Les monnaies locales entre repli communautaire et libéralisme économique

mardi 19 septembre 2017, par Alain Beitone *, Nicolas Danglade *

Les monnaies locales et autres monnaies alternatives sont à la mode : rapports officiels, publications universitaires, initiatives militantes, reconnaissance par la loi en France [1]… Tout concourt à inscrire cette question à l’agenda politique et scientifique. Les périodes de crises (on pense bien sûr à la crise financière de 2007-2008 [2]) sont propices aux utopies monétaires. Mais ces utopies, alors même qu’elles visent des objectifs critiques et émancipateurs, véhiculent parfois (souvent ?) des confusions qui peuvent se révéler dangereuses. Ce confusionnisme est amplifié par les usages qui sont faits des réseaux de communication internet, dont la propension à véhiculer des informations erronées favorise la « démocratie des crédules » (Bronner, 2013). Nous nous efforcerons donc, dans ce texte, de faire le point, à la lumière des théories socio-économiques, sur ce que sont les monnaies locales.

Nous ferons tout d’abord un passage en revue des différentes catégories de monnaies locales. Nous montrerons que les expériences des monnaies locales se veulent des réponses aux problèmes posés par les inégalités et l’exclusion, les crises financières, la transition énergétique, les inégalités territoriales. Bien que ces expériences soient d’une grande diversité, nous monterons qu’elles reposent fondamentalement sur une incompréhension de ce qu’est la monnaie. Cette incompréhension a deux conséquences. Tout d’abord elle conduit les monnaies locales à apporter des mauvaises réponses là où il y a de vraies questions. Mais plus grave, alors que ces expériences de monnaie locale expriment des aspirations légitimes, elles sont prises en tenaille entre la nostalgie réactionnaire d’un monde sans monnaie et un discours libertarien qui, paradoxalement, étend la logique du marché au phénomène monétaire.

1. La diversité des expériences de monnaie locale

Une monnaie locale se présente le plus souvent comme « complémentaire ». Elle cohabite, sur un territoire limité, avec une monnaie qui a cours légal sur un territoire plus vaste, que l’on appellera la monnaie nationale (l’euro a cours légal dans la zone euro). Les monnaies locales ont donc cours « libre », c’est-à-dire que les agents économiques sont libres de les utiliser ou pas, alors que les monnaies ayant cours « légal » doivent obligatoirement être acceptées en paiement [3]. Nous allons présenter ici deux grands types de monnaie locale : les monnaies temps et les monnaies convertibles, et proposer une première série de critiques.

1.1. La monnaie temps pour lutter contre les inégalités et l’exclusion

La première forme de monnaie locale, historiquement la plus ancienne, est celle de la « monnaie temps ». C’est une monnaie qui n’est pas convertible dans la monnaie officielle. Elle apparaît dans les années 1980 aux Canada sous le nom de LETS (Local Exchange Trading System) et se développe en France sous le nom de SEL (système d’échange local). Jérôme Blanc et Marie Fare (2015) dénombrent, en 2013, 2500 cas de monnaies locales de ce type dans le monde, dont 350 Sels en France.

Ce qui est au cœur du mécanisme de l’échange monétaire, c’est le temps d’activité. À chaque fois qu’un échangiste « vend » une heure de son activité à un autre participant, cette heure est comptabilisée dans un registre au crédit de son compte. Il peut ensuite utiliser ces crédits pour obtenir des activités produites par les autres. On applique donc le principe selon lequel une heure de travail de l’individu A vaut une heure de travail de l’individu B. L’objectif de ce système est de permettre à des personnes d’accéder à des activités dont elles sont tenues éloignées en raison d’un prix de marché trop élevé. Ce type de monnaie vise donc à lutter contre les problèmes d’inégalités et de pauvreté en permettant des échanges en dehors du « marché ». Il arrive que l’échange porte sur des biens (des produits physiques) : les participants à la monnaie locale doivent alors déterminer, entre eux, la valeur du bien en monnaie-temps (qui sera portée au crédit de celui qui apporte l’objet).

L’objectif de lutte contre l’exclusion sociale et la précarité amène certains concepteurs des monnaies locales à coopérer avec les pouvoirs publics, ou des banques coopératives, pour obtenir davantage de moyens (en nature ou monétaires) afin de favoriser la mise en place de la monnaie locale. En France par exemple, c’est la fondation Macif qui aide au développement du système de monnaie-temps appelé « Accorderies », créé au Canada.

1.2. La monnaie locale convertible pour stimuler les échanges locaux dans une logique de développement territorial durable

La monnaie locale est, cette fois, obtenue par conversion avec la monnaie « officielle », généralement au taux de 1 pour 1. Un dépôt en monnaie « officielle » auprès d’un organisme permet de recevoir en échange de la monnaie locale [4]. Ce type de monnaie ne se veut pas une alternative aux échanges marchands, mais vise plutôt à limiter l’espace géographique de circulation de la monnaie auprès de commerçants ou producteurs qui ont été « certifiés » ou « labellisés ». Cette certification (ou labellisation) dépend des objectifs des concepteurs de la monnaie locale : promotion de la production locale et des circuits courts, respect de critère de transition énergétique, respect d’un double affichage en langue régionale, etc. La question est moins celle de l’accès à la consommation que celle de la transformation de la consommation et des modes de production. Les pouvoirs publics sont souvent associés à la création de ce type de monnaie, puisqu’elle est présentée comme un outil de développement durable du territoire. Il existe environ 200 monnaies locales qui s’inscrivent dans cette logique. On peut citer l’Eusko dans le Pays basque, l’Abeille à Villeneuve-sur-Lot, la Mesure à Romans-sur-Isère, la Luciole en Ardèche, le Sol-Violette à Toulouse. Pour empêcher l’accumulation de cette monnaie et inciter à son usage pour les transactions, elle peut être « fongible » (ou « fondante »). Par exemple, le Chiemgauer (monnaie régionale utilisée en Bavière) perd 2 % par trimestre. Pour Silvio Gesell (1862-1930), le rôle essentiel de la monnaie doit être celui de faciliter les échanges. Il est donc nécessaire de « stériliser » la fonction de réserve de valeur afin que la monnaie ne soit utilisée qu’à des fins d’achat de biens et services.

Certaines monnaies locales peuvent conjuguer lutte contre la pauvreté et développement économique territorial, c’est par exemple le cas de la monnaie émise par la banque coopérative brésilienne Banco de Palmas, qui vise le développement économique des favelas. Cette banque bénéficie du soutien financier de la Banque nationale de développement économique et social, à partir duquel elle « transforme » la monnaie officielle brésilienne en monnaie locale. Le « palmas » est convertible en réal brésilien au taux de 1 réal pour 1 palmas. La banque accorde des microcrédits à des consommateurs qui ne peuvent les utiliser qu’en palmas, c’est-à-dire chez des commerçants de la favela. Elle accorde aussi des microcrédits à des producteurs qui peuvent les utiliser soit en palmas, soit en réal brésilien, s’ils ne trouvent pas sur le territoire de la favela les produits qu’ils recherchent.

Enfin, il existe une forme de monnaie locale convertible dont l’architecture diffère cependant de manière radicale des monnaies que nous venons de présenter. La banque coopérative suisse WIR a été créée en Suisse en 1934 durant une période de crise du système monétaire et financier s’accompagnant d’un « credit crunch » : le robinet du crédit s’est tari, handicapant l’activité économique. Le principe de la coopérative Wir, qui a acquis le statut de banque en 2000, est d’émettre une monnaie scripturale qui ne circule que dans ses comptes. La banque crée du Wir soit par conversion du franc suisse, soit en octroyant des crédits, et elle fonctionne comme une chambre de compensation entre ses clients. Elle regroupe aujourd’hui 60 000 entreprises qui s’engagent à accepter entre 20 % et 50 % de leur règlement en Wir. Un système équivalent a été créé en Sardaigne en 2009 avec le SARDEX qui regroupe environ 3 500 entreprises et quelques salariés (1 600 salariés en 2016) (Amato, 2016).

