Le « moment 2008 » et le rebond militaire de la france

mardi 30 mai 2017, par Claude Serfati *

La guerre déclenchée en 2011 par la France et d’autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, l’Allemagne ayant refusé d’y prendre part) afin de renverser le régime de Kadhafi a marqué un tournant. Plusieurs éléments ont frappé l’opinion publique, un des plus spectaculaires étant le changement soudain d’attitude politique de la France vis-à-vis du chef d’État libyen. Celui-ci avait été reçu avec tous les honneurs fin 2007 par Nicolas Sarkozy. En fait, les liens avec le régime libyen s’étaient intensifiés dès 2004, lorsque l’engagement de son dirigeant dans la lutte contre le terrorisme avait mis fin à l’embargo décidé par l’Union européenne. La France avait alors renforcé ses relations économiques et été particulièrement active dans les ventes d’armes.

Entre 2005 et 2009, la France a été le second pays vendeur d’armes à la Libye, proche de l’Italie, mais loin devant le Royaume-Uni. D’autres guerres de grande envergure ont suivi, au cours du quinquennat de François Hollande. Les décisions d’intervenir au Mali (janvier 2013), en République centrafricaine (décembre 2013), en Irak (janvier 2014), en Syrie (septembre 2015), ainsi que l’utilisation systématique des forces spéciales qu’il a ordonnée en feraient, selon certains, « le président le plus guerrier de la Ve République » [1].

Il est donc indéniable qu’un coup d’accélérateur aux opérations militaires à l’étranger a été donné par les deux derniers présidents. D’autres signes témoignent de l’amplification du militarisme français. Les dépenses militaires ont nettement augmenté sous la présidence Hollande. La hausse qui avait déjà été actée en 2013 pour la Loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019 a été amplifiée après les attentats de 2015, au point qu’à mi-parcours, les objectifs de dépenses militaires inscrits dans la LPM sont réalisés… à 102 %. Voilà au moins un domaine d’activité du quinquennat où les objectifs sont plus que dépassés. Une autre indication de ce tournant est fournie par le boom des exportations d’armes, qui ont atteint un record historique en 2015 (16,5 milliards d’euros de commandes), aussitôt battu en 2016 (20 milliards d’euros de commandes). Il est vrai que, s’inscrivant dans une longue tradition, les gouvernements de F. Hollande, ont mis toute leur obstination à vendre des armes (pour trois quarts du total aux pays du Proche et Moyen-Orient), au mépris de l’usage qui en est fait par les clients (utilisées par le gouvernement égyptien contre son peuple, par l’Arabie saoudite contre les populations civiles au Yémen, etc.).

Il convient toutefois d’éviter tout « court-termisme » dans l’analyse, car ces guerres reflètent moins une rupture qu’une amplification du militarisme français. En effet, les armées françaises sont intervenues de façon continue dans les dernières décennies. Il est d’ailleurs significatif qu’aucun décompte officiel n’existe. Un rapport parlementaire estime qu’il y a eu 111 interventions militaires de la France entre 1995 et 2011 [2]. Les auteurs de ce rapport se demandent si l’interventionnisme militaire n’est pas « une passion française » [3]. De même, le fait que les ventes d’armes soient un déterminant majeur des orientations de la politique étrangère française, en particulier au Moyen-Orient, n’est pas nouveau [4]. Cet article propose donc une analyse de ces évolutions qui résultent de modifications majeures dans la situation mondiale et du « tropisme » militaire de la France [5].

