Qu’en est-il pour sa mission première inscrite dans la Charte, « Préserver les générations futures du fléau de la guerre » ? Si on se réfère aux déclarations de Georg Bush père en 1991, proclamant un Nouvel ordre mondial dans lequel l’ONU est « pleinement en mesure de remplir sa mission de paix », le constat est non. Depuis vingt-cinq ans, les guerres se sont succédé et, aujourd’hui, en raison de crises politiques, sociales, confessionnelles, le Proche-Orient est l’épicentre de conflits où interviennent les principales puissances et des puissances régionales.
Conséquence de ce contexte international, depuis 2010, les dépenses d’armements dans le monde sont 15 à 17 % supérieures à celles de 1988, temps de la guerre des étoiles. Toute militarisation est porteuse de guerres, ce fut le cas à partir de 1870 pour la Première Guerre mondiale, depuis 1929, pour la Seconde Guerre mondiale, et faire référence au contre-exemple de la fin de la guerre froide où, en raison de l’effondrement de l’une des parties et de la dissuasion nucléaire, il n’y a pas eu de conflit majeur, c’est ignorer que la dissémination et la modernisation des armes nucléaires font que « la menace d’une utilisation des armes nucléaires en 2017 est sans doute à son plus haut niveau depuis l’effondrement de l’Union soviétique il y a 26 ans. » [1] D’où l’importance de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur « l’avancement du désarmement nucléaire multilatéral » qui convoque pour 2017 « une conférence des Nations unies chargée de négocier un instrument juridiquement contraignant d’interdiction des armes nucléaires, conduisant à leur élimination totale » ; c’est là une manifestation forte d’une politique multilatéraliste et pour une communauté internationale agissante.
Revenons à la mission de l’ONU : en cas de rupture de la paix, les dispositions sont fixées dans la Charte ; les États membres s’engagent à mettre à disposition des forces armées, les plans militaires sont établis par le Conseil de sécurité avec l’aide du « Comité d’état-major » qui a la responsabilité « de l’emploi et du commandement des forces mises à sa disposition… ». Oublions le Comité d’état-major composé d’officiers supérieurs des membres permanents du Conseil de sécurité : s’il se réunit tous les quinze jours pour décider de la date de sa prochaine réunion, en raison des divergences entre les « cinq Grands » il n’a, depuis 1946, jamais joué son rôle. La mission de maintenir la paix et la sécurité internationales revient donc au Conseil de sécurité, qui a mandat, si toutes les mesures prises sont sans résultat, « de recourir à la force armée pour maintenir la paix et la sécurité internationales ».
Les deux modes d’interventions militaires de l’ONU
Depuis 1948, si l’on excepte, en 1950, la résolution 84 qui décide en Corée, du plus important conflit armé sous le drapeau des Nations unies, le mode d’intervention de l’ONU, au titre du chapitre VII de la Charte de l’ONU, consiste en des opérations dites de Casques bleus qui, comme forces de maintien de la paix, d’interposition, de neutralisation ou d’intervention ont mené soixante et onze missions, dont seize sont en cours.
Avec le Nouvel ordre mondial, au tournant des années 1990, s’est ajouté un autre mode d’intervention. Le Conseil de sécurité, faisant référence au « droit d’ingérence humanitaire » puis au « devoir de protéger », a donné mandat d’intervenir à des coalitions militaires en Irak, au Kosovo, en Afghanistan, en Libye ou contre l’État islamique. L’objet n’est pas de faire l’exégèse des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité et des interprétations et manipulations dont l’article VII de la Charte a été l’objet, mais de voir ce qui distingue les interventions des Casques bleus de celles conduites, dans le cadre de résolutions de l’ONU, par des coalitions militaires qui ne sont pas de même nature et d’une autre ampleur que celles des Casques bleus. Elles répondent à des conflits qui touchent aux intérêts géostratégiques des principales puissances.
Le Conseil de sécurité autorise, mais ne dirige pas, ces coalitions militaires, essentiellement occidentales, mais de composition variable selon les intérêts des États. Les pays membres de l’OTAN en sont la principale composante, sans que tous ses membres y participent. À l’exception de l’intervention en Libye, où le Pentagone a recouru au concept du « commandement depuis le siège arrière », les États-Unis sont la principale force de frappe. Dans le cas de l’intervention contre l’État islamique, des coalitions, mandatées ou non par le Conseil de sécurité, se conjuguent et s’opposent.