2 -De mauvaises réponses à de vraies questions

Les monnaies locales méritent réflexion : comment ces échanges sont-ils pris en compte pour le paiement des impôts et des cotisations ? Comment des échanges qui s’inscrivent cependant dans une logique marchande peuvent-ils s’affranchir de la loi de la valeur.

Les promoteurs des monnaies locales s’interrogent sur la manière de lutter contre la pauvreté et les inégalités, mais aussi contre les dysfonctionnements du système bancaire et financier.

Ils posent donc des questions légitimes, des vraies questions, et les réponses qu’ils apportent conduisent à repenser le rôle du citoyen et le fonctionnement de la démocratie.

Ces réponses sont-elles convaincantes ?

2.1. Les monnaies locales, les prélèvements obligatoires et la loi de la valeur

Le type de dispositif des monnaies temps pose au moins deux problèmes. D’une part, les échanges de temps (prestations de services ou échanges de bien) échappent à la monétarisation…donc à l’impôt et aux cotisations sociales. Il est surprenant que des militants qui dénoncent l’évasion fiscale et qui en appellent à la redistribution par l’impôt considèrent que les monnaies-temps sont conformes à leur perspective progressiste. Du côté des militants libertariens, par contre, qui contestent toute légitimité à l’intervention économique de l’État, à l’impôt et à la redistribution, la promotion de ce type de monnaie est tout à fait cohérente avec leurs idées : échapper à l’impôt est une forme de résistance à l’État parasite.

D’autre part, cet échange « une heure contre une heure » fait l’impasse sur la loi de la valeur. Marx rappelait qu’une heure de travail complexe équivaut (en tant que fondement de la valeur) à plusieurs heures de travail simple. Évidemment, il est possible de s’affranchir de la loi de valeur. C’est ce qui se fait couramment dans la sphère domestique, où les échanges se font sur le mode du don et du contre-don sans se préoccuper d’un échange à l’équivalent [5]. Mais il faut se demander comment, et à quelles conditions, on peut, dans une société massivement marchande, créer des espaces qui échappent à la loi de la valeur. Les membres d’un groupe créant une monnaie temps peuvent défendre l’égalisation de la valeur des activités de chacun d’entre eux : 1 heure d’activité du jardinier vaut 1 heure d’activité du prof de français. Mais admettons que, dans ce groupe, il y ait deux jardiniers et, que l’un des deux travaille deux fois plus vite que l’autre, les membres du groupe vont-ils continuer à s’adresser au jardinier le plus lent ? Comment notre groupe va-t-il s’entendre pour faire face à cette situation ? Le choix d’une monnaie temps n’a rien d’évident et nécessite de s’interroger sur les modalités de la coordination des choix individuels (cf. la partie 3.1).

Du côté des monnaies convertibles, on remarque que ce type de monnaie ne peut exister que parce que la fonction de mesure des valeurs est assurée par la monnaie officielle. Si on paye 0,95 sol-violette la baquette de pain c’est parce qu’elle vaut 0,95 euros. Ici, la loi de la valeur s’applique. Ce type de monnaie complémentaire ne se conçoit pas de manière indépendante à la monnaie officielle. En ce sens, une monnaie locale n’est pas vraiment une monnaie, elle n’existe que comme îlot communautaire dans un univers régi par une vraie monnaie.

2.2. Les monnaies locales et la lutte contre la pauvreté et les inégalités

Explicitement ou implicitement, les défenseurs des monnaies locales considèrent que, s’il y a des pauvres, c’est qu’il n’y a pas assez de monnaie. Par exemple, sur le site internet du Sol-violette on explique que la création de cette monnaie locale est destinée à « compenser la rareté de la monnaie » [6]. Réciproquement, bien sûr, les riches sont ceux qui bénéficient de beaucoup de monnaie [7].

Il y a ici une confusion manifeste entre « monnaie » et « revenu » (et « monnaie » et « patrimoine ») qui participe à cette incompréhension de ce qu’est la monnaie.

Or, cette confusion conduit à une erreur : les pauvres ne manquent pas de monnaie, ils manquent d’un revenu. Et ce revenu, ils le tirent d’un emploi ou de la reconnaissance de leurs droits sociaux [8]. Si on prend un vocabulaire marxiste, on dira que le capital « sous forme argent » est de la valeur en procès, mais la valeur est toujours, en dernier instance, créée par le travail vivant. En créant de la monnaie, on ne crée pas de la valeur qui n’existe pas et que l’on pourrait distribuer sous forme de revenu. Si on emploie le vocabulaire de Jacques Rueff, on dira que la monnaie est un récipient qui contient des droits sur le produit social. Créer de la monnaie, c’est valider par anticipation une valeur qui sera créée ultérieurement par le travail (c’est pour cela que la création de la monnaie relève d’un arbitrage intertemporel) [9]. Le problème de la pauvreté n’est pas celui de la monnaie, mais celui du travail et/ou de la solidarité.

En conséquence, créer de la monnaie n’implique absolument pas le recul de la pauvreté. La création monétaire ne conduit pas nécessairement à accroître le produit social qui peut être réparti (de façon plus ou moins égalitaire) entre les membres de la société. L’expérience de l’explosion de la masse monétaire mondiale à la suite de la crise de 2007-2008 devrait convaincre définitivement du fait qu’il n’y a pas de « rareté » de la monnaie ; et, ses conséquences devraient aussi nous convaincre que plus de monnaie ne conduit pas automatiquement à moins de pauvreté et d’inégalités. Le formidable accroissement de la création de monnaie centrale par la FED, la BCE, la Banque d’Angleterre ou la banque du Japon, n’a pas fait reculer la pauvreté, bien au contraire. Le placement de ces liquidités surabondantes a conduit à l’accroissement du prix des actifs immobiliers ou financiers et donc à l’accroissement du patrimoine de ceux qui les possèdent … les plus riches.

La véritable question qui est posée est celle de l’usage du pouvoir de création monétaire. Certes on peut agir dans ce sens au niveau local, surtout lorsque les monnaies locales sont articulées à des banques coopératives et/ou à des organismes publics de crédit. Mais laisser croire qu’il suffirait de créer de la monnaie (locale ou pas) pour augmenter les revenus des pauvres est une mystification qui détourne des véritables enjeux politiques. Pour faire reculer la pauvreté, il faut créer plus de valeur (par le travail) et/ou modifier le partage de la valeur en faveur des plus pauvres et au détriment des plus riches.

Ce qu’il faudrait mettre en place c’est un véritable contrôle citoyen de la politique monétaire et du comportement d’offre de crédit des banques. La capacité des autorités monétaires à assurer la prospérité (que l’on peut résumer par le progrès économique et social, et la transition énergétique) est l’élément déterminant de la confiance éthique que les citoyens accordent à la monnaie.

Un argument en faveur des monnaies locales porte en effet sur l’accès au crédit [10]. Les banques qui accordent des crédits en monnaie légale se montrent malthusiennes, frileuses, peu ouvertes aux innovations technologiques ou sociales. Elles ont aussi tendance à prêter davantage aux riches qu’aux pauvres. Tout cela est bien connu et depuis fort longtemps. Ainsi au XIXe siècle, on reproche déjà en France à la Haute Banque de ne prêter qu’aux États et aux grandes entreprises, et les chambres de commerce ne cessent de réclamer l’ouverture de guichets de banques ouverts aux artisans, aux commerçants et aux PME. C’est sur ces revendications que vont se constituer les caisses de crédit coopératif, de crédit mutuel et les caisses d’épargne. À cette époque, les promoteurs du crédit coopératif et mutualiste avancent leur volonté de transformation de la société (ce sont souvent des socialistes réformistes comme Léon Walras [11]) en finançant le mouvement coopératif [12] et les associations ouvrières. Ces banques coopératives et mutualistes mettent en avant leur fonctionnement démocratique qui s’oppose à la logique capitaliste des banques privées à but lucratif. Ces banques existent toujours et font partie de l’Economie sociale et solidaire, cadre dans lequel les monnaies locales ont été reconnues par la loi du 31 juillet 2014. La question qui se pose est donc la suivante : pourquoi, alors que les banques coopératives et mutualistes existent toujours et sont particulièrement puissantes, serait-il nécessaire de poursuivre les mêmes objectifs qu’elles, en créant des monnaies parallèles ? Ne faudrait-il pas davantage se pencher sur leur fonctionnement afin de se demander si elles remplissent dans la réalité les caractéristiques du champ de l’économie sociale et solidaire ? Ne faudrait-il pas y réactiver une démocratie qui reste bien souvent très formelle ?

