Un axe Moscou-Washington ?
Tout au long de la campagne électorale, Donald Trump a confessé l’admiration qu’il avait pour Vladimir Poutine et la nécessité d’un rapprochement entre les États-Unis et la Russie, notamment pour combattre Daech, que Trump s’est engagé à neutraliser en six mois, objectif qui peut paraître ambitieux. Il a par ailleurs estimé que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) était une alliance obsolète, et indiqué, aussi bien à ses alliés européens que japonais et sud-coréen, qu’ils devaient désormais prendre eux-mêmes en charge leur sécurité ou financer l’effort américain. Il y a donc le sentiment d’un basculement de Washington vers Moscou, au détriment des alliés européens, créant la panique chez certains d’entre eux.
Mais Barack Obama, en arrivant à la Maison blanche, avait lui-même évoqué la possibilité et la nécessité d’appuyer sur le bouton reset, afin d’apaiser les relations entre les États-Unis et la Russie. Il n’y est pas parvenu du fait, d’une part, du raidissement russe, et, d’autre part, de son rétropédalage sur le système de défense anti-missiles, véritable chiffon rouge pour Moscou qui le considère comme attentatoire à la parité stratégique avec Washington. Alors qu’il avait initialement déclaré qu’il ne voyait pas l’intérêt de le déployer, Obama – sous la pression du complexe militaro-industriel – en est devenu partisan. Pour autant, le rapprochement États-Unis/Russie n’est pas acquis avec le départ de ce dernier. Dans un premier temps, le Congrès risque d’y être hostile. Pour être confirmé, les membres du Sénat ont en effet réaffirmé leur confiance dans l’OTAN et présenté de nouveau la Russie comme une menace pour les États-Unis. Au-delà du caractère fantasque, quoi que l’on puisse dire du personnage de Trump, il peut y avoir une logique dans un mouvement américain vers Moscou, qui dépasse le seul objectif de la lutte contre le terrorisme. Pour Trump comme pour d’autres, notamment ceux appartenant à l’école réaliste, le principal défi géopolitique pour les États-Unis est la Chine. Dès lors, c’est une erreur stratégique que de pousser les Russes dans leurs bras comme l’a fait, fût-ce involontairement, Barack Obama. Au contraire, il faut attirer la Russie pour faire un front commun contre la menace chinoise.
Il restait à vérifier si Donald Trump allait réellement appliquer le programme qu’il avait évoqué au cours de la campagne électorale. Les structures existantes de sécurité, en premier lieu l’OTAN, sont extrêmement solides. Ce n’est pas la première fois qu’elles sont remises en cause à Washington, au nom du partage du fardeau nécessaire entre Européens et Américains. Déjà, à partir de 1966, le sénateur Mike Mansfield déposait chaque année un amendement demandant le retrait des troupes américaines de l’Europe si celle-ci n’augmentait pas ses dépenses militaires. Il estimait que, reconstruite économiquement, l’Europe pouvait assurer seule sa sécurité. L’amendement fut rejeté chaque année, à la demande de l’exécutif américain qui mettait en avant que l’engagement américain dans l’OTAN n’existait pas pour faire plaisir aux Européens mais pour servir l’intérêt national. Le risque que l’Histoire se répète s’est avéré fondé. Dès avril, Trump allait publiquement dire que l’OTAN n’était pas obsolète, tandis que la Russie était directement mise en cause par ses ministres les plus proches après l’utilisation d’armes chimiques par Bachar al-Assad.
Trump aurait nettement moins envie qu’Obama de défendre l’Ukraine par rapport à la Russie, Kiev risque de se sentir lâchée par son allié principal. Si tel était le cas, les Européens eux-mêmes, mis à part les États baltes et la Pologne, seront du coup moins allants pour aider Kiev. Mais, il n’est pas certain que cela soit une catastrophe. L’intransigeance et la mauvaise volonté des dirigeants ukrainiens à appliquer la part de leurs engagements pris lors des accords de Minsk en seront moins fortes. Peut-être seront-ils contraints à plus de réalisme et moins de surenchère à l’égard de Moscou. Si l’annexion de la Crimée est bien illégale du point de vue du droit international, il est illusoire de penser que l’on pourra revenir dessus.
