulsion par les autorités helvétiques pour activités « subversives », Nils Andersson est un citoyen du monde, attentif aux flux et reflux des luttes des peuples pour leur émancipation.

Ce témoin privilégié, doublé d’un sens stratégique aigu, est intervenu sur plusieurs scènes, la guerre d’Algérie apparaissant comme l’un des morceaux de bravoure du récit.

« Il y a dans la vie des peuples des moments rares d’unité, de solidarité, de cause commune, où une Résistance ne peut être brisée, où elle fait l’Histoire. Les plans militaires s’ajoutent aux plans militaires, les mesures répressives aux mesures répressives, les manœuvres dilatoires aux manœuvres dilatoires, mais, malgré les tragédies et les souffrances humaines qui en résultent, la détermination des Algériens ne fléchit pas. Exceptionnelle expérience que de sentir cette volonté qui imprègne un peuple que rien ne fera céder. » [1]

En guise d’hommage, est détaillé le feuilleton dramatique de la répression de la révolution algérienne, en route vers son indépendance. L’auteur décrit le maillage en France et en Suisse des militances clandestines, car dangereuses, de la période : les réseaux de Francis Jeanson, d’Henri Curiel et du prêtre Robert Davezies, du Marocain Mehdi Ben Barka, plus tard de Jacques Vergès… Fondateur de la maison d’édition alternative La Cité (dont le siège est à Lausanne), il côtoie des personnalités de l’époque, qui ont mené avec lui la bataille de l’information, pour faire prévaloir la vérité des peuples colonisés et en lutte : les directeurs d’édition Jérôme Lindon (Éditions de Minuit, nées sous l’Occupation), François Maspéro, qui fonda aussi la revue Partisans, « expression de la génération algérienne » [2], Giangiacomo Feltrinelli, le condottiere milanais…

À la manière des chroniques d’André Malraux, ces existences, mises en scène avec une sobriété élégante, évoluent au rythme des événements géopolitiques et du débat des idées qui anime la période. À l’opposé de la politique-spectacle, elles s’effacent souvent, la priorité étant accordée à l’action collective, à la défense des valeurs universelles, d’une éthique de la solidarité vécue en conscience. Les femmes militantes ne sont pas en reste mais, époque militariste oblige, assument surtout des missions d’hospitalité. Le point de départ de cette aventure est la volonté bien ancrée de sortir d’un certain enfermement suisse, « le malaise romand », alimenté par une politique de neutralité conformiste et opportuniste. La France n’est pas épargnée non plus, qui vit son énième conflit colonial au sortir d’une guerre mondiale déjà impitoyable, et ambiguë en termes de responsabilités. Le pouvoir algérien né de la décolonisation, ou les gauches européennes trop peu solidaires des peuples du tiers monde, n’échappent pas non plus à un regard critique, toujours empreint de miséricorde laïque au demeurant. La dialectique historique à l’œuvre laisse toujours espérer en effet un retournement de situation, une réversibilité des points de vue et des stratégies, l’inversion des rapports de force. Ainsi, pendant cette période, la Suisse, pays d’éthique protestante, a-t-elle été un havre pour des générations de réfugiés politiques. Les accords d’Évian (1962) sont à mettre aussi en grande partie au compte de la diplomatie helvétique.

L’activité d’édition et de diffusion met Nils Andersson en contact avec des représentants de différents courants de pensée progressistes et cosmopolites : communistes, internationalistes, tiers-mondistes (centre Frantz Fanon), des historiens (Pierre Vidal-Naquet), des protagonistes du théâtre populaire (Jean Vilar et sa troupe), de la critique littéraire (Roland Barthes), de la littérature du monde (Ismaël Kadaré l’Albanais)… Les citations d’écrivains et d’intellectuels (P. Eluard, B. Brecht, Ramuz collaborant avec Stravinsky, Claude Bourdet de France Observateur, J.-P. Sartre contributeur de la revue Les Temps modernes, Karl Jaspers, G. Lukacs, F. Mauriac journaliste à l’Express, Kateb Yacine, Ahmed Ben Bella, Germaine Tillion, Michel Leiris, André Breton, Edgar Morin…) ou les références à leurs écrits parsèment le récit. Surnage dans cet ensemble la littérature militante dont la valeur s’estime au prix des difficultés pour sa publication, au prix des censures, des poursuites judiciaires « pour atteinte à la sûreté de l’État », des attentats aussi en guise de représailles (plasticage des colis de livres) : La Question d’Henri Alleg et Djamila Bouhired (Éd. de Minuit, 1958), La Gangrène, autre récit de témoignages de tortures de Béchir Boumaaza, Mustapha Francis, Benaïssa Souami, Albelkader Behadj, Moussa Kebaïla (1959), La Pacification de Hafid Keramane (1960), Le Déserteur de Maurienne, Naissance et L’Olivier de Mohamed Boudia, Le Temps de la justice de Robert Davezies, ces ouvrages étant publiés ou republiés en Suisse par La Cité.

« Ainsi l’écrit, à l’initiative de quelques éditeurs, relayés par des imprimeurs, des libraires, des journalistes, des militants, mais aussi des amitiés, sans lesquelles rien n’eût été possible, est-il devenu un acteur clé de la résistance à la guerre d’Algérie. Rôle, faut-il le préciser, nullement majoritaire, à propos du conflit algérien, la mémoire collective a conservé le souvenir des libraires militants qui faisaient ’la guerre à la guerre’ mais l’étude de la période montre que d’autres libraires, plus nombreux encore, ont penché en faveur de l’Algérie française. » [3]

À tous ces titres, Mémoire éclatée s’avère un trésor bio-bibliographique, une manne de références intellectuelles sûres car vérifiées in vivo, par l’expérience directe. Un ouvrage à conseiller donc aux lecteurs désireux de se ressourcer dans les repères et valeurs qui éclairèrent la culture politique et la geste militante des générations antérieures.

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