Les conflits où interviennent les Casques bleus de l’ONU sont des conflits dits de basse intensité, ce qui ne signifie pas qu’ils soient moins meurtriers : au Guatemala, Pakistan, Bangladesh, Soudan et ailleurs, les morts se comptent par dizaines et même centaines de milliers, quand ce n’est pas, comme lors des guerres du Congo, par millions. Ces conflits sont également la cause de crises alimentaires, sanitaires, migratoires aux conséquences humaines effrayantes, mais les enjeux politiques et économiques sont moins stratégiques pour les grandes puissances.
Sans nier les insuffisances ou les échecs des opérations de Casques bleus, certaines ont sombré honteusement dans l’anarchie, en Somalie, ou dans le génocide, au Rwanda ; en Palestine, au Cachemire ou au Sahara occidental, elles participent, depuis des décennies à la perpétuation d’une non-application des résolutions de l’ONU, d’autres encore ont été rendues impossibles par le refus de l’une des parties de l’envoi de Casques bleus comme en Arménie, au Sri Lanka, en Colombie… Mais il est des interventions qui furent salutaires et d’autres même peuvent être considérées comme des succès, au Mozambique, au Salvador, en Namibie ou au Timor oriental.
La différence d’engagement selon qu’il s’agit d’une « coalition militaire » sous mandat de l’ONU ou d’une mission de maintien de paix des Casques bleus est évidente. Les effectifs d’abord, lors des deux guerres majeures sous mandat de l’ONU - Irak et Afghanistan - en Irak, 48 pays ont participé à la coalition et au maximum de l’intervention (en 2008), 330 000 hommes furent engagés, dont 250 000 États-Uniens. En Afghanistan, 44 pays se sont engagés sous commandement de l’OTAN ou de la Force internationale de l’ONU avec, en 2011, plus de 150 000 hommes engagés, auxquels il faut ajouter 140 000 hommes des forces afghanes et l’appui logistique d’autres États, dont la Russie qui a ouvert des bases aériennes.
Quels sont les effectifs lors des opérations de Casques bleus ? Seize opérations de maintien de la paix sont en cours, entre Israël et la Palestine, sur le plateau du Golan, au Liban, au Darfour, dans le Soudan Sud, au Liberia, en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Sahara occidental, entre l’Inde et le Pakistan, à Haïti, au Kosovo, à Chypre. Pour mener ces seize opérations, au 31 mars 2017, les Casques bleus en uniforme (militaires, gendarmes et policiers) sont 96 500 (en comparaison des 330 000 en Irak), provenant de 126 pays. Six pays africains et asiatiques : Éthiopie, Inde, Pakistan, Bangladesh, Rwanda, Népal, fournissent plus de 42 % de ces effectifs, seulement 4 % venant des pays membres permanents du Conseil de sécurité, essentiellement des Casques bleus chinois, 2 510, Russie et États-Unis n’en fournissant respectivement que 98 et 78 !
Tout aussi éclairant sur ce qui différencie les deux modes d’intervention sous mandat de l’ONU : le coût des opérations. Le Watson Institut estime, pour les États-Unis, à 4 800 milliards de $, le coût des guerres d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan et de Syrie [2]. Le coût des opérations de maintien de la paix de l’ONU de 1948 à 2016 se monte lui à 109 milliards de $, soit 2,25 % des dépenses des seuls États-Unis pour les guerres d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan et de Syrie, de 2001 à 2016.
Qu’en est-il de la chaîne de commandement ? Pour les coalitions internationales, le Conseil de sécurité n’exerce qu’un rôle de contrôle, les États, l’OTAN ou l’Union européenne assurent la direction stratégique. Lors de la Guerre du Golfe, la coalition internationale a été sous commandement états-unien ; dans l’ex-Yougoslavie, la FORPRONU [3], fut sous commandement de pays de l’Union européenne, mais les soldats états-uniens intervenaient dans le cadre de l’OTAN [4] ; au Kosovo le commandement a été assuré par un triumvirat, États-Unis, Royaume-Uni et France ; en Afghanistan, la FIAS [5] a été de 2001 à 2006, sous commandement de pays membres de l’OTAN et depuis 2007, sous celui du Pentagone ; lors de la guerre d’Irak, la coalition était sous commandement états-unien ; en Libye, ce fut un assemblage, avec un commandement anglais, français, états-unien, canadien et de l’OTAN.
La direction stratégique des opérations des Casque bleus ne s’appuie pas sur des structures militaires établies (OTAN, UE) [6]. Le Conseil de sécurité prend la décision, mais celle-ci prise, il n’en a plus la responsabilité, le Secrétaire général négocie avec des États contributeurs et des États payeurs ; l’opération engagée, le Représentant spécial du Secrétaire général (RSSG) et le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) assurent la conduite stratégique. En raison du manque de centralisation entre le RSSG, sur le terrain, le DOMP, à New York et les États contributeurs, plus ou moins informés sur la conduite des opérations, l’absence d’autorité collective est patente.