Les Russes ont leur part de responsabilité dans la dégradation du climat géopolitique. Il ne faut pas pour autant oublier la propre responsabilité des dirigeants ukrainiens : depuis l’indépendance, l’Ukraine a beaucoup plus à pâtir de l’impéritie et la corruption de ses dirigeants que des ingérences russes. Même l’ancien président géorgien, Mikheil Saakachvili, très hostile à Moscou, qui fut nommé gouverneur d’Odessa, a démissionné en dénonçant la corruption des dirigeants ukrainiens. Quel que soit leur bord politique, ces derniers se sont comportés comme des oligarques, et non comme des hommes d’État.
L’Europe de l’Est est elle-même divisée. Pour des raisons historiques compréhensibles, les pays baltes et la Pologne se méfient de Moscou. La Hongrie de Viktor Orbán, non. Cette méfiance a été renforcée par l’arrivée d’un nouveau gouvernement à Varsovie. Poutine n’a pas envie de reconquérir les États baltes ou d’avancer en Pologne. Il veut simplement stopper l’avancée occidentale aux frontières de la Russie.
On ne peut cependant pas parler de « retour de la guerre froide », dans la mesure où il n’y a pas deux blocs antagonistes, qui se font face. La Russie a de nouveau développé sa puissance, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, mais elle n’aura plus jamais la dimension de la superpuissance soviétique. Le maître du Kremlin ne se fait d’ailleurs aucune illusion là-dessus, lui qui a déclaré que celui qui ne regrettait pas l’URSS n’avait pas de cœur, mais que celui qui voulait la recréer n’avait pas de tête.
Il y a certes un climat international agressif et vindicatif. Les responsables de l’OTAN, organisation de la guerre froide qui lui a survécu, considèrent toujours la Russie comme une menace existentielle. Mais, entre Washington et Moscou, il s’agit plutôt d’un climat de rivalité nationale classique. Il n’y a pas d’ambition d’étendre son système au monde entier, comme au temps de l’URSS. La Russie d’aujourd’hui est plus puissante que celle des années 1990, mais elle ne retrouvera jamais la puissance de l’URSS. Le monde bipolaire, le « condominium soviéto-américain » est bel et bien révolu.
Donald Trump s’est engagé à soutenir encore plus fermement Israël que la précédente administration. En réalité, même si Obama n’a pas déposé un veto américain à la résolution 2334 qui condamne la colonisation, et même s’il a demandé dès le début de son premier mandat qu’elle prenne fin, elle a constamment continué pendant huit années, sans que les États-Unis n’en tirent aucune conséquence. Au contraire, l’aide stratégique américaine accordée à Israël a été augmentée de 20 % pour passer de plus de 3 milliards par an à un peu moins de 4 milliards. Tout ceci s’est produit alors que Benyamin Netanyahou a constamment humilié Barack Obama et essayé de faire capoter l’accord sur le nucléaire iranien – un enjeu majeur pour Obama – et a soutenu publiquement la campagne de Mitt Romney en 2012, qui se présentait contre Barack Obama.
Hillary Clinton a toujours fortement soutenu Netanyahou, allant jusqu’à approuver les bombardements sur Gaza en 2014. Donc, Obama ne gênait en rien Netanyahou, mais ce dernier ne pouvait qu’espérer un plus grand soutien une fois qu’il aurait quitté la Maison blanche.
De manière générale, les Russes ne se veulent pas trop actifs sur ce dossier. Ils réussissent à avoir de bonnes relations avec le gouvernement israélien, tout en ayant des relations officielles avec le Hamas.