« Le moment 2008 » et le militaire en France

Il est nécessaire de partir de ce « moment 2008 » qui résulte selon moi de changements profonds et conjoints dans l’économie et la géopolitique mondiales. Le déclenchement de la crise financière en 2007-2008 a plongé l’économie mondiale dans une longue récession, dont chacun peut mesurer, dix ans après, la dévastation sociale qu’elle produit. Elle est l’expression d’un système économique capitaliste à bout de souffle, qui épuise le travail et la nature [6]. Ensuite, les mouvements révolutionnaires populaires se sont multipliés en Afrique et au Moyen-Orient. Les peuples protestaient à la fois contre les effets mortifères des programmes d’austérité mis en œuvre à la suite des recommandations de la Banque mondiale et du FMI et pour en finir avec l’autoritarisme des régimes. Ils ont renversé – ou à minima profondément fissuré – des appareils d’État dont certains ne se maintenaient que grâce au soutien des grands pays occidentaux. Le chaos qui s’est répandu et persiste avec plus ou moins de violence dans certains pays (par exemple la Libye) a été accompagné d’un changement d’attitude des États-Unis. Il s’agit d’un autre tournant dans la situation mondiale : l’enlisement des États-Unis en Afghanistan et en Irak a en effet rendu l’administration Obama réticente à de nouvelles interventions massives au sol. Les États-Unis, en dépit de leur écrasante supériorité militaire, n’ont ni l’intention, ni la capacité de gérer le désordre mondial. Quinze ans après la décision de G.W. Bush de renverser le régime irakien, on peut ainsi faire le bilan des analyses qui espéraient (les néoconservateurs) ou craignaient (en particulier dans les courants à la gauche de la gauche en France) la consolidation de l’ « empire » par la voie militaire. L’impulsion donnée au militarisme par l’Administration Trump risque d’aggraver le chaos produit par les guerres de G.W. Bush.

L’irruption directe des masses populaires sur la scène politique (les « printemps arabes ») qui a renversé ou ébranlé des régimes s’est produite dans des pays dont certains sont sous forte influence française (Maghreb et Machrek, Afrique subsaharienne, etc.). Ce sont ceux-là mêmes qui sont considérés comme prioritaires par les Livres blanc sur la défense et la sécurité nationale (de 2008 et 2013) car les moyens militaires de la France doivent « pouvoir agir de façon ramassée et concentrée sur les lieux où nos intérêts peuvent être mis en cause  » [7]. Les régions énumérées sont l’aire sahélo-saharienne, la Méditerranée, le golfe Arabo-persique et le Liban.

À la fin des années 2000, les dirigeants français ont conduit des guerres dans leur zone d’influence, là où les intérêts économiques et géopolitiques de la France étaient menacés. Dans ce contexte, la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a proposé au président Ben Ali « le savoir-faire de nos forces de sécurité, qui est reconnu dans le monde entier, [et qui] permet[te] de régler des situations sécuritaires de ce type » [8]. Bien que décriée, la doctrine Alliot-Marie continue d’être mise en œuvre par les dirigeants français. Comment qualifier autrement les ventes d’armes à l’Arabie saoudite et à l’Égypte – et un certain nombre de régimes en Afrique - qui sont utilisées pour réprimer les peuples ?

Une convergence de forces internes

Le contexte mondial dans lequel les intérêts géopolitiques et économiques français sont insérés a donc profondément changé depuis la fin de la décennie 2000. Il convient maintenant de voir quels sont les facteurs d’ordre interne à la France qui ont provoqué une accélération des interventions. On pense en premier lieu au président de la République qui dispose d’un pouvoir élevé en matière d’interventions militaires. Les comparaisons établies par les chercheurs montrent que la France est, parmi les pays démocratiques, celui dont le président possède le plus de pouvoirs dans le domaine de la défense et dans lequel les contrôles exercés par le Parlement sont les plus faibles [9]. Toutefois, il faut rappeler que les « guerres du Président » [10], une expression qui indique l’ultra-centralisation des institutions de la Ve République, sont soigneusement préparées et même conçues de façon collective. Les décisions stratégiques sont proposées par le travail de « groupes d’anticipation stratégique » dirigés par le Chef d’état-major des armées (CEMA) et auxquels sont associés les Directions du renseignement militaire et le Commandement des opérations spéciales. On apprend ainsi que, dès 2010, le CEMA avait préconisé une intervention militaire au Mali, qui fut finalement décidée par F. Hollande en 2013 [11]. Le rôle du Chef d’état-major particulier, numéro deux dans le rang protocolaire du cabinet du Président de la République, a également augmenté sous la présidence Hollande [12]. Celui qui avait été choisi par N. Sarkozy a été maintenu en place par F. Hollande, ce qui signifie qu’il a participé à toutes les décisions d’interventions depuis celle en Libye jusqu’à son départ en juillet 2016. L’armée française consolide ainsi son expertise car, si « la doctrine d’emploi des forces armées françaises se construit par rapport au référentiel otanien » [13], le savoir-faire acquis dans ces nouvelles guerres contribue à l’amélioration de la gestion collective des crises sociales par l’organisation transatlantique.

