Note de lecture sur Le militaire, Une histoire française de Claude Serfati

mardi 30 mai 2017, par Jean-Marie Harribey *

Claude Serfati vient de publier Le militaire, Une histoire française (Éd. Amsterdam, Paris, 2017). Il propose une analyse de la politique militaire française s’intégrant dans la dynamique complexe des rapports entre l’évolution de l’économie capitaliste dans laquelle est embarquée la France et le maintien de relations impérialistes que ses dirigeants imposent à des pays restés sous sa domination même après la fin du colonialisme. La Françafrique, si souvent dénoncée, est le symbole même de la prétention impérialiste française dans un monde en proie à des bouleversements géopolitiques que la crise du capitalisme mondial exacerbe.

Dans son introduction, Claude Serfati replace la problématique du militarisme français dans une histoire longue de près de deux siècles. Mais ce qui caractérise la Ve République, c’est d’avoir « enraciné l’armée dans ses institutions » et, pour ramener la France dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, d’avoir construit « deux piliers : l’arme nucléaire et le contrôle économique, politique et militaire sur les anciennes colonies africaines » (p. 15)

Le livre est ensuite structuré en cinq gros chapitres. Le premier, « La France à l’époque de l’impérialisme moderne », présente une histoire de l’impérialisme depuis le moment où les grandes puissances capitalistes se sont partagé le monde, surtout à la fin du XIXe siècle. Le lecteur retrouvera présentée synthétiquement l’idée développée par les grands penseurs marxistes comme Rosa Luxemburg de l’imbrication de l’accumulation du capital et de l’impérialisme économique et militaire. Concurrence des capitaux + course aux armements pour le plus grand profit de l’industrie des armements + nationalisme donneront deux guerres mondiales. Mais il ne faudrait pas oublier que, de la Révolution de 1789 jusqu’à aujourd’hui, la militarisation de la société n’est pas étrangère au « règlement » de question sociale : l’écrasement des révolutions ouvrières au XIXe siècle et notamment de la Commune de Paris est concomitant de l’expansion coloniale. L’armée est donc bien « la colonne vertébrale de l’État » (p. 45).

Dans le deuxième chapitre, Claude Serfati expose « L’économie politique de la Ve République ». Alors que l’internationalisation du capital s’accélère, le pouvoir gaulliste entend donner à la France une position économique importante. D’où le rôle joué par le Plan, parallèlement à l’industrie de l’armement et à celle du nucléaire, tant civile que militaire. À noter que « le domaine de la défense confirme pleinement la continuité socialiste et la consolidation des institutions de la Ve République » (p. 61). Et cela dans trois domaines : la dissuasion nucléaire, la politique africaine et la production industrielle de l’armement. L’auteur conte par le menu les multiples interventions militaires sous les gouvernements socialistes, au mépris de « la séparation des pouvoirs et de la garantie des droits » (p. 67). Ainsi se dessine « l’économie politique de la Ve République » pour comprendre les dynamiques socio-économiques et leur imbrication avec les institutions politiques » (p. 72). D’où la thèse de Claude Serfati : « Ce n’est donc pas la plasticité des institutions de la Ve République qui explique le consensus gauche-droite, mais l’accord des partis d’alternance sur la défense de l’ordre social sur lequel elle repose et dont l’État assure la défense, y compris militaire et policière » (p. 81).

Le troisième chapitre, « L’industrie d’armement », poursuit l’examen de cette économie politique. Au-delà des 8,9 % du chiffre d’affaires de l’industrie de défense par rapport à la valeur ajoutée manufacturière et des 6 % des emplois salariés dans l’industrie manufacturière, le plus important à remarquer est « la place que les groupes de défense occupent dans l’activité technologique » (p. 90), en termes de recherche-développement : 22 % de l’ensemble de la R&D des 50 premiers groupes industriels français. « L’enracinement du méso-système français de l’armement (MSFA) dans l’économie et la société françaises est profond, et cela tient à deux facteurs entrelacés. D’une part, le MSFA constitue sur le plan industriel un prolongement, plus précisément une excroissance, de la fonction ’régalienne’ de défense, d’où il tire une légitimité à laquelle aucune autre activité industrielle ne peut prétendre. D’autre part, la longue histoire du capitalisme et de l’État en France a trouvé son apogée dans la production d’armes à partir de la fin des années 1950. […] La présence de l’État y est totale et multiforme : celui-ci fixe le cadre réglementaire qui régit le fonctionnement de la production et des exportations, il est le client des armes produites (les armées) et le promoteur des exportations, il agit comme un ’architecte industriel’, c’est-à-dire en tant que concepteur et maître d’ouvrage des grands programmées d’armement (via la DGA). Enfin, pour ne mentionner que les dimensions économiques, des agents technologiques étatiques comme le CEA (nucléaire), l’ONERA (aéronautique) et le CNES (espace) sont des institutions centrales, compte tenu du niveau d’innovation requis. Les diverses institutions étatiques sont donc au cœur du MSFA. » (p. 93-94). Toutefois, poursuit l’auteur, il n’est pas certain que les innovations technologiques nées au cœur du militaire se transmettent au reste de l’économie, hormis les secteurs des industries aéronautique et spatiale. Il se pourrait même que les transferts de technologie aillent dans l’autre sens, du civil vers le militaire, car le coût dans le civil est plus faible. On y découvre alors la base du rapprochement entre les objectifs militaires extérieurs et ceux visant l’« ennemi intérieur » (p. 124).