2.3. La monnaie, l’accès au crédit et la lutte contre la financiarisation

Les monnaies locales sont-elles des innovations radicales, dans le domaine monétaire, capables de venir à bout des dysfonctionnements du système monétaire et financier ?

Prenons par exemple, le caractère « fondant » de la monnaie locale. Cette technique est destinée à lutter contre la thésaurisation et la « spéculation ». La monnaie peut être thésaurisée, c’est-à-dire être conservée (son rôle de réserve de valeur l’emporte sur celui d’intermédiaire de l’échange), elle sort du circuit des dépenses, cela pénalise les échanges et l’activité. Imaginons une famille qui chaque mois, entre septembre et juin, épargne 100 euros pour financer ses vacances : dans la logique de la monnaie fondante, on lui applique donc un taux d’intérêt négatif (égal au taux de dépréciation mensuel de la monnaie complémentaire fondante). Ce qui semble donc être refusé avec ce type de monnaie locale, c’est l’idée même d’arbitrage intertemporel. L’agent économique (comme celui du modèle walrasien de base) doit donc dépenser l’intégralité de son revenu au cours de chaque séance de marché. La conséquence d’une telle pratique est que la monnaie n’est pas un pont entre le présent et l’avenir. Alors que les théories économiques hétérodoxes se sont battues pour la prise en compte du temps dans l’analyse économique, le modèle théorique des défenseurs de la monnaie fondante s’appuie sur l’idée que le temps n’existe pas ! On assiste là à une nouvelle incompréhension de ce qu’est la monnaie.

Second exemple : Massimo Amato (2016) concède comme une évidence que le Wir n’est plus une monnaie sociale, mais il s’enthousiasme pour le SARDEX en nous expliquant qu’il repose sur le projet d’Union internationale de compensation proposé par Keynes à Bretton Woods. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un projet « alternatif ». Au demeurant le projet de Keynes a déjà été mis en œuvre en Europe : c’est l’Union européenne des paiements impulsée par Robert Triffin (1911-1993), qui a fonctionné entre 1950 et 1958. Ce qui n’a conduit ni à une rupture avec le capitalisme, ni à une rupture avec l’économie de marché.

Enfin, les promoteurs des monnaies locales convertibles confondent en permanence la transformation réalisée par les intermédiaires financiers et la création monétaire. Pour eux, la circulation d’une monnaie locale correspond à de la création d’une nouvelle monnaie : par exemple, si on introduit un billet de 10 euskos, c’est que l’on a créé 10 unités monétaires supplémentaires. Or, la monnaie locale est toujours la contrepartie d’un dépôt en monnaie légale. L’organisme qui assure la conversion entre les deux monnaies ne fait que de la transformation et pas de la création monétaire. Ce sont les dépôts en monnaie officielle qui assurent la « qualité » des dépôts nécessaires à la mise en circulation de la monnaie complémentaire. L’organisme qui assure la mise en circulation agit exactement de la même façon qu’un collecteur d’épargne qui récolte des fonds pour ensuite financer certains projets [13]. Cette manière de « flécher » l’épargne vers certaines dépenses existe depuis longtemps et n’est en rien spécifique à la technique des « monnaies » locales. En réalité, les monnaies locales n’en ont que le nom car elles se contentent de transformer un dépôt en monnaie légale en un dépôt en monnaie locale. Elles ne sont qu’une forme alternative d’utilisation de l’épargne [14]. Il n’y a pas de création monétaire, car il n’y a pas de monétisation d’une créance, pour une raison qui est très simple : les organismes qui font circuler les monnaies locales ne sont pas des banques (à l’exception du Wir [15]) et ne peuvent donc pas créer de la monnaie ex nihilo. Lorsque des crédits sont accordés en monnaie locale, ils sont toujours la contrepartie de dépôts en monnaie légale. Croire que fabriquer des billets en monnaie locale, c’est créer de la monnaie, repose de nouveau sur une erreur de compréhension des mécanismes monétaires. Sans doute faut-il y voir ici la raison essentielle de la faiblesse du développement de ces monnaies, alors que dans le même temps, le succès des sites internet de crowfunding [16] est grandissant. Dans son article pour le site La Vie des idées, Jérôme Blanc (2016) revient sur ce constat d’un très modeste développement quantitatif de ces monnaies locales et la difficulté que leurs promoteurs ont à les diffuser. Il est d’ailleurs frappant de constater que, depuis 2008, ces monnaies locales se développent peu, alors que l’Europe traverse une véritable décennie perdue. Jérôme Blanc note aussi que « L’Allemagne, qui a connu un démarrage spectaculaire au début des années 2000, a connu aussi un essoufflement et a aujourd’hui moins de monnaies locales en circulation qu’en 2008. (…) En France, une trentaine de monnaies a été mise en circulation en six ans, et probablement autant est en cours de développement ou en projet ; mais quelques cadavres se trouvent déjà sur les bords du chemin ». Or, si les monnaies locales étaient la bonne réponse à la frilosité des banques dans le financement de l’économie, c’est à partir de 2008 qu’elles auraient dû se développer. C’est à partir de cette date en effet que l’on voit stagner ou se contracter le crédit des banques aux agents non bancaires, alors même que les banques de second rang disposent en abondance de réserves excédentaires en monnaie centrale.

De façon plus générale, les collectifs militants qui sont insatisfaits de l’ordre des choses devraient placer au centre de leurs préoccupations la question de la financiarisation de l’économie. De très nombreux indicateurs convergent pour montrer que, depuis le début des années 1980, les échanges sur les marchés des devises, sur les divers marchés de capitaux, les innovations financières, l’internationalisation des banques, les flux internationaux de capitaux s’accroissent de façon spectaculaire. Cette internationalisation s’est manifestée par des crises financières récurrentes dont la plus spectaculaire est la crise des subprimes de 2007. La réponse est connue et n’a été que partiellement mise en œuvre : il faut renforcer significativement la règlementation bancaire, lutter contre les paradis fiscaux, règlementer davantage les mouvements de capitaux, etc. Aucun de ces problèmes ne se traite au niveau local. Aujourd’hui, le niveau pertinent de régulation microprudentielle et macroprudentielle [17] du système bancaire et financier est le niveau national, européen et même mondial, mais pas le niveau local. Là encore, on a bien l’impression que, dans les expériences de monnaies locales, l’accent est mis sur des activités de faible ampleur et qui ne remettent pas en cause l’influence du système bancaire et financier sur l’économie. De fait, cela contribue à ce que les véritables enjeux de la règlementation bancaire et du contrôle de la finance ne soient pas véritablement posés.

Que pèsent les opérations du SARDEX (0,3 % du PIB de la Sardaigne et beaucoup moins évidemment dans le PIB de l’Italie) au regard de la totalité du système bancaire italien qui menace de s’écrouler sous le poids des créances douteuses accumulées dans le bilan des banques transalpines ? L’enjeu essentiel autour de la monnaie ne porte pas sur la création de la monnaie, qui plus est à un niveau infranational, mais sur l’usage qu’une société démocratique va faire de cette création monétaire afin qu’elle soit porteuse de progrès et de prospérité générale. Pour le dire comme Michel Aglietta (2016), l’enjeu porte sur la capacité d’une société démocratique à instaurer une « confiance éthique » dans la monnaie légale. Par exemple, une des grandes problématiques contemporaines concernant les politiques monétaires est de savoir si les banques centrales doivent intégrer la stabilité financière dans leurs objectifs, comme elles ont, par le passé, intégré la stabilité des prix et la stabilité de la conjoncture. Lorsque l’on connaît les liens entre inégalités et instabilité financière [18], il est légitime de s’interroger sur le rôle que doivent jouer la démocratie et les citoyens dans cette redéfinition du champ d’intervention des politiques monétaires.