À côté de l’exécutif, dont le Président de la République centralise les pouvoirs essentiels, et de l’armée, les industriels sont un moteur essentiel de l’intensification des opérations militaires et l’augmentation des budgets de défense. À la fin des années 1950 et sous l’impulsion de De Gaulle, la production d’armes s’est constituée en système dont elle possède les caractéristiques principales – interdépendance de ses composantes et cohésion d’ensemble, capacité d’auto-reproduction, etc. Le « méso-système français de l’armement » (MSFA), tel que je l’ai qualifié du point de vue de l’économie industrielle, continue de tenir une place centrale dans l’industrie française, et plus encore dans le système national d’innovation. L’objectif d’exporter au moins un tiers de la production d’armes a été fixé dès les années 1960, et il explique l’influence des groupes financiers-industriels de l’armement dans la diplomatie française et leur rôle de pilier dans la construction de relations pérennes avec les dictatures du Moyen-Orient. De solides réseaux d’influence ont été mis en place par les dirigeants des groupes industriels, dont certains (Dassault et Lagardère) sont en même temps propriétaires de grands groupes de presse. De plus, la politique sécuritaire menée en France constitue un relais de croissance pour les groupes industriels [14].

Les guerres menées depuis quelques années en Afrique ont augmenté le rôle de l’armée au sein du MSFA. Les systèmes d’armes sont testés en grandeur nature sur le terrain (combat proven) par les militaires et les améliorations sont apportées par les bureaux d’études des industriels à la suite des retours d’expérience. De façon générale, le moment 2008 a resserré les liens entre les sommets du pouvoir exécutif, l’armée et les groupes de l’armement, et il a également renforcé la cohésion du MSFA.

L’espace mondial est doublement structuré

Depuis la fin du dix-neuvième siècle et la domination mondiale du capitalisme réalisée à l’ère de l’impérialisme, l’espace mondial – un terme plus englobant que marché mondial auquel il ne se réduit pas – est conjointement structuré par les dynamiques d’internationalisation du capital et par les hiérarchies de pouvoir qui existent au sein du système interétatique. Cette période de l’impérialisme a été celle de la mondialisation de la guerre (focus 1).

Focus 1. De la mondialisation de la guerre aux guerres de la mondialisation

Un changement d’échelle considérable dans la préparation, la conduite et les effets des guerres a pris place à partir de la fin du dix-neuvième siècle. La conjonction du progrès technique accéléré et des rivalités entre pays capitalistes a donné une amplitude mondiale aux conflits armés et produit la barbarie de la Première Guerre mondiale. L’association entre capitalisme et guerre paraissait évidente aux marxistes et socialistes d’antan. Engels prévoyait en 1887 une guerre mondiale d’une intensité inconnue en raison du « militarisme qui dévore l’Europe », et au cours de laquelle « huit à dix millions de soldats s’entretueront » [15]]]. Il était optimiste : entre 1914 et 1918, l’extermination frappa 9,7 millions de soldats et près de 10 millions de civils. Quelques années après seulement, en 1895, Jaurès rappelle dans un discours sur « l’armée démocratique » que « votre société violente et chaotique, […] porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage » [16]. La Seconde Guerre mondiale n’a pas seulement été plus meurtrière que sa devancière, elle a permis l’enracinement de systèmes militaro-industriels dans les grands pays.