Tout cela est-il au service de la croissance économique ? L’effet multiplicateur des dépenses publiques militaires est controversé, mais, de toute façon, diverses études tendent à montrer que celui de dépenses publiques civiles serait plus décisif. La France est caractérisée par une faiblesse industrielle, à cause notamment d’une préférence pour la rente et de la coupure entre les grands groupes industriels et le reste des entreprises.

Si, comme le dit Claude Serfati, « une partie des dépenses militaires (celle consacrée aux équipements) est utilisée pour la production de biens qui n’entrent pas dans le processus de reproduction des richesses » (p. 112), il n’en reste pas moins, à mon sens, que la production d’armes est une production de valeur pour le capital qui y est engagé. C’est à cet endroit que la discussion théorique sur la distinction richesse/valeur et sur le travail productif pourrait être introduite, de manière à ne pas rester figé sur la position marxiste traditionnelle, selon laquelle, de manière générale, les dépenses publiques sont financées par un prélèvement sur la plus-value, et, ici, que la production d’armes est improductive, position qui défie la logique la plus élémentaire. [1]

Toutes ces questions ne sont pas anodines au temps de la crise écologique où l’utilité de la richesse créée prend (ou devrait prendre) le pas sur la quantité de celle-ci. À juste titre, Claude Serfati reprend, à propos de l’estimation du coût d’une vie humaine, le célèbre mot de Marx et Engels sur « les eaux glacées du calcul égoïste ». Le cynisme n’est jamais loin, et Claude Serfati cite l’ancien ministre de la Défense, Hervé Morin : « Si on ne commence à vendre des armes qu’aux pays démocratiques, on ne va pas en vendre beaucoup. » (p. 137).

Le quatrième chapitre, « L’intervention militaire : une passion française ? », donne son titre au livre. « Le droit de faire la guerre dispense les présidents de rendre des comptes » (p. 147) alors que l’état de guerre est permanent. Cela, dans un contexte, depuis les années 1980-90 de crise, où « le capital a pris l’ascendant sur le travail » (p. 148) et où le bloc soviétique s’est effondré. Mais, selon Claude Serfati, les impasses dans lesquelles se sont engouffrés les États-Unis en Afghanistan et en Irak ont « ouvert un espace politique à la France et facilité son activisme militaro-diplomatique en Afrique » (p. 155), une « fenêtre d’opportunité » pour profiter de son « avantage comparatif » au sein de l’Union européenne (p. 152).

L’auteur fait état de débats qui auraient eu lieu dans Attac sur cette question qui auraient établi que les États-Unis étaient en capacité de renforcer leur domination sur le monde après leurs interventions en Afghanistan et en Irak. Mais Claude Serfati ne référence pas son affirmation [2] et elle me paraît peu vraisemblable. Les principaux ouvrages de l’association à l’époque montraient au contraire la profondeur de la crise qui s’installait, tant sur le plan économique que géopolitique. [3] Toujours est-il que la France a repris, dit Claude Serfati, « une position d’allié sage des États-Unis » (p. 156). Car, au-delà de la présidentialisation des décisions en France et des velléités des présidents, le sursaut militariste doit être relié à l’affaiblissement économique du pays, pour asseoir sa première place au sein de l’UE sur le plan militaire, pendant que les multiples interventions militaires servent de campagne publicitaire pour les industries d’armement.