2.4. Monnaie et citoyenneté

Cette question de la citoyenneté n’est pas étrangère au vocabulaire des monnaies locales. Ces dernières mettent particulièrement l’accent sur un mot d’ordre : la réappropriation de la monnaie par les citoyens et le renforcement du lien social [19]. Ce qui se traduit par l’idée que les individus doivent agir collectivement pour mettre en place une monnaie qui servira des objectifs « sociétaux » préalablement définis. Les projets de monnaie locale, dans leur diversité, ont en commun de promouvoir une « gestion démocratique » de la monnaie versus une monnaie centrale dont la gestion est assurée par les banques centrales, dont la capacité à promouvoir le bien-être et la prospérité est remise en question. Les monnaies locales se veulent des réponses à la crise de confiance éthique qui touche les systèmes monétaires « officiels » aujourd’hui.

Ainsi cette crise de confiance éthique conduit à ce que Marie Fare (2016) appelle un « saisissement participatif des questions monétaires par la construction associative et citoyenne des monnaies ».

Dans le rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (2016), on peut lire : « Patrick Viveret parle de « pouvoir transformateur » de la monnaie. Selon lui, la monnaie peut être un véritable outil de réappropriation de la citoyenneté. (…). La dimension délibérative et la critique vis-à-vis du système monétaire conventionnel, constitutives d’un grand nombre de projets de monnaies complémentaires permettent de les inscrire dans le cadre de la démocratie participative  » (page 17).

De même, dans le rapport du Conseil économique, social et environnemental : « Comme nous aurons l’occasion de le montrer c’est l’implication citoyenne et des acteurs économiques au service de la vitalité et de la résilience des territoires qu’il faut avant tout (…) mettre en avant » (Gailly, 2015, p.8).

Enfin, chez Michel Aglietta (2016) : « Les monnaies locales et complémentaires souhaitent encourrager la participation de la société civile dans la gestion politique de la Cité. (…) Cette implication diffère de la délégation de responsabilité caractéristique de la démocratie formelle, laquelle sépare les citoyens des espaces politiques où s’exerce le pouvoir. Il s’agit donc bien de l’amorce d’une transformation du principe de souveraineté. L’enjeu est considérable puisque l’individu citoyen se positionne dans l’action, et sa citoyenneté s’exprime par son appartenance à une communauté politique organisée sur le territoire. Ainsi la démocratie réelle des citoyens en acte a-t-elle le pouvoir de transformer la démocratie formelle en impliquant les élites politiques locales dans des projets territoriaux de développement durable. La création de monnaies locales complémentaires est le véhicule de financement et de paiement des échanges économiques suscités par ces projets. Sont ainsi promus de nouveaux rapports au politique et de nouveaux modes d’action qui permettent aux individus de poursuivre leurs propres choix dans une perspective de bien-être commun (empowerment). Il s’agit de bâtir les linéaments d’une démocratie participative s’inscrivant dans une logique d’économie sociale et solidaire ou de développement durable. Ces nouvelles formes monétaires sont donc des moyens de coopération des citoyens, des entreprises et des autorités publiques dans les espaces sociaux les plus favorables pour transformer le régime de croissance et par conséquent pour conjurer les périls de ce siècle » (pp.192-193).

Tout cela est bel et bon, mais il faudrait expliquer comment le rassemblement de quelques dizaines de personnes dans un nombre limité de lieux peut permettre de « transformer le régime de croissance » qui se situe au niveau de la société globale, au plan national, européen et mondial ? Comment des initiatives dont tous les observateurs (pourtant favorables) soulignent le très faible poids économique et le développement limité seraient-elles en mesure de « conjurer les périls du siècle  » ? Que les monnaies locales contribuent à la transition énergétique en favorisant les circuits courts, c’est possible [20]. Mais on voit bien que le respect (pour l’instant improbable) des engagements de Paris sur le climat supposent des décisions fortes des États dans le cadre d’une étroite coopération internationale. Instaurer un prix du carbone (par des marchés ou une taxe) ne relève pas de l’initiative locale, financer le coût considérable du démantèlement de certaines centrales nucléaires et financer les investissements considérables dans le domaine des énergies renouvelables non plus. M. Aglietta a proposé un système de financement par un crédit sélectif conduisant à l’émission de titres susceptibles d’être rachetés sur le marché interbancaire par les banques centrales. On ne peut pas organiser cela autour de « monnaies locales » utilisées dans tel quartier de grande ville ou telle commune rurale. Pour le dire autrement, l’exercice de la démocratie peut tout à fait être « local », il n’en reste pas moins que le « niveau » pertinent sur lequel la citoyenneté doit pouvoir s’exercer en matière monétaire reste le niveau national et européen (voire mondial).

Comme nous venons de le voir, les défenseurs des monnaies locales commettent de nombreuses erreurs de compréhension de ce qu’est la monnaie : confusion monnaie/ revenu ; disparition de la dimension intertemporelle de la monnaie ; méconnaissance des mécanismes de création de la monnaie. Ils considèrent certaines innovations comme révolutionnaires (les chambres de compensation) alors qu’elles ne le sont pas. Finalement, en s’appuyant sur des raisonnements faux au regard de la connaissance scientifique, ils apportent de mauvaises réponses à de vraies questions. Ils ne voient pas que le niveau pertinent pour traiter des dysfonctionnements du système bancaire et financier reste encore celui de la monnaie légale.

Pourtant, malgré ces erreurs manifestes de raisonnement, les adeptes des monnaies locales bénéficient d’un avantage dans le débat public : aujourd’hui, certains mots deviennent magiques dès lors qu’ils sont prononcés (citoyen, démocratie participative, développement local) rendant alors toute critique impossible. On l’a bien vu lors du débat au Conseil économique, social et environnemental. L’avis préparé par Pierre-Antoine Gailly a été adopté à la quasi-unanimité (150 voix pour et 11 abstentions [21]). Alors que les représentants de la CGT et le représentant de SUD-Solidaires ont été les seuls à formuler des critiques pertinentes et solidement argumentées, ils ont cependant voté « pour » afin de saluer l’implication citoyenne dans les monnaies locales.

3 -Comprendre pour agir : qu’est-ce donc que la monnaie ?

Si les monnaies locales n’apportent pas les réponses espérées à des questions pourtant centrales comme les inégalités, les dysfonctionnements du système financier, le développement durable, elles soulèvent plus fondamentalement deux problèmes qui concernent :

  • a) le rapport entre monnaie et lien social ;
  • b) le rapport des monnaies locales entre elles.

Nous allons ainsi montrer dans cette dernière partie pourquoi les projets de monnaies locales exaltent une vision communautarienne des liens sociaux, tout en faisant, c’est un véritable paradoxe, la promotion de la concurrence et du marché.

3.1. La question de la coordination : marché, hiérarchie et coopération

La question centrale de la vie sociale est la coordination. Comment faire que des actions individuelles (y compris des actions de groupes différents) soient cohérentes ou au moins compatibles entre elles ? Les sciences sociales ont construit quatre types-idéaux de modes de coordination : le marché, la hiérarchie, la coopération et la communauté (les valeurs, les normes sociales). Nous revenons ci-dessous sur la coordination par la communauté (partie 3.2).

Les défenseurs des monnaies locales entendent offrir une alternative à la logique marchande. Très souvent libertaires (ou libertariens), ils rejettent la hiérarchie. Ne reste donc que la coopération. Elle est présentée le plus souvent comme le produit de procédures démocratiques. Par exemple, sur le site du Sol-violette, il est précisé que les décisions se prennent par consensus et, en l’absence de consensus, par un vote à une majorité des deux tiers. Il s’agit donc bien d’une coordination politique qui se substitue à la coordination marchande. Cette volonté n’a rien d’exceptionnel. Elle correspond à une logique de « démarchandisation » (G. Esping-Andersen) qui consiste à soustraire à la logique marchande une partie des activités économiques.