Donald Trump a laissé entendre qu’il approuvait le déménagement de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qu’aucun président américain n’a fait jusqu’ici, pas plus qu’aucun autre gouvernement. Mais, là aussi, il est revenu sur cette déclaration. Le nouvel ambassadeur américain en Israël possède une résidence à Jérusalem, mais les locaux de l’ambassade devraient demeurer à Tel-Aviv. En cas contraire, ce ne serait pas uniquement une intervention dans le conflit israélo-palestinien mais à l’égard de tous les pays musulmans, puisque Jérusalem-Est n’est pas uniquement l’éventuelle future capitale d’un État palestinien, par ailleurs de moins en moins probable, mais un lieu saint pour tous les musulmans, comme le lui a fait remarquer le roi de Jordanie, reçu à la Maison blanche. Trump devrait confirmer la volonté d’Obama de ne pas intervenir directement dans le conflit. On peut même penser qu’il soutiendra bien plus activement les Russes dans ce pays et que, en retour, les Russes pourraient offrir aux Américains de participer à une solution politique dans la mesure où, après sa victoire à Alep, Poutine souhaite éviter d’être pris dans un bourbier syrien.
Les limites de la puissance russe
Poutine donne une impression de force et de puissance. Sur le plan intérieur, mettre en scène les deux photos de lui torse nu à cheval, ou en train de faire du sport, contribue à sa popularité. Les Russes lui sont reconnaissants d’avoir redonné du lustre à la diplomatie de leur pays et d’avoir mis fin à ce qui était vécu comme des humiliations de la part des Occidentaux dans les années 1990. Alors que, du fait des syndromes irakien et afghan, les États-Unis sont réticents à intervenir militairement, et Donald Trump poursuit en ce domaine la politique de Barack Obama en reconnaissant que Washington n’a plus les moyens d’être le shérif international, Poutine n’a pas hésité à utiliser la force. Les dirigeants chinois ne veulent pas l’utiliser, misant plutôt sur le développement de leur puissance économique, comme on l’a vu en Syrie et à Alep. Mais il ne faut pas surestimer la puissance russe.
En Syrie, Poutine a permis à Bachar al-Assad de restaurer son pouvoir. Mais le pays est détruit, 80 % de la population vit en deçà du seuil de pauvreté et la reconstruction est évaluée à plus de 300 milliards de dollars. Ce n’est pas dans les capacités de la Russie. En Ukraine, il soutient indirectement les zones indépendantistes du Donbass, mais le sentiment national ukrainien s’est construit contre la Russie dans le reste du pays. Le magazine Forbes a classé (à nouveau) en 2016 Poutine comme étant l’homme le plus puissant du monde. Ceci doit être amplement relativisé. Il est à la tête d’un pays nettement moins puissant que les États-Unis. Il n’a cependant pas à affronter les contre-pouvoirs existants outre-Atlantique, mais il n’a pas la puissance d’un Xi Jinping qui peut exercer son pouvoir sans contrepoids.
Les dépenses militaires russes représentent 10 % des dépenses militaires américaines. Le PIB russe représente 10 % du PIB américain. Il n’y a plus de parité stratégique entre Moscou et Washington, pas plus qu’il n’y a d’alliance globale étendant ses ramifications en Asie, en Afrique, en Amérique latine et contrôlant la moitié de l’Europe.
On dénonce beaucoup en France le développement des réseaux russes. La Russie est-elle en train de rattraper son retard en matière de soft power ? Indéniablement, la Russie tente de s’y mettre. La création de Russia today, du forum de Valdaï, ou encore de Sputnik en sont des illustrations. La Russie a quelques avocats dans le paysage français. Quelques-uns peuvent être des clients ; la plupart le font sur la base de convictions politiques, qui d’ailleurs peuvent être d’inspirations diverses : attirance pour un pouvoir fort, anti-américanisme, front commun contre le djihadisme, vision géopolitique gaullo-mitterrandiste, etc. Mais il faut regarder la réalité en face. Les médias français centraux, largement occidentalistes, sont très hostiles à Poutine. Dans le domaine stratégique, les réseaux russes n’ont rien à voir avec les réseaux américains. Les moyens d’influence des États-Unis ou de l’OTAN sont sans commune mesure, à un point tel qu’ils paraissent naturels alors que ceux de la Russie dénotent.