Comme cela avait été analysé avant le 11 septembre 2001, la mondialisation (du capital) loin d’être « heureuse » et « pacifique » requiert un bras armé [17], aux antipodes des analyses qui postulent que le libre-échange, la paix et la démocratie marchent ensemble. Les guerres n’ont jamais cessé depuis la disparition de l’« empire du mal » en 1991 (l’URSS était ainsi nommée par le président des États-Unis Ronald Reagan). Les « dividendes de la paix » que les esprits optimistes nous annonçaient sont introuvables. Les guerres pour les ressources, parfois trompeusement qualifiées de guerres ethniques, ont prospéré, en particulier sur le continent africain. Au moment de l’euphorie néolibérale, les chercheurs de la Banque mondiale avaient expliqué leur existence par une « mauvaise gouvernance », une sorte de retard pris par les pays concernés à monter dans le train de la mondialisation. En réalité, ces guerres pour les ressources ne se situent pas dans des enclaves. Elles sont au contraire pleinement insérées, par différents canaux et acteurs, dans la mondialisation dominée par le capital financier et dont elles reflètent les effets profondément inégalitaires [18]. La France y prend part directement ou indirectement – par les ressources naturelles que ses grands groupes industriels continuent d’exploiter en présence de conflits armés, par le recyclage des ressources financières dans les circuits internationaux dont les banques françaises sont partie prenante, ou encore par l’action diplomatico-militaire qui vise au maintien de régimes honnis par les populations.

Aujourd’hui, l’économie politique de la mondialisation correspond à une combinaison singulière de ces deux dynamiques, car il est bien connu que les processus de mondialisation qui ont accéléré au début des années 1990 ne résultent pas des seules lois du marché. Certes, la tendance qui pousse le capital à élargir sans cesse ses sphères de valorisation a été facilitée par la disparition de l’URSS et des pays satellites – qu’on pense au rôle joué par les pays d’Europe centrale et orientale dans le dynamisme de l’économie allemande –, et par l’avènement en Chine d’un capitalisme contrôlé par le Parti communiste et son ouverture aux capitaux étrangers. Ce processus de mondialisation du capital a bénéficié des innovations technologiques (développement des technologies de l’information et de la communication, abaissement des coûts de transport, etc.). Cependant, il n’aurait pas connu une telle ampleur s’il n’avait pas été stimulé par les politiques gouvernementales. Certains considèrent qu’il s’agit d’un mouvement initié par les États-Unis, voire le capitalisme anglo-américain, dont l’intégration financière très poussée a servi de fer de lance. Il est vrai que les États-Unis occupent une place centrale [19], mais il me paraît préférable de considérer que l’espace mondial est dominé par un bloc transatlantique hiérarchisé [20] plutôt que d’être un empire dominé par un centre qui soumet des vassaux.

La puissance militaire – qui constitue le fondement de l’influence politique d’un pays au sein du système interétatique – et le poids économique sont donc des composantes essentielles qui déterminent la place d’un pays dans l’espace mondial. En fait, l’évaluation de ces deux composantes ne peut pas être établie de façon mathématique. Le poids économique d’un pays est souvent mesuré par son PIB, un indicateur dont on connaît les limites. L’ampleur des revenus tirés du capital investi et prêté à l’étranger donne une indication sur l’emprise financière d’un pays et sa capacité à capter une partie de la valeur créée dans les autres pays. Sur ce plan, les classes dominantes françaises continuent d’accumuler un volume très important de revenus du capital (sous forme d’investissements et de prêts) placé à l’étranger [21]. La France figure donc bien, certes loin derrière les États-Unis, dans le groupe très restreint de pays qui tirent des rentes de la propriété du capital placé dans les autres pays.