Dans le cadre de la coordination politique des échanges, le résultat est défini au préalable (coordination ex ante) à l’issue d’un processus de délibération collective, qui est formalisé par le constat d’un consensus ou par un vote [22]. Pour que ce processus respecte les libertés individuelles, une première possibilité est donc la recherche du consensus (unanimité) [23]. Ce consensus sera d’autant plus facile à trouver que le groupe est de petite taille et que la démocratie participative prend la forme d’une démocratie directe, mais, malgré cela, les désaccords peuvent persister. Puisque les participants aux échanges définissent ensemble les valeurs des produits échangés, comment s’opère le règlement d’éventuels conflits sur cette définition ? Que se passe-t-il si le choix « démocratique » s’impose de manière systématique à une minorité ? On peut toujours répondre à cette question que les individus qui se trouvent en position « minoritaire » sont libres de sortir de la coordination politique et de revenir vers la monnaie officielle, mais alors quel est l’intérêt de défendre des monnaies locales au nom de la démocratie ? Certains auteurs comme P. Derudder (2014, p.229) mettent en avant le concept de sociocratie comme outil de recherche du consensus au sein du groupe. Pourtant Jérôme Blanc (2015) ou Célina Whitaker (2015) illustrent parfaitement les difficultés rencontrées par la recherche du consensus au sein des projets de monnaie complémentaire.

Où sont les institutions de régulation des conflits qui servent de contrepoids démocratique à l’extérieur du groupe des participants aux monnaies locales ? Or, les conflits peuvent se multiplier dès que le nombre de participants augmente. Le paradoxe de Condorcet montre ainsi qu’il n’est pas certain d’obtenir une décision rationnelle [24] lorsqu’une décision implique au moins trois personnes qui ont des préférences différentes concernant trois produits A, B et C. Si la première personne préfère A à B et B à C ; la seconde B à C et C à A ; et la troisième C à A et A à B, alors il n’est pas possible de mettre d’accord ces trois personnes sur un ordre de préférence qui fasse consensus. La coordination politique aboutira donc à ce que les préférences de deux personnes s’imposent à la troisième. Il apparaît donc nécessaire que toute délibération politique sur la valeur des produits échangés s’accompagne de contre-pouvoirs pour éviter une tyrannie de la majorité. Ces contre-pouvoirs ne sont pourtant pas pensés pour réguler les mécanismes des monnaies locales, comme si la coordination politique était toujours « bonne » par nature et que le consensus était toujours atteignable.

Cette question du « fonctionnement » de la démocratie n’est pas abordée dans le rapport Magnen et Fourel (2015), celui du CESE (2015) ou celui de l’ADEME (2016), qui font pourtant la promotion des monnaies locales auprès des pouvoirs publics.

3.2. Monnaie et lien social : Le retour à la communauté

Les relations communautaires (au sens de la communauté chez F. Tönnies et au sens des communautariens) sont un mode de coordination possible. Les actions des individus sont en effet cohérentes entre elles dès lors que les individus sont conformes aux traditions du groupe et qu’ils agissent conformément aux normes et aux valeurs du groupe. Par exemple, tant que les valeurs patriarcales sont acceptées au sein d’une famille, il est inutile de chercher un accord entre les hommes et les femmes pour le partage des tâches domestique : la domination masculine s’impose sans discussion. La vie sociale au sein d’une communauté Amish ou d’un monastère bénédictin est parfaitement coordonnée.

Dans le rapport de l’ADEME (2016,) on peut lire : « Les monnaies complémentaires s’appuient pour un grand nombre d’entre elles sur des liens solidaires à l’intérieur du groupe. Elles ne sont plus filles d’État, mais projet d’un groupe qui se construit autour d’elles. Elles apparaissent comme une façon de tisser des liens, d’engager des individus dans un projet commun. Ne pouvant acquérir la confiance par la force, elles instaurent cette confiance par la mise en exergue de valeurs ou d’une identité commune aux participants. La monnaie est alors le fruit d’une communauté ou d’une coopérative » (p.17).

Le terme de communauté correspond parfaitement à la représentation du monde social qui est porté par les projets de monnaie locale. Ainsi, les deux exemples de réussite de monnaies locales qui ouvrent le livre de Philippe Derudder (2014) concernent des villages ruraux de l’Allemagne (Schwanenkirchen) et l’Autriche (Wörgl) des années 1930, dont les échanges avec l’extérieur sont marginaux. À propos de Schwanenkirchen, P. Derudder parle d’une « petite commune de la forêt bavaroise, une contrée sauvage, isolée, aux communications difficiles et archaïques  ». Face à la pénurie de liquidités en monnaie « officielle », une monnaie locale a été introduite, le résultat est décrit par P. Derudder comme un miracle : « La mine a repris son activité … (…) Les restaurants sont remplis de consommateurs, les bouchers (…) vendent tous les samedis leur quintal de viande, les propriétaires des bureaux de tabac entendent avec plaisir la sonnette de leur magasin, les quincailliers font un chiffre d’affaires inaccoutumé, les costumes et les chaussures se vendent comme jamais auparavant  » (Derudder, 2014, pp. 65-70). Bref, la monnaie locale fait revivre un monde social certes, mais un monde social totalement en autarcie. Nous sommes ici bien loin de la société dans laquelle nous vivons, caractérisée par une division du travail social de plus en plus importante et des échanges croissants entre les agents économiques résidant sur des territoires éloignés les uns des autres..

Cet accent mis sur la dimension communautaire des monnaies locales a conduit la CGT à déclarer lors du vote sur l’avis du CESE (Gailly, 2015) : « Ces expériences portent néanmoins parfois certaines ambiguïtés, par exemple lorsqu’elles s’inscrivent dans une logique d’enfermement identitaire local, ce qui est un retour en arrière  » (p.46).

Si la monnaie locale est utilisée pour défendre des « valeurs », qu’est-ce qui empêche certains groupes de créer des monnaies locales « réservées » à certaines franges de la population : les Français de souche, les pratiquants de telle ou telle religion, etc. ?

De la même façon que les défenseurs des monnaies locales mettent en avant la dimension démocratique de ces monnaies en considérant qu’il n’est pas nécessaire de se prémunir d’une tyrannie de la majorité, ils mettent aussi en avant l’intérêt identitaire et culturel de ces monnaies, comme si cette promotion ne posait aucun problème en démocratie.

Quel est le risque de voir les monnaies locales servir la construction d’identités assignées, en particulier dans un contexte où les inégalités territoriales au sein de l’UE se creusent et où le séparatisme territorial progresse [25] ? Ces monnaies ne risquent-elles pas de conduire à une « obligation identitaire », pour reprendre l’expression de François Dubet (2010), qui est la négation même du principe de liberté et d’autonomie des personnes dans les sociétés démocratiques modernes ?

On peut par exemple lire chez Louis Larue (2016) : « La démocratie ne suffit pas. Si les monnaies sociales sont amenées à prendre de l’ampleur et à s‘étendre, (…) une justification éthique (…) de la promotion par ces monnaies d’un certain type de lien social fort est requise. (…) Le premier argument est celui des penseurs communautariens, tels que Charles Taylor ou Michael Sandel. Selon eux, l‘individu ne peut être pensé comme isolé de ses attachements constitutifs” (Sandel, 1984, p. 90), autrement dit, des liens sociaux préexistants à sa personne et qui constituent en partie qui il est. L‘homme n’est rien sans la société ou la communauté qui lentoure. Comme le note Michael Sandel (1984, p. 90) : “To imagine a person incapable of constitutive attachments (...) is not to conceive an ideally free and rational agent, but to imagine a person wholly without character, without moral depth.” » (p.12). C’est l’idée même de « l’individu individualisé » (F. de Singly) qui est ici mise en cause.

Il est révélateur que des promoteurs des monnaies locales s’appuient ainsi sur les théories communautariennes. Cette perspective qui oppose les communautés à la société (inhumaine ?) est clairement exprimée par Denis Clerc dans une note de lecture relative à un livre de J.-M. Servet : « ce n’est pas une autre économie qui se crée. Seulement des espaces communautaires dans un monde qui tend à se déshumaniser » (Clerc, 1999). Il ne s’agit pas avec les monnaies complémentaires de créer une autre économie mais « seulement des espaces communautaires dans un monde qui tend à se déshumaniser ». On voit bien qu’il ne s’agit pas de conduire une analyse objective de la réalité, mais de prononcer une condamnation morale (la « déshumanisation » [26]) et de proposer une solution locale entre gens qui partagent les mêmes valeurs.