Une puissance internationale limitée, une popularité nationale réelle
Poutine est indéniablement populaire en Russie, pour la raison d’ailleurs inverse de son impopularité dans le monde occidental. Les Occidentaux ne lui pardonnent pas de s’opposer à eux. Les Russes lui sont reconnaissants de le faire. Il serait faux de justifier la popularité de Poutine par le seul contrôle des médias : il était beaucoup plus fort du temps de Brejnev, alors que ce dernier n’était pas populaire. Certes, les libertés sont restreintes, mais il n’y a pas régression en ce domaine pour les Russes. Elles l’étaient déjà sans doute plus encore du temps de Boris Eltsine mais personne n’y prêtait attention. Faut-il rappeler qu’Eltsine a donné l’ordre à l’armée d’envahir le Parlement pour contrer le Parti communiste et que ceci a fait des centaines de morts. L’annexion de la Crimée a fait monter le taux d’approbation de la politique de Poutine à 84 %. Pour le moment, les Russes ne protestent pas trop contre la dégradation de la situation économique, qui tient d’ailleurs plus à la baisse du prix du pétrole qu’aux sanctions occidentales. Mais si les Russes sont prêts à des sacrifices par rapport à la Crimée, ils ne le sont pas vis-à-vis de la Syrie. Par ailleurs, la classe moyenne s’est développée. Paradoxalement, la baisse des tensions pourrait permettre une plus grande expression de l’opposition et une plus grande mise en cause de Poutine. Le problème est que cette opposition est divisée entre l’extrême droite, les anciens communistes et les libéraux qui ne peuvent s’entendre. Les libéraux, appréciés par les Occidentaux, portent encore le poids de la responsabilité des conditions de la privatisation (en fait, un hold-up en faveur des oligarques) et de la dégradation de la situation économique et sociale de l’époque.
Les divergences entre la Russie de Poutine et les pays occidentaux peuvent-elles se résumer aujourd’hui à un conflit d’intérêts ou sommes-nous en face d’une opposition entre deux visions du monde ?
Il y a des sujets sur lesquels nous avons de profondes divergences, notamment les situations ukrainienne et syrienne. Il y en a d’autres sur lesquels nous avons bénéficié d’une bonne collaboration. Il ne faut pas oublier l’aide russe pendant les interventions françaises au Mali et en République centrafricaine, ou le rôle positif de Moscou dans la négociation nucléaire avec l’Iran.
Avons-nous des différences de valeurs fondamentales ? Il est certain que, pour les Russes, le principe de non-ingérence et du respect de la souveraineté est essentiel. Ils rejettent l’universalisme occidental en offrant la priorité à la souveraineté nationale. Mais – comme a pu l’illustrer la guerre d’Irak (2003), entre autres – l’universalisme occidental est souvent le masque d’une politique de puissance qui veut imposer ses intérêts aux autres, par le biais de discours sur les valeurs, évoquées et non mises en pratique. Dans les pays occidentaux, les partisans de l’école réaliste des relations internationales ne disent pas autre chose. Et, dans les pays émergents, il y a un accord sur ce point. Il y a eu un sentiment profond que la Russie, en tant que telle, n’était pas respectée dans les années 1990. Lors de la guerre du Golfe (1990-1991), Gorbatchev a accepté de lâcher son allié irakien pour bâtir un nouvel ordre mondial. Aussitôt après, il a été abandonné lors du sommet du G7 de juillet 1991 par les Américains, qui ont préféré être les vainqueurs de la guerre froide plutôt que les bâtisseurs d’un nouvel ordre mondial. Mais nous avons conclu de l’implosion de l’Union soviétique et de la disparition du communisme que les Russes seraient devenus des Occidentaux : ils sont restés des Russes et, dès qu’ils ont pu être en mesure de le faire, ils ont ardemment défendu leur intérêt national. Il y a incontestablement une dérive autoritaire chez Poutine mais les Occidentaux ne sont pas exempts de reproches. Il y a en fait une double hypocrisie : lors de la guerre du Kosovo, les Occidentaux mettaient en avant le principe de l’autodétermination des peuples qui devait, selon eux, prévaloir sur l’intégrité territoriale de la Yougoslavie. Les Russes prônaient les principes inverses. En Géorgie en 2008, puis en Ukraine en 2014, les Occidentaux défendaient le principe de l’intégrité territoriale alors que les Russes mettaient en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes…