Contribution au stage de formation organisé par la commission Genre et mondialisation d’Attac-France en 2017, session du 20 mai
I. Le versant sud de l’écoféminisme
Premier exemple : Vandana Shiva et la défense de l’agriculture paysanne contre les firmes agro-alimentaires.
Vandana Shiva est peut-être la théoricienne la plus connue de l’écoféminisme [2]. Physicienne de formation, elle milite en relation avec les luttes paysannes en Inde contre l’imposition d’un modèle agricole de production pour un marché élargi et contrôlé par les firmes capitalistes, qui se traduit par la déforestation, le démantèlement des agricultures traditionnelles, la dépendance des paysans vis-à-vis des firmes pour l’accès aux semences, etc.
L’une de ses thèses centrales est qu’il y a une profonde affinité entre le projet de domination de la civilisation sur la nature et la domination des hommes sur les femmes.
Dans le projet de maîtrise de la civilisation sur la nature, il y a, d’un côté, la puissance productive de la nature, et, de l’autre, une culture de la domination par la technique visant à « dompter » les forces de la nature pour les exploiter. Or, dans le rapport hommes-femmes il y a une relation un peu semblable entre productivité naturelle et domination : c’est du côté des femmes que se trouve la plus grande partie de la puissance productive biologique (grossesse, enfantement, allaitement), et cette productivité a une base naturelle (même si l’enfantement et l’allaitement sont des actes socialement organisés qui demandent du savoir-faire et de la coopération) ; et c’est du côté des hommes qu’il y a une plus grande propension à la violence physique, une culture des armes et de l’organisation militaire, la monopolisation des fonctions politiques, et, dans la division du travail, le contrôle des techniques les plus stratégiques (les armes, les moyens de déplacement), le tout dans un rapport de domination et d’exploitation, mais aussi de mépris, dévalorisation, occultation : de même que la nature est pensée non comme un système vivant à respecter, mais comme un ensemble de ressources à mettre au service des humains, les femmes sont traitées non comme des êtres ayant la même dignité et les mêmes droits que les hommes, mais comme une force de reproduction et de production que les hommes doivent contrôler et mettre à leur service. De plus, dans ces deux relations, le dominant est largement dépendant de la dominée, il est produit par elle, mais ne veut pas le reconnaître : ce sont les femmes qui font les enfants, mais aussi, du fait de la division du travail, ce sont elles qui s’occupent des enfants, qui entretiennent la famille et même qui font la plus grande partie des travaux de production des aliments... mais seuls les hommes sont réputés créer de la valeur. Le travail et le savoir des femmes sont dévalorisés et souvent ne sont même pas reconnus comme tels. Dans l’idéologie, les femmes sont assignées à des fonctions quasiment naturelles, comme les végétaux et les animaux, et les hommes ont l’apanage de l’intelligence technique et politique.
Donc, la domination masculine met en place sur les femmes et sur la nature un système d’exploitation, de violence et de prédation, qui, avec le capitalisme, devient une « économie de la déprédation », et c’est ce système que l’écoféminisme de Vandana Shiva met en accusation. Elle en appelle à une « économie de la régénération », régénération des écosystèmes, et corrélativement régénération de la vie sociale humaine, à la fois biologique (la santé, la reproduction, l’alimentation) et culturelle et politique (les droits humains, la démocratie, les arts...).
Dans cette optique, l’écoféminisme n’est pas la jonction de deux choses différentes, l’écologie et le féminisme sont deux facettes d’une même révolte du vivant contre une domination qui l’opprime et l’exploite (et logiquement il y a d’autres facettes à cette révolte : les droits des travailleurs, pas seulement des travailleuses, les droits humains, la démocratie...). Nous y reviendrons à la fin de la deuxième partie de ce texte, à propos de la redéfinition écologique du travail comme activité de care.
Vandana Shiva justifie l’accent qu’elle met sur la dimension féministe de son écologie en disant, en toutes lettres, que les femmes sont « les gardiennes de la nature et de la tradition ». Je crois que cette formule a trois interprétations :
- Il y a un côté essentialiste : les femmes sont concernées par la régénération de la vie humaine, physiquement plus que les hommes (ce qui ne veut pas dire que les hommes ne soient pas concernés, ni qu’une femme soit obligée d’être mère pour être écologiste et féministe). Cet essentialisme est souvent critiqué. En effet, la différence de feeling entre les hommes et les femmes, outre qu’elle est variable selon les individus, n’est pas insurmontable, elle peut être surmontée par le dialogue et par l’empathie, il n’y a pas une paroi étanche entre le vécu des femmes et des hommes. Et surtout, comme dans un contexte de domination toute différence peut être un prétexte à hiérarchie, le féminisme de l’égalité, qui existe depuis bien avant l’écoféminisme, s’efforce de diminuer ou de minorer cette différence. Vandana Shiva fait le contraire : elle brandit cette différence comme un élément de l’identité écoféministe, une arme culturelle et politique des femmes contre le système de domination qui génère les catastrophes écologiques. Et, comme nous allons le voir, on ne peut pas réduire cette démarche à un préjugé essentialiste.
- Il y a une part de traditionalisme, c’est dit explicitement. Cela peut se comprendre : de la part d’un groupe social opprimé, et même menacé dans son existence comme le sont les paysans, se raccrocher à ses traditions peut être un moyen de résistance. Surtout s’il s’agit de traditions de solidarité qui sont mises à mal par l’avancée du capitalisme. Mais il y a plus. Le mot « tradition » signifie aussi transmission aux nouvelles générations. Or cette transmission est vitale pour l’agriculture paysanne, c’est la transmission de savoir-faire, souvent adaptés à un terroir, et qui sont ignorés et détruits par la standardisation des techniques agricoles. C’est aussi la transmission des semences, qui permet aux paysans de ne pas être dépendants des semences que leur vend l’agro-business. Il y a sans doute cela derrière le rôle des femmes comme « gardiennes de la nature et de la tradition ». Mais pourquoi les femmes ?
- Cela fait partie d’une stratégie d’empowerment collectif et individuel des femmes à partir de leur position dans la division sociale du travail.