Ces différences d’engagements humains, financiers et dans la conduite des opérations sont sans liens avec les souffrances des populations, principales victimes des guerres contemporaines, mais découlent d’intérêts géopolitiques. Les conclusions du rapport du groupe d’étude sur les opérations de paix, remis, en 2000, à Kofi Annan par Lakdhar Brahimi, sont accusatrices : « Le Secrétaire général se trouve dans une position intenable. On lui présente une résolution du Conseil de sécurité qui précise, sur le papier, le nombre de militaires requis, mais il ne sait pas s’il disposera de ce nombre de militaires sur le terrain. Plus encore, les troupes qui finissent par débarquer sur le théâtre des opérations risquent d’être sous-équipées : il est arrivé que des pays fournissent des troupes sans fusils, ou équipées de fusils, mais dépourvues de casques, ou munies de casques, mais sans moyens propres de transport ». Commentant le rapport Brahimi, le Financial Times conclut : « De plus en plus, le fardeau retombe sur les pays pauvres. Puisque les pays industrialisés refusent de faire le sale boulot, ils pourraient au moins fournir davantage d’argent et d’entraînement aux forces de maintien de la paix. »
Ajoutons qu’au 29 mai 2015, le montant des contributions non acquittées par des États pour les opérations de paix s’élevait à 1 868,8 milliard de $, alors qu’il est interdit au Secrétaire général de l’ONU de souscrire, y compris pour des interventions d’urgence, un emprunt, ne serait-ce que pour une semaine. Chacun de ces aspects révèle une absence de volonté politique, la prévalence d’intérêts géopolitiques, le caractère secondaire des missions de Casques bleus pour les grandes puissances.
Une révolution copernicienne des missions militaires de l’ONU
On dira que l’on compare l’incomparable, mais ce qui rend incomparable la guerre absolue dans toute son énergie écrasante menée par des coalitions militaires avec les interventions de Casques bleus, ce sont des décisions prises par le Conseil de sécurité, renouvelées et assumées, une responsabilité aggravée du fait de l’échec militaire, humain et diplomatique des coalitions sous mandat de l’ONU, en Irak, Afghanistan, Libye, sans ignorer la situation d’instabilité dans des pays de l’ex-Yougoslavie.
Le ver a été introduit dans la pomme avec la résolution 143/31 adoptée par l’Assemblée générale en 1988, qui reconnaît un droit d’ingérence humanitaire pour les « victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre ». Cela consiste, avec l’accord du pays sinistré, à « faciliter l’apport de nourritures, de médicaments et de soins médicaux, pour lesquels un accès aux victimes est indispensable ». Rappelons que la première intervention en application de la résolution 143/31 fut réalisée à la demande de l’Union soviétique, après un tremblement de terre en Arménie. Une belle idée qui va être dévoyée.
Dès 1991, avec la violation de droits de l’homme par Saddam Hussein au Kurdistan irakien, dans l’euphorie de la désintégration de l’Union soviétique et de l’avènement annoncé d’un Nouvel ordre mondial sans guerre, est théorisé le concept du « droit d’ingérence humanitaire armé » qui a pour objet de répondre à des situations d’urgence humanitaire face auxquelles les ONG ne disposeraient pas des moyens suffisants et que seules des forces armées pourraient dispenser. L’humanitaire, et plus encore « l’ingérence humanitaire », n’est pas neutre, mais « l’ingérence humanitaire armée » représente sa mise au service d’intérêts de puissances. Il n’est pas jusqu’au président du Comité international de la Croix-Rouge, Jakob Kellenberg, qui ne s’en soit inquiété devant le Conseil de sécurité. « À chacun son rôle : l’utilisation de la force relève du domaine militaire et les activités de secours relèvent des agences humanitaires. » [7]
Oui, il est des situations qui exigent le recours à la force, il est des conflits interétatiques, ethniques, confessionnels, de libération qui nécessitent une interposition armée, il est des totalitarismes dont la violence oblige à intervenir, il est des peuples à secourir, ce sont les justes raisons invoquées lors des interventions des coalitions internationales. Mais ces « guerres justes » sont un échec ; elles ont déstabilisé des régions, ravagé des pays, meurtri des peuples, suscité des abominations, provoqué la plus grande crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, elles ont été la cause, selon des sources d’organismes scientifiques, de 2001 à 2015, estimation basse, de plus de deux millions de morts (certains parlent de plus de 10 millions), en Irak, Afghanistan, Pakistan, Syrie, Libye, Yémen et Somalie. Cette réalité n’est pas due à des erreurs de jugement, à des événements incontrôlables ou imprévisibles, mais résulte de politiques conçues et décidées dans un esprit hégémonique, sous couvert de l’ONU.