Claude Serfati évite-t-il le paradoxe de faire du militarisme français une « passion » remontant loin dans le temps et de le relier à l’affaiblissement économique de la période actuelle ? Sans doute, nuance-t-il les choses, car on voit combien l’explication économique a besoin d’être insérée dans une problématique globale. D’ailleurs, ce chapitre se termine en montrant la « longue vie de la Françafrique ».

Le cinquième et dernier chapitre, « Vers l’état d’urgence permanent ? », n’est pas le moins intéressant. En effet, derrière le militarisme extérieur, le contrôle social intérieur n’est jamais loin. Bien que cette connexion se soit relâchée depuis la fin de la guerre d’Algérie, la restriction des libertés publiques a recommencé. L’état d’urgence en France contre le terrorisme aggrave les dangers de discrimination. « On peut donc s’inquiéter des effets cumulatifs produits par une période de trente ans de crise et de chômage élevé. » (p. 199). Peut-on en conclure que « le positionnement international de la France est également une composante indispensable à prendre en compte pour analyser l’adhésion d’un nombre limité de jeunes aux groupes islamistes radicaux » (p. 200) ? La question mériterait d’être confrontée à des analyses spécifiques sur ce thème, qui sont loin d’être convergentes. [4] Claude Serfati fait d’ailleurs remarquer lui-même que les jeunes qui partent faire le djihad « ignorent tout des interventions militaires et de la diplomatie de la France au Moyen-Orient » (p. 202).

Claude Serfati attire l’attention aussi sur la possibilité qu’offre la Constitution française à l’institution militaire de participer à la remise en cause des libertés publiques sans qu’il soit besoin pour elle de renverser la République comme en 1958. Il intègre à son analyse la dimension européenne et il approuve la thèse de Balibar selon laquelle « le dédoublement des instances de responsabilité et de représentation entre Bruxelles et les gouvernements nationaux a fait que la fonction de l’État a glissé toujours davantage de la protection sociale à la destruction de la société civile » (p. 215).

À quoi reconnaît-on la démocratie ? Est-ce simplement, pour la tradition issue de Locke, Constant et Tocqueville, à la reconnaissance desdits droits naturels de la propriété (de soi-même, de son travail et des ressources naturelles mises en œuvre par son travail) ? Ou bien à la conjonction de droits sociaux et de libertés publiques qui font, selon Marx, un acteur politique, c’est-à-dire un citoyen ? La réponse est donnée par le « grand retournement qui se produit à partir des années 1980 » (p. 220). D’où l’ébranlement de la légitimité étatique à cause de l’atteinte aux droits sociaux et les mesures sécuritaires, tandis que le chômage galope : une nouvelle « grande transformation » (p. 223) pour reprendre le concept de Polanyi, mais dans le sens contraire de celui que l’anthropologue hongrois indiquait.

Le livre de Claude Serfati ne se contente pas de faire l’inventaire des guerres menées par la France impérialiste. Il les problématise dans une perspective historique de long terme, tout en soulignant combien, dans la période actuelle, la classe dominante en France est empêtrée dans une contradiction qui incite à la fuite en avant : une économie ayant rétrogradé dans la hiérarchie des pays capitalistes, mais des dirigeants qui font de la politique militariste un instrument pour tenter (vainement ?) de retrouver une place au premier plan. En filigrane se dessine progressivement la problématique théorique de l’auteur : il souligne les liens entre l’économie et le politico-militaire, mais sans y voir une détermination à sens unique.

Notes

[1Voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013. Sur le sujet controversé du travail productif, voir le débat ; et pour une présentation amusante : J.-M. Harribey, « Le parfum de la banque en noir », dans Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Le Bord de l’eau, 2014.

[2Sauf deux références extérieures à Attac, Carré rouge et À l’encontre.

[3Voir entre autres, Attac, Le développement a-t-il un avenir ? Mille et une nuits, 2004 ; Sortir de la crise globale, La Découverte, 2009. Pour ma part, je disais que la profondeur de la crise devait être comprise comme résultant de la difficulté de produire et de réaliser la valeur : la hausse de la plus-value relative n’étant plus suffisante pour relever la rentabilité du capital, le néolibéralisme consiste à remettre en cause les conquêtes sociales pour se « rattraper » par la plus-value absolue. Le rattrapage n’a marché qu’un temps. Donc la capacité des États-Unis à refaire partir le monde en avant est une hypothèse assez fragile, et je n’ai aucun souvenir d’analyses allant dans ce sens au sein d’Attac.

[4Notamment, le débat fait rage entre Olivier Roy et Gilles Kepel.

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