Face aux dégâts sociaux de la marchandisation, la résilience des populations pauvres (rurales mais aussi urbaines) réside souvent dans l’économie domestique. Et cette économie est genrée. Très souvent, ce sont plutôt les hommes qui ont accès à des emplois rémunérés en argent, parce qu’ils sont plus mobiles et que les femmes sont traditionnellement consignées dans l’espace domestique, en tant que femme au foyer participant à l’économie informelle du voisinage, ou en tant qu’horticultrice ou fermière sur une petite exploitation familiale. Et, dans ce secteur de la division du travail, elles remplissent des fonctions économiques décisives (surtout si en même temps les hommes sont déstabilisés par la difficulté de leurs conditions de travail, ou par le chômage). Elles sont responsables du maintien d’une certaine autosubsistance économique et d’un environnement vivable pour la résilience de la famille et de la communauté, ce qui leur donne un certain pouvoir.
Et cela vaut aussi pour les pauvres des villes : par exemple, en Afrique, les femmes jouent un rôle moteur dans l’économie solidaire. Ces facteurs expliquent la forte participation des femmes aux luttes des pauvres sur des questions environnementales dans les pays du Sud. Dans une certaine mesure, les luttes populaires environnementales ne peuvent se mener que si les femmes pauvres s’affirment dans une certaine autonomie vis-à-vis des hommes. Il y a là une opportunité pour un certain empowerment contestataire de la part de femmes pauvres, et une situation propice à une prise de conscience écologiste qui s’exprime au féminin.
C’est sans doute l’un des facteurs qui expliquent l’importance et la spécificité du versant sud de l’écoféminisme dans le monde. Dans les pays du Nord, les militantes écoféministes insistent souvent sur la dimension émotionnelle de leur engagement, leur peur des catastrophes écologiques à venir. Elles se prévalent de l’intensité de leurs émotions, qui les rend capables de prendre la mesure des dangers écologiques, et critiquent l’aveuglement de la rationalité occidentale face à ses propres conséquences catastrophiques [3]. Les militantes du Sud ont aussi cette perspicacité émotionnelle, mais il me semble qu’elles y ajoutent davantage une fierté d’entrer en scène en tant que femmes, avec leurs compétences féminines traditionnelles de résistance et d’organisation.
Je voudrais proposer un deuxième exemple dont on peut tirer les mêmes conclusions : les mobilisations contre l’extractivisme en Amérique latine où les mouvements de femmes amérindiennes proclament leur autonomie vis-à-vis des hommes [4]. Les militantes de ces mouvements ne revendiquent pas forcément l’étiquette écoféministe, mais, sur le fond, leur démarche est écoféministe.
Je vais parler du village de Sarayaku en Équateur, qui est emblématique de la résistance populaire contre l’implantation des compagnies pétrolières dans la forêt amazonienne [5]. La population est peu nombreuse, mais soudée par la pratique de la démocratie directe, et elle peut utiliser politiquement son appartenance à une ethnie, les Kichwa, fédérée à d’autres communautés indigènes dans le pays, et ayant droit à une certaine autonomie administrative, reconnue par la Constitution. À plusieurs reprises, lorsque le gouvernement central a voulu accorder des permis d’installation à des compagnies pétrolières, la population a résisté, et résiste encore, par des moyens non violents : manifestations, blocage de chantiers, campagnes d’opinion à l’échelle nationale avec l’appui de mouvements écologistes et de gauche, interventions auprès de la Cour interaméricaine des Droits de l’homme et de l’ONU, et programmes d’entretien de la biodiversité locale et de promotion des savoirs botaniques traditionnels. Cette mobilisation s’est accompagnée d’une renaissance de la culture traditionnelle marquée par le respect et la sacralité des êtres de la nature (notions de forêt vivante et de Pacha Mama), ainsi que de la participation à la mise au point du concept des droits de la nature, qui comme en Bolivie ont été inscrits dans la Constitution.
Or, les femmes jouent un rôle spécifique dans cette mobilisation. À Sarayaku, l’association des femmes écrit ses propres résolutions, et fait entendre ses choix « aux côtés des hommes ». Par exemple, elles ont organisé une manifestation non violente de femmes face aux militaires envoyés par le gouvernement pour protéger l’installation d’une compagnie pétrolière, ce qui a obligé les pouvoirs gouvernementaux à négocier. Et elles expliquent qu’il valait mieux que les femmes se mettent en avant pour ne pas tomber dans le piège des provocations et de l’escalade de la violence qui risquaient de se produire si c’étaient les hommes qui avaient mené la confrontation avec l’armée.
Même la perception des atteintes à l’environnement n’est pas la même d’un point de vue féminin ou masculin. Dans la même région que Sarayaku, lorsqu’une communauté de l’ethnie Achuar a été confrontée à un projet d’exploitation pétrolière, il est arrivé que les hommes étaient d’accord avec le projet, et les femmes y étaient opposées. L’explication donnée par les femmes était que les hommes étaient séduits par la perspective d’obtenir des emplois sur les chantiers (donc de l’argent que l’on peut dépenser en ville), alors que les femmes y voyaient surtout une pollution des sols et de l’eau menaçant la vie de leurs enfants, et une destruction de l’écosystème dont la population tire sa subsistance et le mode de vie qui fait son identité.
Les femmes ont joué un rôle actif dans les relations diplomatiques entre ethnies voisines pour coordonner la résistance contre les projets pétroliers. Ce sont les femmes des différentes ethnies qui ont organisé une manifestation commune contre les compagnies pétrolières à Puyo, la ville la plus proche, en 2016, le 8 mars, jour symbolique.
Pour comprendre l’importance politique de l’affirmation propre des femmes dans la défense de l’environnement, il faut se souvenir que dans ces sociétés, comme un peu partout dans le monde, ce sont traditionnellement les hommes qui ont l’apanage des fonctions politiques, notamment dans les relations avec les communautés voisines ou avec l’État (même si les femmes peuvent avoir voix au chapitre, sous des formes différentes selon les ethnies).
Allons un peu plus loin dans l’analyse en évoquant la division du travail entre les genres.
Dans les villages de la forêt amazonienne, on vit principalement d’une économie de subsistance, qui se compose d’horticulture (principale ressource alimentaire) et autres petites productions domestiques, et de cueillette, chasse et pêche. Cette économie de subsistance n’utilise pratiquement pas l’argent, elle est organisée au niveau familial, avec entraide interfamiliale et communautaire pour les travaux d’intérêt collectif (appelés minga en kichwa). L’apport d’argent se fait par le commerce de certains produits (fruits, artisanat...) avec les villes pas trop éloignés, et par des salariés partis travailler en ville, ou embauchés par des entreprises forestières… ou pétrolières, ou minières, ou encore par les services publics présents localement (enseignants, infirmières...) ou les ONG.