Est-il possible de rompre ce tragique engrenage ? L’ONU n’est pas un organisme virtuel, elle est le produit des gouvernements des États qui la composent. Ses carences sur la question de la guerre et de la paix, comme sur d’autres, résident dans son assujettissement aux politiques étatiques, à des ambitions géostratégiques globales ou régionales, à des desseins de suprématie.
Une stratégie pour la paix et la sécurité internationales jusqu’au recours à l’intervention armée nécessite, comme il est inscrit dans la Charte, une révolution copernicienne au sein de l’ONU. Cela demande de mettre fin aux mandats de coalitions militaires de justiciers et au déploiement de troupes hétéroclites sous-équipées et, comme le propose la Charte, que se crée une force onusienne multilatérale dans sa composition et son commandement, force qui soit en capacité d’interventions militaires, de négociations diplomatiques et de rétablir la paix.
Oui, mais…
C’est là, principe de réalité, une utopie, le système onusien n’est pas aujourd’hui en mesure d’effectuer cette révolution copernicienne. Vingt ans après l’affirmation de Mario Bettati que « le devoir d’ingérence dans les affaires du monde est lié à l’universalisme de la condition humaine », ce devoir est discrédité en raison des stratégies militaires et des méthodes de guerre adoptées, de l’absence de considération pour l’histoire, les cultures et les ressentis des populations concernées. À la question « sommes-nous dans un monde suffisamment sage, égalitaire et démocratique, débarrassé de rêves de puissance, de mentalités de domination, de comportements d’arrogance », pour qu’un État ou un groupe d’États décident de la souveraineté d’autres peuples ? Les faits montrent que non. Là où devait être promue la démocratie, n’a été apportée que la violence, là où le despote est tombé, règne le chaos. Cela a été dénoncé depuis les années 1990, les principales puissances interviennent en fonction de leurs intérêts, opposés à ceux des peuples.
Est-ce la condamnation de l’ONU ? Nullement, seule institution universelle fondée sur le principe du multilatéralisme, elle est un bien précieux à défendre contre ceux qui l’instrumentalisent ou même souhaitent sa disparition. Les opérations de Casques bleus doivent se poursuivre en demandant aux États des moyens qui répondent aux besoins des interventions, mais le Conseil de sécurité ne doit plus mandater des coalitions militaires internationales. Ce qui signifie, terrible régression, accepter « la souveraineté garantie mutuelle des tortionnaires ». Ce qui signifie, lors de conflits internes, laisser les forces sociales du pays concerné trouver une solution, ce qui s’effectue souvent dans l’horreur, mais le remède de l’ingérence a été pire que le mal, les interventions militaires sous mandat de l’ONU ont multiplié les abominations et propagé les ressentiments que l’on sait, générant les pires atrocités et nourrissant des idéologies mortifères. Sans un autre rapport de force au sein des Nations unies, il reste le sinistre principe de réalité.
Et Daech ? Il ne s’agit pas de s’y dérober, Daech est une abominable déviance de l’islam, comme le christianisme et d’autres religions en ont connu dans l’Histoire ; elle doit être combattue, mais, affaire de tous, elle doit l’être par tous, dans l’esprit des fondements multilatéralistes de l’ONU, et non avec des coalitions conduites par les puissances occidentales, la Russie ou par des p
uissances régionales, Turquie, Iran, Arabie saoudite et Qatar. Certaines sont directement responsables du drame irako-syrien, aucune n’est là pour les intérêts des Nations unies, toutes interviennent avec des visées de grandes puissances ou de puissances régionales.
Il est des causes qui dégagent un consensus au-delà des antagonismes, combattre le nazisme en a été une, une conception occidentale de l’ONU en est née. Le tiers-monde a imposé au sein des Nations unies avec le droit à l’autodétermination des peuples, la décolonisation, modifiant un temps, en son sein, le rapport de forces, mais sans modifier l’institution. Combattre l’horreur, Daech et ses déclinaisons, devrait, si le multilatéralisme qui est au fondement de l’ONU parvenait à prévaloir, dégager un consensus qui insuffle une conception, une vision, plus universelle de l’ONU. Certes, c’est là remplacer une utopie par une autre… le pire n’est pas inéluctable.