De son côté, le montant des budgets de défense fournit une indication partielle sur la puissance militaire d’un pays. En 2014 (dernière année disponible pour une comparaison), le budget de défense de la France était supérieur de 12 % à celui de l’Allemagne, ce qui, compte tenu des différences dans le nombre d’habitants, aboutissait à un niveau de dépenses militaires par habitant supérieur de 40 % en France [22]. De plus, au sein du budget de défense, les dépenses d’équipement, qui financent la conception, la production et la maintenance des systèmes d’armes sont deux fois plus élevées en France qu’en Allemagne, ce qui confirme le rôle important de l’industrie de défense en France. Des différences importantes existent également dans les orientations de la politique de défense des deux pays. La détention de l’arme nucléaire et l’expérience ancienne et solide des interventions acquises dans les guerres coloniales par les corps expéditionnaires de l’armée française ont vite fait de clore la comparaison entre la puissance militaire de la France et celle de l’Allemagne.

Il est donc essentiel de comprendre que la position occupée par un pays dans l’espace mondial – cet ensemble de relations économiques et géopolitiques internationales – dépend de son importance économique et de sa puissance politico-militaire. Toutefois, et en ce qui concerne le nombre très réduit de grands pays qui dominent le monde, il faut admettre, à moins de réduire le rôle de l’État à celui d’instrument du capital, qu’il existe des degrés de liberté dans l’ampleur et les formes des interactions entre l’économique et le politique. Ces interactions sont donc différentes pour chaque pays et elles sont en partie déterminées par leur histoire. Ainsi, l’étroitesse des liens qui persistent aujourd’hui entre les puissances économique et militaire des États-Unis résulte évidemment de la place qu’ils ont occupée dans l’espace mondial dans et après la Seconde Guerre mondiale dans le contexte de la guerre froide.

L’histoire de notre pays est également déterminante pour comprendre pourquoi la puissance militaire, qui constitue le cœur de l’influence géopolitique, est à ce point imbriquée dans son influence économique. D’abord, la France est un pays où l’armée a toujours été au cœur de l’État, ce qui n’est pas exceptionnel [23], mais qui, à ce degré de continuité historique, est tout de même rare. Ensuite, elle est un pays dans lequel l’État a pénétré l’ensemble des relations sociales, économiques et culturelles depuis des siècles. La conjugaison de ces deux traits a façonné la singularité du capitalisme français et elle explique la polyvalence de l’influence du militaire dans notre pays. On peut vérifier la pertinence de ce cadre d’analyse en observant la façon dont De Gaulle a utilisé ces deux leviers. La Ve République s’est construite sur deux crédos économiques, qui ont été assumés par les gouvernements successifs. Le premier est l’impératif de développer la « compétitivité » de l’économie française, énoncé explicitement par De Gaulle en 1958 et qui reste un leitmotiv aujourd’hui, comme on sait. Le second est que cette compétitivité passe par une série de grands programmes technologiques, militaires et à valeur stratégique (les télécoms, le spatial et le nucléaire civil par exemple). Les gouvernements français ont également tenté d’orienter les développements de l’UE sur la base conjointe de l’intégration économique et financière (y compris la création d’une monnaie unique) et d’une politique de défense et de sécurité commune (PDSC). Cet objectif-ci requiert toutefois un exercice d’équilibre difficile entre d’une part le maintien de capacités militaires autonomes, en particulier dans le domaine nucléaire ou encore les interventions militaires en Afrique qui poursuivent une longue tradition solitaire, et d’autre part les engagements affichés en faveur de la PDSC.

Le militaire : un avantage compétitif pour la France ?

L’intensification des opérations militaires et les augmentations du budget de défense et de sécurité ont pris place dans un contexte de recul de la place de l’industrie française dans l’économie mondiale. Il n’existe pas de causalité directe entre ces faits, mais on peut s’interroger sur leurs interrelations. On peut dire de façon métaphorique que ce tropisme militaire permet à la France d’affirmer son rôle dans la défense de l’ordre mondial. Il lui donne un avantage compétitif, en particulier dans l’UE où il lui fournit un contrepoids utile au déséquilibre croissant qui se manifeste sur le plan économique au sein du couple franco-allemand. L‘expression « avantage compétitif des nations » [24] appartient à la science économique et elle a été introduite au cours des années 1980. Selon ses promoteurs, les gouvernements, grâce aux mesures qu’ils adoptent (financement de la recherche-développement, protection des marchés, etc.) peuvent aider certaines industries à construire [25] ces avantages qui rendent les firmes plus compétitives sur les marchés mondiaux. Cette approche assez conventionnelle limite le rôle des gouvernements à des interventions sur leurs marchés nationaux, alors qu’en réalité ils se déploient également dans l’espace mondial où ils utilisent des leviers diplomatiques et culturels (le soft power) ainsi que des moyens militaires. En effet, comme cela a été dit, l’économie politique de la mondialisation a constitué un espace mondial où la compétition économique côtoie la rivalité géopolitique et interfère en permanence avec elle.

Il est vrai que les économistes des courants dominants – même lorsqu’ils encouragent l’intervention gouvernementale – seraient choqués que des outils extra-économiques soient utilisés par les gouvernements désireux de maintenir de leur pays dans une position dominante dans l’espace mondial. Paul Krugman met d’ailleurs en garde contre une utilisation « obsessionnelle » (sic) de la rhétorique de la compétitivité à des fins géopolitiques, comme ce fut le cas dans les années 1950 aux États-Unis. Les gouvernements utilisèrent alors la peur de l’URSS pour dilapider un montant considérable de ressources financières dans des produits aussi inutiles que des abris antiatomiques [26].

Le continent africain illustre bien les connexions qui existent entre les positionnements économique et géopolitique de la France dans l’espace mondial. Il suffit de penser au rôle joué par Total ou Areva, mais également par Bolloré, Véolia ou Lafarge et quelques autres grands groupes dans l’économie et la société française pour mesurer l’importance du contrôle exercé sur les ressources naturelles, ou sur les marchés d’infrastructures publiques dans les pays de la « Françafrique ». Contrairement aux affirmations répétées, l’attraction exercée par l’Afrique sur les entreprises françaises n’a pas faibli. Au cours de la période 2000-2015, les investissements directs à l’étranger (IDE) réalisés par les entreprises françaises en Afrique [27], mais aussi au Proche-Orient, ont progressé à un rythme très nettement supérieur aux IDE effectués dans les autres régions du monde. La France figure au premier ou deuxième rang des investisseurs étrangers dans une quinzaine de pays de ces deux régions. La présence massive de l’armée française – bien que ses effectifs aient diminué – et l’ininterruption des interventions militaires témoignent de l’importance géo-militaire du continent pour la France. En réalité, le statut de la France comme puissance de premier rang, matérialisée par le siège de membre permanent qu’elle détient au Conseil de sécurité des Nations unies, repose sur deux piliers : sa présence militaire en Afrique et la possession de l’arme nucléaire. À l’intersection des enjeux économiques et politiques, les réseaux de la Françafrique, constitués en même temps que la Ve République, n’ont pas disparu. Au rythme des alternances politiques, ils ont développé des excroissances à partir des institutions étatiques. Le résultat est une priorité donnée au soutien militaire des régimes en place plutôt qu’à l’aide au développement (focus 2).

Focus 2 Les interventions militaires de la France au Sahel : un coût sept fois plus élevé que son aide au développement social du Mali et du Tchad.

Les interventions militaires des pays de l’OTAN au cours des années 1990 ont généralement été présentées comme des réponses à des crises humanitaires découlant de menaces de groupes armés. L’action militaire de la France au cours des années 2000 dans son « pré carré » poursuit également une longue rhétorique de guerre portée par la patrie des droits de l’homme. Ce que Georges Clemenceau résumait ainsi le 11 novembre 1918, « la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal  » [28]

Pourtant, les données disponibles indiquent la priorité donnée aux interventions militaires sur l’aide au développement. Le graphique 1 compare les dépenses engagées pour les opérations menées au Mali et Tchad, dans le cadre de l’opération aujourd’hui appelée « Barkhane » et celles consacrées à l’aide publique au développement (APD) de la France vers ces deux pays. Les évolutions indiquent clairement la priorité donnée au militaire. De plus, l’APD ne comporte pas seulement des objectifs sociaux, elle est en partie destinée à des activités (banques, industrie, etc.) qui permettent en réalité de financer les achats de biens et services par le pays bénéficiaire de cette aide aux entreprises du pays donateur. Elle sert également à financer l’annulation d’une partie de la dette publique, dont on sait que les peuples sont les victimes et non pas les responsables [29].
La comparaison est éclairante (elle est mesurée par les barres du graphique, échelle de droite). En 2011, les dépenses engagées pour l’intervention militaire étaient 1,3 fois supérieures à l’APD destinée aux services sociaux, mais en 2015 (dernière année disponible) les dépenses militaires étaient près de 7,5 fois plus élevées.

Les liens avec les pays du Golfe sont moins solides que ceux qui unissent la France à l’Afrique, mais les ressources financières qu’ils possèdent leur ont donné une importance croissante depuis trente ans. Les importations de pétrole en provenance d’Arabie saoudite (18,5 % des importations totales de pétrole de la France) sont partiellement compensées par les ventes massives de matériels militaires et d’aéronautique civils (Airbus). On observe toutefois que les ventes d’armes de la France, saluées avec enthousiasme par les dirigeants français, ont des effets d’entraînement très limités sur le tissu exportateur non militaire français. Ainsi, en 2015, les ventes de biens civils des entreprises françaises n’ont représenté que 2,3 % des importations totales de l’Arabie saoudite, contre 6,6 % pour l’Allemagne et 3,4 % pour l’Italie. Au Moyen-Orient la contiguïté est totale entre les dimensions économiques et géopolitiques, donc militaires de l’activité de la France. La subordination de la diplomatie française à l’Arabie saoudite est notable. On la retrouve dans la position de « faucon » adoptée par Laurent Fabius contre l’Iran lors des négociations sur le nucléaire, le silence sur la proximité entre des dirigeants saoudiens et Daesh [30], ou encore le soutien total à l’action menée par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen, passible de poursuites pour crimes de guerre.

La nouvelle augmentation du budget de défense au cours des prochaines années proposée par M. Le Pen, la droite, le PS et le nouveau président de la république a à peine été entendue au cours de cette campagne présidentielle, tant le silence sur les questions du militaire était assourdissant. Seul, le mouvement social pourra imposer que ces questions soient enfin abordées.

Graphique 1 : évolution des dépenses militaires consacrées aux interventions militaires au Mali et au Tchad (OPEX) et les dépenses d’aide publique au développement 2011-2015)

Source : C. Serfati, à partir des données du ministère de la défense (Barkhane) et de l’OCDE (APD).

Note : Les données sur l’APD, fournies en dollars ont été converties au taux de change euro/dollar PPA de chaque année.

Développement social ou solution militaire : depuis des décennies, les gouvernements français ont choisi. Avec la tragédie que la seconde ne peut évidemment éradiquer le terrorisme, contrairement aux déclarations du gouvernement français. Elle annonce plutôt une présence permanente des armées françaises au Mali, ce qui évoque les protectorats de l’époque de l’impérialisme. Il s’agit plus modestement, nous dit-on dans un langage hérité des militaires et inventé par l’armée israélienne contre les Palestiniens, de « tondre la pelouse », dont on sait qu’elle repousse. Le soutien que la diplomatie française continue d’apporter aux dirigeants amis qui répriment leur population fournit en prime l’engrais qui nourrit cette « pelouse ».

Notes

[1Eugénie Bastié, « Les guerres de François Hollande », Le Figaro, 2 janvier 2017. Le Figaro est détenu majoritairement par S. Dassault, qui a par ailleurs déclaré sur la chaine Public Sénat« Merci, M. Le Drian, merci M. Hollande pour tout ce que vous faites, pas seulement pour nous, pour toutes les exportations », 22 janvier 2016.

[2Jacques Gautier, Daniel Reiner, Jean-Marie Bockel, Jeanny Lorgeoux, Cédric Perrin et Gilbert Roger, « Rapport d’information sur le bilan des opérations extérieures », Sénat, 13 juillet 2016, p.25

[3Id., p.38.

[4Voir par exemple, « Notre ami Saddam », dans F. Chesnais et C. Serfati, L’armement en France. Genèse, ampleur et coût d’une industrie, CIRCA Nathan, Paris, 1992.

[5Une analyse détaillée est proposée dans Claude Serfati, Le militaire : Une histoire française, Editions Amsterdam, Paris, 2017.

[6Attac (Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Esther Jeffers, Frédéric Lemaire, Dominique Plihon), Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit pas, Les Liens qui libèrent, 2017.

[7« Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008 ».

[8Assemblée nationale, 11 janvier 2011.

[9Mihaila Ailincai, « Le contrôle parlementaire de l’intervention des forces armées à l’étranger. Le droit constitutionnel français à l’épreuve du droit comparé », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 2011, n°1.

[10David Revault d’Alonnes, Les Guerres du président, Paris, Seuil, 2016.

[11Jacques Gautier et alii, op. cité.

[12Sur le rôle des ‘hommes du Président’ dans les décisions d’aller en guerre, voir A. Peillon, Résistance, Paris, Seuil, 2016.

[13Audition du général Jean-François Parlanti, directeur du centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations, Assemblée Nationale, 3 décembre 2014, p.4.

[14Claude Serfati, L’industrie française de défense, Les études de la Documentation française, Paris, 2014, chapitre 7 : « l’industrie de la sécurité ».

[17C. Serfati, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, La Dispute, Editions Textuel, Paris, 2001.

[18Audrey Aknin et Claude Serfati, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Mondes en développement, vol. 36, n° 143, 2008.

[19Pour une analyse approfondie des États-Unis en tant qu’ « empire », voir Leo Panitch et Sam Gindin. The Making of Global Capitalism : The Political Economy of American Empire, Verso, New York, 2012.

[20Le bloc transatlantique est un espace économique et militairement intégré correspondant aux ‘pays occidentaux’ et à d’autres pays développés alliés sur le plan militaire (Australie, Corée du sud, Japon, ...), voir C. Serfati, imperialisme et militarisme. Actualité du vingt-et-unième siècle, Page 2, Lausanne, 2004.

[21En 2016, ces revenus nets (c’est-à-dire calculés par différence entre les revenus d’investissements entrants en - et ceux sortants de - France) ont été supérieurs à 24 milliards d’euros. Depuis 1999, le total cumulé net s’élève à 335 milliards d’euros. Source : données de la Banque de France.

[22Source : European Defence agency.

[23Charles Tilly, Coercion, Capital, and European States, Blackwell, Oxford, 1990.

[24Porter M. E. The Competitive Advantage of Nations, 1990, Macmillan, Londres.

[25Paul Krugman propose de créer ces avantages compétitifs. En 2008, l’Académie royale des sciences de Suède lui a décerné son prix (qualifié de prix Nobel d’économie) pour « son analyse des structures du commerce international et la localisation des activités économiques », Communiqué de presse, 13 octobre 2008.

[26P. Krugman, “Competitiveness : ‘A Dangerous Obsession’”, Foreign Affairs, Vol. 73, No. 2, Mars-avril, p.41.

[27Sur la place de l’Afrique, voir C. Serfati, « Le militaire… », op.cité, chapitre 4.

[30Pierre Conesa, Dr Saoud et Mr Djihad, Robert Laffont, Paris, 2016.

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