Traditionnellement, les hommes se réservaient le monopole de la chasse et de la guerre entre communautés voisines, de sorte que l’usage des armes était un facteur décisif de suprématie masculine, et permettait aux hommes de monopoliser aussi les fonctions politiques. Là comme ailleurs, tout cela entretenait le pouvoir des hommes sur les femmes dans la famille et dans l’espace public. Les femmes étaient donc cantonnées aux travaux horticoles et familiaux (cuisine, ménage, enfants) – et elles le sont encore. Dans la production domestique, les hommes se réservent les travaux de force et plutôt occasionnels, comme le défrichage et la construction des maisons. Au total, les femmes travaillent nettement plus que les hommes, elles sont donc exploitées dans le travail domestique. Mais les domaines de compétence des femmes et des hommes sont socialement reconnus : notamment, la femme organise son travail horticole, elle est la cheffe de son jardin. Et, par là, les femmes, bien que subalternes, ont un pouvoir économique réel qui limite la suprématie masculine.
On voit bien dans cette société qu’il y a entre les genres un rapport de force économique dans la production domestique (comme dans la société occidentale moderne, mais là-bas c’est encore considéré comme normal), quasiment un rapport entre classes-de-genre, qui ne passe pas par l’argent mais par un mélange d’allégeance et de résistance, un peu comme l’exploitation du travail des serfs par les seigneurs dans les débuts du féodalisme au Moyen Âge en Europe (Cette comparaison du rapport de genres avec un rapport de classes a été introduite par le féminisme dit « matérialiste », c’est-à-dire d’inspiration marxiste, par exemple par Christine Delphy.
Depuis quelques générations, avec le développement de l’économie monétaire, les hommes ont pu accéder à des activités commerciales ou salariées, auxquelles les femmes ne peuvent pas participer aussi facilement, le travail domestique les retenant à la maison et au jardin. Dans ces conditions l’apport d’argent tend à renforcer le pouvoir masculin.
D’un autre côté, le monopole de l’usage des armes de chasse et de guerre n’est plus un facteur de domination masculine aussi décisif que par le passé. En effet, il est probable que l’apport économique de la chasse est moins important qu’autrefois, car le commerce et le salariat rapportent plus. Et, d’autre part, comme l’État et l’opinion publique sont parvenus à interdire les guerres locales (du moins là où la police peut intervenir), les hommes dans la plupart des ethnies ne sont plus réellement des guerriers. Bref, l’usage des armes dans la vie courante a beaucoup perdu de sa légitimité (comme c’est le cas aujourd’hui dans la plupart des pays qui ont la chance de ne pas être en guerre), et même si les hommes gardent l’apanage des armes, ils peuvent moins qu’autrefois s’en servir pour imposer leur domination, par exemple par les violences domestiques. Ajoutez à cela que la scolarisation des filles et l’accès à Internet donnent aux femmes des armes intellectuelles pour défendre leurs droits.
Suite à ces transformations sociales, on arrive à une situation où les femmes sont toujours dans l’ensemble cantonnées à l’économie domestique et exploitées, mais où elles peuvent gagner de l’autonomie en utilisant les pouvoirs qui leur sont reconnus traditionnellement, et les droits modernes qui leur sont reconnus officiellement.
Autrement dit, la lutte économique des femmes en tant que classe-de-genre passe en grande partie par une démarche d’émancipation dans et par le travail domestique, plutôt que par l’accès à des activités extérieures au travail domestique (comme c’est le cas dans les sociétés monétarisées et industrialisées). D’où une conception du féminisme qui passe plus par la valorisation du genre féminin que par la contestation de l’ordre des genres.
Cette conjonction de facteurs se produit dans l’ensemble des pays du Sud où l’agriculture paysanne n’a pas été remplacée par l’agriculture industrielle à bas effectifs, et surtout là où les pauvres n’ont qu’un accès restreint au salariat. De plus, les travaux salariés sont souvent sous-payés, sans sécurité de l’emploi et insalubres, de sorte que l’accès au salariat, s’il donne une certaine indépendance vis-à-vis de la famille, n’est pas une forme idéale d’émancipation. La sphère domestique (agricole ou urbaine) reste une base de résistance. D’autre part, c’est au niveau de leurs conditions de vie dans l’espace familial et de voisinage que les femmes sont impactées par les dégâts écologiques. C’est donc là qu’elles peuvent organiser la résistance et la résilience.
Cette logique de mobilisation écologiste des femmes existe aussi dans les pays du Nord, comme le montre l’exemple du Seikatsu Club au Japon, une coopérative de consommation qui se définit explicitement comme écologiste et féministe, et qui a été l’un des inspirateurs du lancement des AMAP en France.
Au Japon, bien qu’il s’agisse d’une économie de marché développée, les emplois et les carrières sont moins ouverts aux femmes qu’aux hommes (taux d’activité respectivement de 65 % et 85 %). En conséquence, les femmes peuvent difficilement s’émanciper via le marché du travail salarié qui leur laisse principalement des petits boulots précaires. Leurs maris, en revanche, en tant que salariés avec des horaires très chargés, sont fortement soumis à la sociabilité machiste de l’entreprise capitaliste. À certains égards, les femmes au foyer japonaises ont plus de sociabilité dans la sphère publique que les hommes. Or, l’un des mouvements les plus inventifs dans les domaines de l’écologie, de l’économie solidaire, et de la démocratie locale est la coopérative de consommation Seikatsu Club, dont la base sociale est constituée de femmes au foyer organisées en groupes de quartier pour les commandes collectives et la consommation économe.
Avant de continuer, je voudrais relativiser le tableau présenté plus haut de l’empowerment féminin actuel dans les pays du Sud
La division du travail dans les systèmes d’agriculture paysanne est plutôt le plus souvent un obstacle à l’affirmation autonome des femmes. Dans la plupart des systèmes agricoles, une grande partie des travaux sont faits par la main-d’œuvre masculine (labourage, moisson, élevage de grands herbivores…), donc les femmes sont économiquement très dépendantes des hommes. Plus important encore est le fait que la plupart des systèmes agricoles depuis le néolithique produisent des richesses accumulables : stocks de nourritures (céréales notamment) et de semences, terres agricoles entretenues sur plusieurs années et plusieurs générations, troupeaux. L’accaparement de ces richesses est un moyen de pouvoir aux mains des autorités familiales et lignagères qui sont principalement masculines, et permet aussi la constitution de classes dominantes qui exploitent les travailleurs et a fortiori les travailleuses [6]. Le résultat de tout cela est que les femmes ont très peu de pouvoir économique : bien que de fait elles travaillent beaucoup dans la production agricole, elles n’ont le plus souvent une marge d’autonomie reconnue que dans le travail domestique au sens étroit : gestion du ménage, cuisine, soins aux enfants. Elles sont enfermées dans un rôle domestique en position subalterne. Elles ne peuvent guère s’appuyer sur leur pouvoir économique traditionnel. Pour s’affirmer, en situation de crise de l’agriculture paysanne, elles s’appuient plutôt sur leurs capacités de résilience et sur un certain progrès global de la reconnaissance de leurs droits humains.
Par ailleurs, la participation des femmes au salariat est importante dans beaucoup de pays, et croissante en général. Notamment, une part croissante d’entre elles s’engagent dans l’émigration, pas seulement pour suivre leur mari mais pour obtenir elles-mêmes un emploi. Les femmes ont donc un accès plus direct à l’économie monétaire mondialisée. Leur sort se rapproche de celui de la classe ouvrière des pays riches, quoique dans des positions en général subalternes (emplois d’ouvrières surexploitées, travaux de domestiques et d’aide aux personnes, exploitation sexuelle). Et cela se traduit progressivement par des problématiques communes dans la prise de conscience féministe au Sud et au Nord.
Il reste que la stratégie écoféministe qui s’est affirmée dans les contextes du Sud contraste avec la stratégie historiquement dominante dans le féminisme des XIXe et XXe siècles, principalement occidental.
Féminisme de l’égalité et écoféminisme
Le féminisme au Nord (et dans les mouvements pour l’égalité au Sud) a plutôt tendance à mettre en avant l’émancipation des femmes vis-à-vis des rôles traditionnels familiaux grâce à l’accès au salariat et à des carrières valorisées et de pouvoir dans l’économie dominante. Dans cette stratégie, l’exigence décisive est l’égalité des droits.
Le féminisme au Sud se bat évidemment aussi pour l’égalité des droits ; mais, dans les mouvements paysans, d’autochtones, et environnementaux, il a plutôt tendance à mettre en avant l’empowerment collectif des femmes à partir de leur rôle et de leurs pouvoirs dans l’agriculture traditionnelle et dans la subsistance de la famille. Dans cette stratégie, on est plus porté à affirmer l’identité de genre qu’à la déconstruire.
Ce contraste est en fait une symétrie entre deux chemins d’émancipation.
Économiquement, les femmes sont exploitées dans principalement deux formes de rapport social : le travail domestique et le salariat (L’esclavage existe aussi mais actuellement personne ne le défend ouvertement). Or, chacune de ces deux formes économiques peut être utilisée comme un recours contre l’autre dans une démarche d’émancipation. Le salaire donne aux femmes une certaine indépendance vis-à-vis de la domination masculine dans la famille. Symétriquement, le travail domestique donne aux femmes (et devrait donner aux hommes !) une certaine autonomie dans leur activité et éventuellement une capacité de résistance vis-à-vis de l’exploitation salariale et de la civilisation capitaliste en général. Par exemple, même si les confitures et conserves industrielles représentent objectivement un progrès dans la productivité du travail par rapport à leur fabrication à la maison, cette dernière est un moyen de relocalisation de l’économie, ainsi que de résistance à la malbouffe imposée par le capitalisme ; de même, le raccommodage des vêtements dans la famille et dans des ouvroirs associatifs de quartier est un moyen de résistance à l’obsolescence programmée et à la surconsommation. Ces travaux d’artisanat domestique font partie de la culture technique humaine, et leur partage égalitaire entre hommes et femmes fait partie de la lutte contre l’exploitation.
Le féminisme ne consiste pas à choisir l’une des deux formes d’exploitation des femmes contre l’autre, mais :
- à lutter pour une redéfinition du travail lui-même dans un sens non phallocratique et égalitaire, et aussi écologique, solidaire, sans exploitation, démocratique…
- et dans l’immédiat, à lutter contre l’exploitation aussi bien dans le salariat que dans le travail domestique. Par exemple lutter pour une durée du travail domestique égale entre hommes et femmes, et pour un droit du travail applicable au sein de la famille.
Le féminisme de l’égalité est apparu historiquement dans le contexte de la lutte pour la démocratie et pour les droits des salariés. Il a organisé la lutte des femmes pour le droit de vote, les droits en général, et le libre accès aux professions rémunérées en dehors de la famille. On peut comprendre qu’il soit avant tout critique vis-à-vis du travail domestique et qu’il voie plutôt les aspects émancipateurs du salariat. L’écoféminisme est apparu plus récemment, dans le contexte de la contestation écologiste du mode de développement capitaliste. Dans ce contexte, la production domestique, surtout l’agriculture paysanne organisée de façon familiale, peut remplir une fonction de résistance à la paupérisation et aux dégâts environnementaux. De plus, face à l’appauvrissement des sols par les pratiques agricoles capitalistes, et pour les nécessaires relocalisations, l’agriculture paysanne est une formule d’avenir [7] dans le projet d’une économie soutenable et qui « prenne soin du monde ». Or, dans l’agriculture paysanne, il y a nécessairement une part importante de production domestique, organisée en partie au sein de la famille et en partie dans des structures coopératives. Donc, aussi bien en termes de résistance qu’en termes de projet de société, on peut comprendre que l’écoféminisme ne soit pas enchanté par le salariat, et qu’il valorise les formes d’autonomie féminine dans le travail domestique (et dans l’économie solidaire !).
Bref, à l’époque actuelle où se combinent l’expansion et la crise du capitalisme, il faut écouter la diversité des apports de ces deux cultures militantes que sont le féminisme de l’égalité et l’écoféminisme, et intégrer leurs critiques réciproques. La querelle sur l’essentialisme ne doit pas empêcher les féministes de comprendre la nécessaire combinaison aujourd’hui de ces deux stratégies d’émancipation.
II. Le débat sur le care dans le féminisme nord-américain et sa convergence avec l’écoféminisme
Quand l’écoféminisme affirme qu’une « économie de la régénération » nécessite un parti pris féministe, s’agit-il d’une affirmation essentialiste ?
Il se trouve que le débat sur le care initié par le féminisme nord-américain a apporté sur ce point une réelle clarification qui a permis une ouverture du féminisme occidental à l’approche écoféministe. Je vais essayer de donner ici un résumé de cette clarification (résumé qu’il faudrait sans doute préciser et corriger en relisant les textes fondamentaux du débat).
Le mot anglais care désigne à la fois des pratiques de soins aux personnes, psychologiquement l’attention empathique à autrui, et moralement la responsabilité vis-à-vis de lui. Dans l’idéologie commune, l’aptitude au care fait partie de l’identité de genre féminine. Les modèles typiques du care sont l’activité de la mère de famille, le travail des infirmières, les emplois de garde d’enfant et d’aide aux personnes âgées et dépendantes. Comme traduction exacte en français, on pourrait proposer « le prendre-soin » ; mais comme cette formule n’est pas très idiomatique, il vaut mieux garder le terme anglais avec toute sa richesse de signification [8].
Dans les années 1980, les féministes se sont saisies du thème du care, d’une part dans les sciences économiques…
En économie, on désigne comme les métiers du care tout le domaine des soins aux personnes, et à bien des égards le travail de femme de ménage en fait partie, ainsi que diverses fonctions d’aide aux personnes : assistante sociale, éducateur/trice, etc.
Depuis la fin du XXe siècle, on assiste dans les pays riches à un développement et une marchandisation des « services à la personne ». Ces emplois sont souvent pourvus par des immigrées en position subalterne sur le marché du travail. Certes, de tels emplois existaient depuis longtemps, en grande partie sous des formes qui n’étaient pas purement salariales : le serviteur attaché à son maître, la nurse plus ou moins intégrée à la famille, la religieuse faisant fonction d’infirmière… Or, ces formes d’emploi et leur ethos ont été délégitimés au cours du XXe siècle par la montée du modèle salarial. S’est donc posée la question de comment prendre en compte ces emplois dans la gestion du rapport salarial, ainsi que dans les politiques macro-économiques : comment mesurer la « productivité » de ces travaux ? quelle discipline imposer aux travailleuses – ou quelle autonomie peuvent-elles revendiquer ? comment calculer les rémunérations et définir les qualifications ? sur quels critères légitimes ? On a donc dû expliciter en quoi consiste fondamentalement le care : des savoir-faire domestiques d’entretien aux tâches variées, mais aussi la sollicitude, l’attention et la disponibilité à la personne, etc., toutes choses difficiles à appréhender par les méthodes de gestion d’inspiration capitaliste, dont le modèle premier est la production de marchandises-objets. La problématique du care s’est donc imposée dans la théorie économique, et comme enjeu de reconnaissance dans les luttes contre l’exploitation.
Traditionnellement, l’alliance du capitalisme et du patriarcat occultait le care en le confinant dans la sphère familiale. Le féminisme a toujours dénoncé cette occultation, comme liée au mépris des femmes et à leur exploitation. Il a toujours à la fois revendiqué la reconnaissance du care, et lutté contre l’assignation des femmes à des identités de genre marquées par le care, et contre leur interdiction ou leur non-reconnaissance dans les autres domaines d’activité. Actuellement, le care n’est plus occulté et les féministes doivent se positionner sur la façon dont on le reconnaît.
Or, ce débat met en question la notion même de travail. À la description classique des contraintes de tout travail (durée nécessaire, désagréments, pénibilité, concentration mentale sur le résultat à produire, obéissance aux règles techniques), la considération des métiers du care a conduit à ajouter l’effort d’attention empathique à autrui, non pas comme simple objet que l’on transforme, mais comme sujet vivant : il ne s’agit pas tant de produire un effet voulu que d’accompagner l’auto-construction d’autrui comme sujet. L’effort de travail inclut une attention non seulement à des objets et à des techniques, mais à un processus vivant, comme quand on cultive des plantes. Cet effort d’attention à autrui et au vivant joue un rôle central dans le travail humain, tout autant que la capacité humaine, valorisée par le rationalisme occidental, à imaginer le but de l’action et à penser les règles techniques. Donc, penser le care, c’est repenser le travail. Nous y reviendrons.
… et d’autre part dans le domaine de la psychologie et de la philosophie morale
Carol Gilligan [9] est partie des observations suivantes. Des tests psychologiques où l’on demande à la personne d’expliquer sa réponse à un petit dilemme moral faisaient apparaître une différence entre les garçons et les filles dans leurs choix d’action et leur façon de définir le bien et le mal (voir exemple dans l’article« Carol Gilligan » sur Wikipedia). Les garçons et les hommes font plutôt référence à des normes, des principes que l’on peut formuler de façon générale, et ils valorisent le respect des règles. En contraste, les filles et les femmes se réfèrent plutôt au vécu d’autrui, aux émotions empathiques qui me permettent de percevoir ce vécu et d’y répondre, et à la particularité de ce vécu dans la situation donnée, sans qu’il soit forcément important de formuler des règles générales [10]. Pour les hommes, le bien réside plutôt dans la justice, pour les femmes dans la sollicitude, un mélange d’empathie et de respect. En simplifiant exagérément, disons que la morale des hommes est plutôt formaliste, celle des femmes plutôt empathique [11]. Cette différence a à voir avec le contraste entre émotion et raison. L’adhésion à une norme fait plutôt appel à un raisonnement sur sa validité, avec comparaison des pour et des contre, alors que l’intérêt que l’on porte à autrui et à son vécu particulier se manifeste plutôt dans nos émotions. Mais cette différence doit plutôt nous interroger sur la place que la raison reconnaît, ou pas, aux émotions.
Selon Gilligan, ces observations amenaient à repenser la vision généralement admise du développement psychologique normal de l’enfant. Jean Piaget, une autorité classique en la matière, avait repéré dans le développement de l’enfant que d’abord il formule ses jugements en fonction de ses préférences personnelles et de ses sentiments pour autrui, et qu’ensuite il dépasse ce niveau individuel et interindividuel de la conscience morale en accédant à la notion de loi, de règle générale [12]. Piaget mettait en évidence l’importance morale d’un intérêt pour la règle en elle-même, qui doit l’emporter sur le vécu individuel. Et effectivement, dans les jeux où il y a des règles, et des gagnants et des perdants, les enfants plus jeunes veulent avant tout gagner et supportent mal de perdre, alors que les plus âgés se valorisent plutôt par leur capacité à appliquer les règles du jeu ; ils supportent mieux la défaite, et mettent leur honneur plutôt dans le fair-play que dans la victoire. Dans cette optique, la morale a un aspect formel accentué et le respect pour la règle apparaît comme un stade plus élevé de la conscience morale. Philosophiquement, cette perspective fait écho au rationalisme de Kant, qui définit la raison morale comme le respect de lois universelles, et qui, tout en reconnaissant un intérêt aux bons sentiments interindividuels tels que la pitié ou l’amour, ne leur accorde pas de valeur proprement morale.