On retrouve là la petite musique, fondamentalement réactionnaire, des anti-modernes et des anti-Lumières qui en appellent à un passé idéalisé fait d’harmonie, de compassion et de chaleur humaine au sein des chaumières, sous l’autorité bienveillante des seigneurs féodaux.

Les monnaies locales complémentaires occultent totalement le rôle que tient la monnaie dans la modernité, c’est-à-dire la transformation des liens sociaux qui aboutissent à émanciper les personnes des liens traditionnels et à en faire des individus autonomes, maîtres de leur liberté. Pour le dire plus simplement, chez les promoteurs des monnaies locales, la monnaie se résume (se confond) à l’argent [27], mais « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes !  » (F. Mitterrand, congrès d’Epinay, 1971). L’argent détruit le lien social, qui doit alors se reconstituer sur d’autres bases que les relations marchandes. Dans le même esprit, Denis Clerc (1999) écrit : « Économie sans argent, puisque la relation entre les personnes est déterminante (absence d’accumulation et de cupidité), mais pas sans monnaie. Contrairement à ce que croient souvent les adhérents, il y a comptabilisation et règlement des dettes. C’est justement à cause de cette obligation de rendre, et de rendre de façon équilibrée, que la confiance et les liens peuvent se tisser entre les membres : les Sel retrouvent la bonne monnaie ».

Pour comprendre le rôle central de la monnaie dans l’émergence de la modernité, il est utile de revenir à Karl Marx.

La monnaie est d’abord définie comme l’« équivalent général », c’est-à-dire un instrument de mesure de la valeur qui est commun à l’ensemble des membres d’une collectivité. De la même façon que le mètre étalon permet d’avoir la même échelle des distances, la monnaie permet d’avoir la même échelle de la valeur des biens échangés.

« Pour chaque possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent particulier de la sienne ; sa marchandise est, par conséquent, l’équivalent général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans le même cas, aucune marchandise n’est équivalent général, et la valeur relative des marchandises ne possède aucune forme générale sous laquelle elles puissent être comparées comme quantités de valeur. (…) Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs et, par conséquent, comme marchandises qu’en les comparant à une autre marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. (…) Mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d’une action sociale. Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle d’équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle devient argent. » (Marx, 1867/1982, p.101)

Marx insiste sur l’idée que l’équivalent général permet aux individus, qui réalisent des productions de manière autonome, de connaître la valeur que donne la société à ces productions privées [28]. C’est donc par l’échange monétaire que chaque personne connaît la valeur « socialement reconnue » de sa production. Le recours à la monnaie et au marché permet la socialisation des travaux privés. Il insiste sur le caractère social de la marchandise : « Les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les autres. » (Marx 1867/1982, p. 55)

Ce point est particulièrement important dans le cadre d’une société où la division du travail est importante, où les individus ne sont pas directement en contact les uns avec les autres.

« Des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. (…) C’est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d’utilité.  » (Marx, 1867/1982, p.78)

La monnaie joue donc un rôle fondamental dans le type de lien social qui unit les membres d’une société où le degré de division du travail est élevé et croissant. D’un côté, elle permet « des travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres  », c’est-à-dire qu’elle permet l’individualisation des rapports sociaux, de l’autre côté, elle assure dans l’échange « que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme ».

La monnaie permet d’articuler la présence de « producteurs indépendants » et leur « dépendance réciproque » : « L’organisme social de production dont les membres disjoints – membra disjecta – naissent de la division du travail, porte l’empreinte de la spontanéité et du hasard, que l’on considère ou les fonctions mêmes de ses membres ou leurs rapports de proportionnalité. Aussi nos échangistes découvrent-ils que la même division du travail, qui fait d’eux des producteurs privés indépendants rend la marche de la production sociale, et les rapports qu’elle créé, complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les choses. La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par là même sa transformation en argent.  » (Marx,1867/1982, p.114).

Cette conception de la monnaie se retrouve dans les travaux de Michel Aglietta et André Orléan. Aglietta écrit ainsi : « Détenir la monnaie est, en effet, pouvoir s’inscrire dans n’importe quel échange futur sans préconcevoir aucun échange avec un partenaire particulier. C’est donc le rapport d’un agent privé avec la société en général qui est représentée par la monnaie, non pas un rapport entre les agents privés ! La monnaie est la base de tous les contrats, mais c’est le lien social primordial qui n’est pas lui-même un contrat. C’est ce lien social que les économistes appellent un bien collectif » (1992, p. 45).

Dans le même esprit, Aglietta souligne que la monnaie permet d’assurer la cohérence d’une collectivité fondée sur des producteurs et des consommateurs individuels : «  La monnaie est un rapport global entre les centres de décision économique et la collectivité qu’ils forment, grâce auquel les échanges entre ces agents acquièrent une cohérence » (Aglietta, 1986, p. 17)

Enfin cette formule percutante : « Dans l’ordre économique, la monnaie est l’instrument de conversion de l’individuel en collectif et du privé en social » (Aglietta et Orléan, 1998, p. 20).

La monnaie apparaît comme une institution qui rend compatible à la fois l’autonomisation des individus et leur interdépendance. Elle fait rentrer les sociétés dans la modernité. Elle se distingue des formes traditionnelles de lien social comme l’appartenance à une religion, à un village, à une famille, à une corporation de métier, que Durkheim qualifie de solidarité de type mécanique.

Cette dimension « émancipatrice » de la monnaie spécifique des sociétés modernes est aussi soulignée par les sociologues, par exemple Damien de Blic et Jeanne Lazarus (2007) qui intitulent un paragraphe de leur livre « la libération par l’argent » (pp. 41-43). Ils font référence au sociologue américain Talcott Parsons qui insiste sur les formes de liberté que procure l’anonymisation de la transaction monétaire. Celui qui possède de la monnaie peut acheter ce qu’il veut, quand il veut et dans des conditions qu’il peut accepter ou refuser. Or, ces formes de liberté n’existent pas dans les sociétés traditionnelles où l’appartenance à la communauté encadre ce qui sera échangé. En référence aux travaux de George Simmel (La philosophie de l’argent, 1900), de Blic et Lazarus écrivent « Il existe donc un pouvoir désaliénant des relations monétaires, en particulier quand celles-ci concernent des individus inégaux en termes de pouvoir. C’est parce qu’il est étranger à l’individu que l’argent libère dans une certaine mesure ce dernier  » (p. 42).

Ils concluent par « la monétarisation de l’économie stimule finalement le processus d’individualisation en libérant les personnes des liens personnels dont elles sont prisonnières dans les sociétés traditionnelles. Elle permet à l’individu d’échapper à la fois aux petits groupes homogènes où sa liberté est fortement restreinte et aux obligations sociales qui y sont la norme » (p. 42).

Cette dimension émancipatrice de la monnaie dans les sociétés modernes, qui passe par la monnaie officielle, est ignorée par les défenseurs des monnaies locales qui au contraire renvoient en permanence les utilisateurs de ces monnaies à un socle de valeurs communes et, en fin de compte, à un enfermement communautaire.

3.3. Monnaies privées concurrentes : la victoire paradoxale du marché

Friedrich Hayek, comme les autres membres de l’école autrichienne d’économie, considère que la monnaie n’est pas neutre. Bien au contraire, elle est active mais néfaste. Sa manipulation par l’État et les banques est à la source des crises économiques (on parle de théorie monétaire des crises). Hayek s’est pendant longtemps interrogé sur la façon dont on pourrait « neutraliser » la monnaie (c’est-à-dire l’empêcher de nuire). En fin de compte en 1976 (45 ans après la publication de son livre majeur Prix et production) il propose une solution : il faut confier au marché et non à l’État la gestion de la monnaie. La solution est relativement simple : on crée diverses monnaies portant des noms différents pour être bien identifiables par les agents économiques, et ces monnaies ont cours libre. Ces monnaies sont en concurrence puisque chaque agent est libre d’utiliser telle monnaie ou telle autre. Ainsi, la « discipline de marché » va s’imposer aux émetteurs de monnaie. Dans ces conditions, en effet, la bonne monnaie chasse la mauvaise. C’est donc le monopole d’État de l’émission de monnaie (et donc l’existence d’une monnaie unique) qui est contesté par Hayek. De même que chacun doit être libre de créer son entreprise, chacun doit être libre de créer de la monnaie. De même que chacun doit être libre de choisir son boulanger, chacun doit être libre de choisir son fournisseur de monnaie. C’est la concurrence (libre et non faussée bien sûr !) qui doit assurer la régulation de la monnaie comme tous les autres domaines de la vie économique.

Un des grands prédicateurs des monnaies locales [29], B. Lietaer, s’appuie explicitement sur les travaux de l’école autrichienne : « Tout monopole, explique Hayek, parasite le bon ajustement de l’offre et de la demande, qu’il s’agisse du marché de la chaussure, de l’alimentation, de l’automobile, de la santé ou de la monnaie. Il préconise donc de laisser jouer la concurrence entre les institutions financières. (…) Le libre jeu du marché favoriserait les « meilleures monnaies » (…). Malgré nos désaccords de fond avec F. Hayek et l’école autrichienne dans bien des domaines (…) nous partageons sans réserve la conclusion de F. Hayek : “la nécessité existe aujourd’hui d’un « mouvement de libre-monnaie » sur le modèle du mouvement de libre-échange du 19e siècle”  » (Lietaer et alii, 2012, p.131).

De fait, dès lors que l’on émet diverses monnaies, elles sont forcément concurrentes. Non seulement avec la monnaie officielle, mais aussi avec les autres monnaies locales. C’est ainsi que « la roue », monnaie locale initialement créée dans le Vaucluse, s’est progressivement étendue aux Bouches-du-Rhône, aux Alpes-de-Haute-Provence et aux Hautes-Alpes [30]. Or, sur ces territoires, existent d’autres monnaies locales. Les citoyens consommateurs ou citoyens producteurs peuvent difficilement utiliser simultanément trois, quatre ou cinq monnaies (en utiliser deux n’est déjà pas simple). Il faudra donc choisir, certaines monnaies auront du succès et se développeront, d’autres seront éliminées. C’est la régulation par le marché et la concurrence. Encore une fois, si les défenseurs de ces monnaies sont hayékiens, ils sont cohérents. S’ils prétendent par ces monnaies « rompre avec logique du marché », ils ne sont pas cohérents. Puisqu’ils étendent à la monnaie la logique concurrentielle.

Et le bitcoin ?

Le Bitcoin ne faisait pas l’objet de cet article dans la mesure où il obéit à une logique très différente de cette des monnaies locales complémentaires. Mais il faut bien observer cependant que le CESE a inclut le Bitcoin dans le champ de son étude sur les nouvelles monnaies.

Christophe Destais souligne d’ailleurs l’inspiration commune (« libérale-libertaire ») du Bitcoin et des autres monnaies complémentaires : « Le Bitcoin n’est qu’un des derniers avatars d’un mouvement de création de monnaies parallèles. Ces dernières sont souvent d’inspiration libertaire ou libérale-libertaire. Il s’agit pour leurs initiateurs de refuser ce qu’ils perçoivent comme le carcan du système économique et, en particulier, du capitalisme financier tout en facilitant les échanges entre individus, au niveau local. Ces « monnaies » peuvent servir d’unité de compte sur des bourses d’échange entre individus qui n’ont pas ou peu accès aux monnaies officielles et faciliter ainsi la réalisation d’échanges supplémentaires, par exemples des échanges entre petits producteurs et consommateurs locaux ou des échanges de services entre individus » (Destais, 2013). Il suffit d’ailleurs de consulter quelques sites qui défendent le Bitcoin pour retrouver des arguments « antisystème » : critique de l’État au service des puissants, critique du pouvoir de création monétaire des banques, critique de la « confiscation fiscale », etc. Les promoteurs du Bitcoin voient dans cet instrument une réponse technologique (la fameuse « blokchain » qui fonctionne sans organe central de contrôle) à leur critique de la société. Il s’agit donc d’une « monnaie » exogène et qui repose sur une approche quantitativiste. Une sorte de mise en œuvre des conceptions économistes les plus orthodoxes (sur les théories monétaires voir Beitone et Rodrigues 2017).

Les inconvénients du Bitcoin sont bien connus. D’une part la logique de la création de cette monnaie ne repose pas sur le financement d’activités économiques mais sur un algorithme. D’ailleurs le rythme de création a été récemment ralenti pour entretenir la rareté du Bitcoin. Ce ralentissement a fait augmenter les coûts de transaction et provoqué une scission au sein de la communauté avec la création du « Bitcoin cash » (1er août 2017). Cette pseudo-monnaie [31] a des défauts bien connus. Son cours est très volatil du fait qu’elle est un bon instrument de spéculation, elle permet de financer des activités occultes grâce au caractère totalement anonyme des échanges, et donc aussi d’échapper à l’impôt. C’est un condensé des défauts de la finance que dénoncent habituellement les altermondialistes.

Lors des débats du conseil économique et social, le groupe de la CGT a insisté sur le fait que les « monnaies électroniques », « reposent sur une conception réactionnaire de la monnaie, partageant avec l’or – cette « relique barbare » dont parlait Keynes – la propriété d’être émis en quantité limitée, sans lien avec les besoins à financer. En revanche, leur construction offre de dangereuses possibilités de spéculation  » (Gailly, 2015, p. 45). Quant au groupe de la coopération il insiste sur les « dérives potentielles » du Bitcoin : « anonymat, absence de transparence, risque spéculatif, etc., autant de caractéristiques qui en font un support idéal pour la fraude fiscale, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. De plus un géant du numérique pourrait imposer « en douceur » sa monnaie dont la constitution et la garantie ne seraient plus seulement l’apanage d’un État » (Gailly, 2015, p. 48).

Les partisans radicaux du libéralisme économique, quant à eux, sont cohérents. C’est ainsi que sur le site de l’Institut Turgot, Gérald Dréan (2013) prend la défense du Bitcoin et, plus généralement des monnaies parallèles. Il écrit que « l’existence de Bitcoin pourrait constituer l’impulsion initiale pour nous faire entrer dans un nouvel univers de monnaies parallèles et concurrentielles ». Quelles que soient les intentions des acteurs, affirme-t-il, ce sont leurs actions qui comptent et elles vont conduire à la situation préconisée par Friedrich Hayek (1976/2015) : la privatisation de la monnaie.

Conclusion

Des monnaies locales, pour quoi faire ?

Dans le cas le plus favorable, les monnaies locales peuvent favoriser le développement local et contribuer, comme toute activité associative, au développement du lien social. Mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux qu’elles posent : assurer une maîtrise citoyenne de la finance et contribuer à la transition écologique.

Dans une lecture moins optimiste, les monnaies locales sont un gadget pour bobo, sans emprise véritable dans les catégories populaires et sans remise en cause de la puissance de la finance, qui contribue à détourner les citoyens des enjeux véritables (qui sont nationaux et mondiaux).

Dans l’interprétation la plus pessimiste, les monnaies locales sont prises en tenaille entre une logique communautarienne de retour à la terre et aux solidarités de voisinage, et une logique libertarienne de régulation par le marché des monnaies privées concurrentes. Dans ce cas-là, quelles que soient les intentions généreuses de leurs promoteurs et des militants qui s’y investissent, les monnaies locales, par une ruse de l’histoire, pourraient bien jouer contre la démocratie et l’émancipation sociale.

Il y a pourtant autour des questions monétaires et financières de vrais enjeux qui appellent des mobilisations. Sans être exhaustif citons :

  • Restaurer une démocratie authentique (et pas simplement formelle) dans les banques coopératives et mutualistes qui s’inscrivent clairement aujourd’hui dans une logique capitaliste et qui ont oublié (sinon à des fins publicitaires) les objectifs sociaux et démocratiques de leurs fondateurs ;
  • Renforcer le contrôle démocratique sur les banques privées par une législation contraignante permettant de lutter contre les paradis fiscaux et contre les logiques spéculatives. Imposer la présence de représentants des organisations syndicales, associatives, écologiques dans les organes de contrôle et de gestion des banques ;
  • Instaurer un contrôle démocratique sur la Banque centrale européenne pour mettre la politique monétaire au service de l’emploi, de la satisfaction des besoins sociaux (logement notamment), de la transition énergétique, c’est-à-dire de la prospérité ;
  • Mettre la création monétaire au service de l’emploi et du développement d’entreprises d’insertion, d’exploitations agricoles non productivistes, etc.
  • Instaurer une taxation des revenus financiers et des transactions financières ;
  • Lutter contre les paradis fiscaux ;
  • Lutter contre les inégalités de revenus, notamment par une taxation beaucoup plus forte des très hauts revenus (très présents dans le secteur financier), mettre fin au système de « retraite chapeau » et autre « parachutes dorés » ;
    On le voit les thèmes de mobilisations permettant de s’attaquer (aux niveaux local et global) aux vrais enjeux qui portent sur l’utilisation de la monnaie et du système bancaire ne manquent pas. Engager ces mobilisations permettrait alors d’apporter des réponses aux vraies questions posées par les promoteurs des monnaies locales.

Bibliographie

Notes

[1Loi du 31 juillet 2014

[2Un rapport officiel (Magnen et Fourel, 2015, p. 11) souligne lui aussi le lien entre le développement des « monnaies alternatives » et les situations de crise économique et financière.

[3L’existence d’un cours légal suppose donc un pouvoir hiérarchique qui impose cette norme juridique d’usage de la monnaie. Généralement il s’agit du pouvoir politique au sein d’un État nation.

[4Ce qui correspond à un système de monnaie appelé « 100 % » défendu notamment par Irving Fisher (1867-1947), et Maurice Allais (1911-2010). En effet la monnaie « complémentaire » mise en circulation est couverte à 100 % en monnaie à cours légal. Il n’y a donc pas de création nette de monnaie dans ce cas.

[5La question de savoir s’il est possible de s’affranchir de la loi de la valeur quand on cherche à opérer une rupture avec la logique capitaliste a fait l’objet de débats vifs et complexes en Russie après la Révolution d’Octobre, en Chine au moment de la Révolution culturelle, à Cuba après la prise de pouvoir par Fidel Castro. Voir Chavance (2000) et Lallement (2014).

[7Certains glissent facilement à partir de là sur une dénonciation complotiste des banques.

[8Par exemple on estime qu’un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA ne bénéficient pas de cette prestation. Ce n’est pas lié à une rareté de la monnaie, mais à une non-reconnaissance des droits et à des rapports sociaux de domination et de disqualification qui conduisent certains à ne pas demander le RSA pour ne pas faire l’objet d’un étiquetage et d’autres à y renoncer compte tenu de la complexité des procédures.

[9Pour l’analyse de la monnaie chez Marx, voire ci-dessous point 3.2.

[10Cet argument est d’autant plus paradoxal que les organismes qui mettent en circulation les monnaies locales ne disposent pas (sauf exception type Wir) du pouvoir de création monétaire, donc du pouvoir de financer par anticipation la production qui résulterait de projets économiques innovants et viables. Dans sa prise de position au CESE à propos des « nouvelles monnaies » la CGT souligne que les instruments étudiés (monnaies locales complémentaires ou monnaies virtuelles) « ne possèdent pas une des caractéristiques les plus utiles de la monnaie, à savoir la possibilité d’anticiper la création de richesses par le crédit bancaire  » (Gailly, 2015, p. 45). Dans cette auguste assemblée, la CGT est donc la seule rappeler un élément fondamental de la théorie monétaire.

[11Il contribue, en 1864, à la création d’une Banque du travail qui vise à financer les coopératives ouvrières de production.

[12Un autre économiste, ami de Walras, y joue un rôle important. Il s’agit de Charles Gide (1847-1932).

[13Ce qui fut longtemps la seule activité des Caisses d’épargne en France.

[14Il est d’ailleurs amusant de voir que les dépôts en monnaie légale, eux, ne sont pas concernés par la « fonte ». De plus, les émetteurs de monnaies locales se demandent comment placer de façon la plus judicieuse possible leurs avoir monétaires (officiels) au sein du système financier.

[15Le cas du Wir est différent, puisque la banque coopérative créée de la monnaie scripturale Wir par le crédit. Cependant la stabilité du système bancaire et financier est assurée par le rattachement du Wir au franc suisse.

[16Sur les sites de crowfunding, des épargnants choisissent des projets à financer. Il s’agit clairement de collecter le l’épargne pour la mettre à la disposition d’agents économiques qui ont un besoin de financement.

[17La régulation microprudentielle concerne les normes imposées à chaque banque en matière de réserves détenues auprès de la banque centrale. Elle vise à réduire le risque de crise de solvabilité et de liquidité des établissements de crédit. Quand on impose à la BNP à LCL le respect de ratio prudentiel, on est dans le microprudentiel. La régulation macroprudentielle s’appuie sur des indicateurs de risque systémique et cherche à appréhender les interdépendances entre établissements bancaires et financiers. Cette dimension macroprudentielle reste encore aujourd’hui la moins développée.

[18Le creusement des inégalités depuis 30 ans aux États-Unis a alimenté les crédits subprimes, tandis que chaque crise financière se traduit par un fléchissement de la croissance qui se fait au détriment des plus fragiles.

[19Dans le débat au CESE, L’Union nationale des associations familiales (UNAF) exprime son scepticisme quant à la relation entre les « nouvelles monnaies » et le lien social. L’UNAF ajoute : « Y a-t-il l’adhésion du plus grand nombre ? Le risque n’est-il pas plus grand de voir se développer la fraude aux prélèvements obligatoires peu compatible, avec la cohésion sociale ? » (Gailly, 2015, p. 53).

[20Encore que cet argument fait lui-même débat. On peut ainsi lire dans le rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie : « les émissions par kilomètre parcouru et par tonne transportée sont 100 fois plus faibles pour un cargo transocéanique que pour une camionnette de moins de 3,5 tonnes » (ADEME, 2016, page 107).

[21Le patronat et toutes les organisations syndicales ont donc émis ensemble un vote favorable ! Les 11 abstentions émanent du groupe « Environnement et nature » qui trouve que le rapport n’est pas assez favorable aux monnaies locales et que les préconisations relatives notamment aux questions de fiscalité et de cotisations sociales sont trop suspicieuses.

[22C’est depuis longtemps la procédure en usage dans les organismes coopératifs et mutualistes.

[23Il peut aussi arriver que la tyrannie de la majorité s’impose et que le consensus résulte du fait que les minoritaires optent pour le silence. On sait qu’au sein des groupes il existe souvent une tendance à la conformité.

[24Respectant la transitivité des choix.

[25Sur cette question du séparatisme territorial, nous renvoyons à Laurent Davezies (2015) Le nouvel égoïsme territorial. Le grand malaise des nations, La république des idées, 2015

[26Bien sûr, aucune définition de ce terme n’est proposée, il doit relever de l’évidence. La société pré-moderne était-elle plus « humaine » que la société actuelle ? Il faudrait le préciser et indiquer sur la base de quels indicateurs on porte ce jugement.

[27D’où l’importance de bien distinguer le concept économique de « monnaie » et le mot « argent » tel qu’il est utilisé. Cette utilisation courante confond sous le même signifiant les notions de revenu, de patrimoine, de monnaie. De plus, ce sens courant véhicule aussi des connotations morales que l’on peut faire remonter à la vieille idée selon laquelle il faut choisir entre Dieu et l’argent « « Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l’un et aimera l’autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon » (Évangile de Mathieu, 6-24). Mammon est lié à Satan, il représente la richesse et l’avarice. Les contempteurs chrétiens de la modernité (par exemple Jacques Ellul) font souvent référence à ce verset.

[28Pour un examen complet, et remarquablement étayé, de ces questions voir Harribey (2013).

[29Il est d’ailleurs assez incompréhensible que nombre de militants favorables aux monnaies locales complémentaires se réfèrent sans aucun recul critique à B. Lietaer dont les thèses sont au mieux fantaisistes au pire dangereuses.

[30On a l’impression d’une petite entreprise qui accroît progressivement sa part de marché : « La Roue »

[31Car tous les spécialistes affirment qu’il ne s’agit pas d’une monnaie (Lavigne, 2014)

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