On pouvait donc conclure des tests psychologiques réexaminés par Gilligan que les femmes n’ont pas une conscience morale aussi élevée que les hommes, allez savoir pourquoi… ou plutôt que les conceptions de Piaget et de Kant ont partie liée avec une culture de la suprématie masculine, qui, entre autres, dévalorise l’intelligence empathique [13]. On pouvait considérer, avec Gilligan, que le penchant masculin à l’effacement de l’attention à autrui derrière la référence à des normes était plutôt une perte en humanité qu’un progrès.
Il n’y avait pas à chercher loin l’origine de cette disqualification du care dans la pensée masculine. Le mépris du care fait partie des pratiques de la domination masculine : les hommes se déchargent sur les femmes d’une partie très importante des soins aux petits enfants et des tâches ménagères [14]. On pouvait soupçonner les hommes de se prévaloir de la raison normative pour occulter et s’occulter à eux-mêmes leur manque de respect d’autrui comme personne concrète, et d’empathie. En effet, on peut penser que cette disqualification de l’empathie tend à rendre impensable une remise en cause des rapports de domination. J’ajouterai que cette inflexion du sens moral masculin vers la règle plutôt que vers l’empathie est sans doute liée à ce que la compétition entre les individus est davantage valorisée chez les hommes que chez les femmes [15] : plus d’agressivité physique, plus de combativité, et en même temps une plus grande acceptation de la hiérarchie qui résulte des viriles confrontations, ce qui entretient une certaine connivence entre les hommes dans la domination des femmes. D’où une éthique virile où le respect des règles qui codifient la compétition, bref le fair-play, éclipse l’empathie et la sollicitude.
Quant aux femmes, la domination masculine ainsi entretenue ne leur laisse en gros que le choix de se résigner à leur sort, et de se consoler par l’entraide, ce qui fait que dans leur conscience morale l’attention à autrui est un critère indépassable. Et comme les normes sociales en vigueur les confinent dans des positions subalternes, elles savent d’expérience et elles sentent qu’elles peuvent très peu s’appuyer sur ces normes pour défendre leur dignité. Bref, leur recours est plus l’empathie, l’attention à autrui, la sollicitude, que la norme.
À la base de l’éthique du fair-play, il y a une culture de la rivalité et du renforcement de mon pouvoir sur autrui, disons pour simplifier « une culture du pouvoir ». Et, inversement, à la base de l’éthique du care il y a une culture de l’être-au-service d’autrui et de l’auto-limitation de mon pouvoir sur lui, disons pour simplifier « une culture du non-pouvoir ».
C’est ainsi que l’on peut expliquer la différence des habitus moraux qu’on observe chez les hommes et chez les femmes : il y a une domination, qui résulte probablement des rapports de force dans le conflit entre les genres, et les comportements et jugements de valeur de chacun des deux genres intériorisent sa position dans le rapport de domination [16].
Donc, les comportements et jugements typiques de l’identité de chaque genre, les habitus masculins et féminins, voire les identités de genre elles-mêmes, peuvent être compris comme des produits du conflit et de la domination.
Cette conclusion a été confirmée quand on a découvert dans d’autres tests sur la conscience morale un contraste entre les Blancs et les Noirs semblable à celui observé entre les garçons et les filles [17]. Dans la société américaine, les Noirs sont en situation de dominés sur tous les tableaux, et même si les principes officiels de la morale publique et du Droit reconnaissent la liberté et l’égalité, les Blancs peuvent tricher avec ces principes et tourner les lois en leur faveur en utilisant leurs relations sociales, leur prestige et leur maîtrise au niveau du langage et de la culture, leur connaissance du droit, et leur argent [18]. Bref un Noir sait par expérience, et depuis l’enfance par l’exemple de ses parents, que, s’il voulait utiliser les normes pour défendre sa dignité, il serait perdant d’avance. Face à l’humiliation quotidienne, et à des lois qui apparaissent comme une tricherie institutionnelle, l’entraide est pour les Noirs une condition de résilience. Tout cela explique que, pour les Noirs, comme pour les femmes dans une certaine mesure, l’attention à autrui et l’empathie soit un critère moral plus important que le respect des règles. Évidemment, cette différence entre les Blancs et les Noirs n’est pas d’origine biologique : la mélanine n’influe pas sur la conscience morale. Donc, on peut penser que, de la même façon, la différence de conscience morale entre les hommes et les femmes est un produit de la domination sociale et non de causes biologiques. Du moins pas directement, on va y revenir.
Ces recherches ont donc montré que la perception féminine de la morale était une dénonciation vivante de la partialité androcentrique de la moralité dominante. Donc, d’un point de vue féministe, il fallait, selon Gilligan, faire entendre dans la définition de la morale « une autre voix », celle des femmes. Il fallait cultiver le care, plutôt que le fair-play.
Cette proposition relevait-elle d’une approche « différentialiste », valorisant en tant que telle la différence féminine ?
Pas forcément. La différence était décrite, la perception féminine de la morale était valorisée, mais cela pouvait s’inscrire soit dans une perspective différentialiste, l’affirmation d’une dualité hommes-femmes sans domination (autant que possible), soit dans une perspective « universaliste » : une refondation de la morale qui vaudrait autant pour les hommes que pour les femmes [19]. D’un côté, la réhabilitation du care dans la morale contribue à la réhabilitation du vécu des femmes et à la reconnaissance de leurs compétences. Mais pas seulement, puisque les hommes aussi ont une compétence de care, mais qui tend à être estompée dans les pratiques de la domination.
Au niveau des principes de la morale, on a autant besoin de la norme que du care. Pourquoi est-ce ainsi ? On n’a pas fini d’en discuter… mais c’est déjà assez évident dans la pratique, comme le montrent les exemples suivants : pour gérer la répartition des aides sociales, il faut à la fois des règles et la considération empathique des cas particuliers ; dans les tribunaux, on applique des lois générales mais chaque justiciable, y compris les criminels, a le droit d’être entendu par des êtres humains capables d’empathie et de compréhension des cas particuliers, etc. Cette idée n’est pas liée au genre, elle a une valeur universelle.
De plus l’enjeu du care n’est pas seulement le bien-être des personnes et leur dignité. Le care a un enjeu encore plus universel : l’avenir du vivant. C’est ce qui apparaît quand on se demande pourquoi après tout le care est si important.
« Prendre soin du monde ». Écologie et éthique du care
Si les sujets humains ont besoin non seulement de règles morales, mais d’entraide et d’attention, bref de care, c’est parce qu’ils ne sont pas des sujets abstraits, de purs esprits, mais des êtres vivants, donc des organismes dont l’organisation est vulnérable et doit donc faire l’objet d’une attention particulière ; et ces organismes fonctionnent grâce à un environnement social et un écosystème. L’entretien de la vie des individus, le care, doit viser non seulement ces individus, mais aussi l’écosystème. Le care inclut donc le prendre-soin du monde, le ménagement d’un monde vivable, l’entretien de la régénération de l’écosystème. A fortiori dans la situation actuelle, où la destruction des écosystèmes par les activités humaines s’est généralisée.
À cet égard, l’éthique du care est un universalisme non pas formel (c’est-à-dire se référant à des règles générales), mais concret et systémique, se référant à l’interdépendance concrète de tous les êtres particuliers.
Ces considérations seraient valables même si les humains étaient hermaphrodites comme les escargots : elles n’ont rien à voir avec le genre. Néanmoins, une éthique solidaire et écologiste est féministe en ce qu’elle prend parti pour le vécu féminin du care, et contre une vision du rapport humains-nature où le schéma de la domination masculine est très présent, comme on l’a vu avec Vandana Shiva. Et on peut en dire exactement autant de la valorisation des rôles féminins traditionnels par l’écoféminisme. Entre l’éthique du care et l’écoféminisme, la convergence est totale.
On pourrait résumer le positionnement du féminisme du care dans le débat entre différentialisme et universalisme de la façon suivante :
si le care se révèle finalement être une dimension universelle, et pas seulement féminine, de l’action humaine, le mépris du care est typique de la domination masculine.
Les dangers respectifs du différentialisme et de l’universalisme sont bien connus. Les différences étant modelées par des rapports de pouvoir, la position différentialiste risque de conforter la hiérarchie des genres dans ces rapports de pouvoir, particulièrement dans la division du travail, et d’enfermer les femmes (et les hommes) dans les rôles qui leur sont prescrits. À l’opposé, la position universaliste, par son caractère général, voire formaliste, risque de faire taire le vécu concret des opprimé.e.s, d’estomper les opérations concrètes de la domination masculine, de sous-estimer la vivacité avec laquelle la domination masculine se reconstitue à la faveur des évidences (vraies ou fausses) de la différence des sexes. Une culture anti-différentialiste comporte le risque de diluer la perception de la domination masculine dans celle des diverses formes de domination, alors qu’elle est un opérateur central de la domination en général, comme incitateur et comme modèle.
Empowerment, citoyenneté, laïcité
Dans la perspective d’une transformation féministe de la société, le plus important n’est pas de savoir si une théorie est différentialiste ou anti-différentialiste, mais de comprendre comment elle contribue, ou pas, à l’empowerment pratique des femmes contre la domination masculine. La lutte contre la domination ne passe pas seulement par l’affirmation de l’universalité des droits, mais par la construction active des rapports juridiques à partir de vécus différenciés, la citoyenneté active, effective (avec des moyens d’action) et concrète (à partir des réalités et des vécus). Un mouvement social ou une théorie doit être questionné, par-delà son différentialisme ou son anti-différentialisme, sur sa contribution à une (ou plusieurs) culture féministe et féminine de la citoyenneté.
Une conciliation des deux approches n’est pas impossible : en principe, l’universalité des droits humains n’interdit pas la particularité des cultures, au contraire elle la garantit, alors pourquoi pas la particularité des cultures de genre ? Il y a même pour cela une méthode : la laïcité, qui permet à chaque personne de cultiver ses convictions (y compris celles qui incluent une soumission à un ordre transcendant !) et d’en témoigner, y compris dans l’espace public, seule ou en association, sous réserve du respect des droits humains universels. Pourquoi ne pas appliquer cette méthode aux choix de genre, qu’ils soient différentialistes ou anti-différentialistes ?
Le féminisme du care est-il essentialiste ?
Quand on se positionne ainsi, on se trouve confronté à la perception essentialiste des différences de genre, légitimée par des idéologies religieuses ou scientistes. L’essentialisme consiste ici à considérer que la différence psychologique entre les hommes et les femmes, concernant entre autres le care, fait indissolublement partie de la nature humaine, qu’elle est dictée par les différences physiologiques, et que si on ne se plie pas à cette différence on va à l’encontre du bon fonctionnement biologique, et c’est pathologique, ou à l’encontre de l’ordre divin et c’est un péché.
Cette question doit être discutée de façon nuancée. À moins d’imaginer une séparation complète entre le corps et l’esprit, il est très plausible que les fonctions des femmes dans la reproduction, précisément la gestation, l’accouchement avec ses difficultés spécifiques dans l’espèce humaine, l’allaitement avec portage du petit enfant, ont dû sélectionner, au cours de l’évolution, une plus grande prédisposition innée au care. Cette prédisposition innée, on peut logiquement la supposer, mais ses facteurs génétiques, neuronaux et hormonaux ne sont pas complètement élucidés par la science. C’est très complexe et il y a par conséquent des marges de variation importantes entre les individus, même déjà au niveau du développement physiologique (comme le montre l’existence d’un nombre non négligeable de personnes intersexes). De plus, des interactions entre les individus sont nécessaires pour construire les comportements (surtout pour le care, c’est évident) et ces interactions modèlent les comportements, renforcent certaines prédispositions et en inhibent d’autres. Bref, la biologie d’aujourd’hui n’a rien à voir avec l’essentialisme théologique, elle a plutôt une vision constructiviste du vivant, tant sur le long terme de l’évolution des espèces, qui n’est pas prédéterminée, que sur le court terme du développement des individus, qui est ouvert aux hasards, aux bifurcations, à l’historicité. Rien n’indique que les différences psychologiques entre hommes et femmes soient uniformes et immuables, ni qu’elles doivent se soumettre à un modèle unique sous peine de pathologie. Le champ de la réflexion morale et de l’action juridico-politique reste toujours ouvert. De fait il y a un large socle commun dans la psychologie des hommes et des femmes, après tout nous faisons partie de la même espèce. Par exemple, chacun.e sait par introspection que les femmes aussi comprennent l’importance d’une éthique de la règle, et que les hommes ne sont pas insensibles à une éthique de l’empathie. Des tests psychologiques plus affinés montrent que la différence sur ce point n’est pas si tranchée qu’on pouvait le penser, il s’agit plutôt d’un dosage, et différent entre les individu.e.s. En outre, même si certaines expériences sont réservées à un seul sexe (un homme n’a pas de cycle mensuel, et ne risque pas de tomber enceint), le vécu de chaque sexe n’est pas étanche : par l’empathie et par l’explication, les hommes peuvent prendre part à ce que vivent les femmes et inversement. On peut décider politiquement d’encourager la perméabilité et la co-construction des genres, ou leur déconstruction dans une optique queer de libre épanouissement des singularités individuelles. Cela dit, la psychologie et la biologie observent des tendances lourdes et des fonctionnements typiques. Certaines différences entre hommes et femmes s’observent chez la grande majorité des individus et dans la quasi-totalité des sociétés (par exemple la plus grande agressivité physique de la part des hommes que des femmes, son lien avec des différences de climat hormonal, et la difficulté de corriger cette différence par les changements sociaux et l’éducation). Donc, même si chez les humains tout est remanié par les interactions sociales et par la culture, il serait obscurantiste de rejeter a priori les hypothèses scientifiques selon lesquelles certains facteurs innés continuent à agir. Si on veut modifier ou contrecarrer les effets de ces facteurs, il vaut mieux connaître leur fonctionnement.
La discussion sur la part respective de l’inné et de l’acquis est souvent indécidable. Donc, sur le plan théorique, il faut la laisser ouverte. Mais elle devient souvent improductive. Donc, politiquement, il faut savoir la cantonner. Que la différence hommes-femmes dans la sensibilité au care soit plutôt innée ou plutôt acquise, ça ne change pas grand-chose au fait qu’elle ait des liens avec les rapports de domination, et aux moyens à mettre en œuvre pour défaire ces rapports de domination. Et comme on n’a pas trouvé de panacée, il faut apprendre des expériences et du vécu des divers courants du féminisme, y compris quand leurs arrière-plans théoriques sont discutables.
Repenser le travail
La théorie du care permet de mieux penser la transformation culturelle nécessaire à l’instauration de ce que Vandana Shiva appelle une économie de la régénération. Dans une économie de la régénération, que devient le travail et comment l’organiser socialement ?
Le care élargi aux écosystèmes est présent dans tout travail.
Quand on travaille sur du vivant, dans le jardinage ou l’agriculture par exemple, une attitude de care est nécessaire, c’est évident. Seulement, elle est moins mise en relief dans l’opinion que quand il s’agit de travaux réputés féminins, la cuisine par exemple.
Quand les éboueurs ramassent les poubelles, ils font un travail de care : ils prennent soin de notre environnement et de la santé publique. On pourrait leur donner une formation sur les différents types de déchets, leurs dangers sanitaires, le recyclage possible, etc., et on pourrait intégrer dans leur emploi du temps des heures d’intervention éducative auprès des habitants. La dimension care de leur travail serait reconnue.
Dans tous les travaux de direction et de gestion, la dimension de care est essentielle. Mais, selon la division du travail, les personnes chargées de ces fonctions sont souvent censées être « au-dessus » de cette préoccupation.
À première vue, on pourrait penser que, dans les travaux sur de la matière non vivante, dans la métallurgie par exemple, la dimension de care n’est pas présente. Mais, même là, le care comme attitude mentale fait partie logiquement du travail et de son sens. Quand on fait des pièces de métal dans une fonderie, il ne suffit pas de faire les gestes prescrits, il faut prendre soin des machines en étant attentif à comment elles fonctionnent [20] ; il faut aussi penser à la qualité des pièces pour les clients qui les utiliseront, et cela demande de l’attention de la part des contrôleurs et même de la part des OS ; enfin, les travailleurs devraient se préoccuper de l’impact qu’auront leurs produits sur la santé publique et sur l’environnement ; le fait qu’on leur demande de ne pas s’en préoccuper n’est pas moralement juste, surtout dans notre époque de crise écologique.
Bref, le care est ou devrait être partout dans le travail, mais n’est reconnu que dans les activités réputées féminines, par excellence les travaux domestiques et l’aide aux personnes. L’éthique du care est une critique vivante de la domination sur les humains et sur la nature (même si dans sa version conformiste elle peut être utilisée pour sanctifier l’oppression domestique ou embellir le paternalisme).
Le care est aussi un principe pour une réorganisation solidaire et écologique de l’économie. Comment intégrer le care dans l’organisation du travail ? Cette question s’est invitée dans les sciences économiques à propos des « services à la personne », un secteur limité et « atypique » du marché du travail (un truc de bonnes femmes, quoi). Mais, dans le fond, c’est une question centrale et universelle. Pour la construction d’une économie de la régénération, une éthique du care au sens large, du « prendre-soin du monde » est nécessaire. À cet égard, le commerce équitable, les entreprises de l’économie solidaire, les coopératives de gestion des biens communs [21], les services publics (y compris ceux d’aide aux personnes !), etc., peuvent être considérés comme des bans d’essai. Une forme juridique comme la SCIC ( Société coopérative d’intérêt collectif) permet de combiner la démocratie d’entreprise (par le collège des travailleurs) et la cogestion par des partenaires ayant un intérêt concret aux activités de l’entreprise (collège des collectivités locales, des entreprises clientes, des riverains, des consommateurs, etc.). Il faut aussi intégrer dans cette logique les innovations juridiques permettant la représentation des acteurs non humains dans les processus de décision politique (associations défendant une population animale, ou un écosystème sauvage, etc.). Un empowerment culturel et technique des citoyen.ne.s est nécessaire. Par exemple, il serait bon qu’il y ait un enseignement ménager pour tou.te.s à l’école, y compris couture et cuisine pour les garçons et bricolage pour les filles.
La culture capitaliste du travail pose un défi énorme à l’écologie. Le travail le plus rébarbatif devient attractif quand il permet de gagner ce moyen de pouvoir social universel qu’est l’argent. Le travail le plus nuisible devient légitime quand il y a des acheteurs pour passer des commandes. Gérer le travail par le marché est l’un des atouts de la civilisation capitaliste. La contrainte au travail est indiscutable et irrésistible quand elle émane du marché plutôt que d’une autorité personnelle. La marchandisation du travail est un mode de régulation de la domination sociale à la fois attractif, souple, et économe en moyens de répression. La mise en place d’une économie alternative en mesure de relever ce défi est difficile. Une éthique du care y est indispensable.