Éditorial : La manœuvre fut adroite

mardi 30 mai 2017, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

Dans la guerre éclair menée victorieusement pour conquérir la présidence de la République française, Emmanuel Macron a surfé et plané sur la nouvelle doxa pseudo-philosophico-sociologico-politique : l’opposition droite/gauche a disparu, donc la droite et la gauche peuvent… marcher ensemble. Cette nouvelle manière de penser la cité, la polis au sens grec, c’est-à-dire la structuration politique de la société, pourrait n’être qu’une variante de la thèse éculée de la disparition des classes sociales. On voit bien en effet le caractère contradictoire de ces affirmations : droite et gauche disparaissent mais peuvent s’allier pour gouverner ; les classes ont disparu, clament ceux qui naguère affirmaient qu’elles n’existaient pas. Mais, comme la nature a horreur du vide, dit-on, la politique aussi. Le substitut sémantique, à défaut d’être conceptuel, aux clivages de classes et leur traduction politique traditionnelle, c’est le populisme. Toute critique du capitalisme financier et de sa mondialisation, de l’austérité infligée au sein de l’Union européenne à tous les peuples, de l’envol des inégalités et de l’affaiblissement des droits des travailleurs et des citoyens, est disqualifiée comme populiste, qu’elle soit faite au nom de la démocratie et de l’égalité ou au nom de l’autoritarisme et de la xénophobie.

Une fois installé ce cadre idéologique diffusé par presque tous les médias, la mystification politique peut jouer à plein. Mais le voile ne va sans doute pas tarder à se déchirer. La guerre éclair de Macron fut adroite, pour mener une politique ancrée à droite avec des gens de droite et de droite. Droit du travail limé par une loi El Khomri au carré, retraites promises à l’amputation par les comptes notionnels [1], fiscalité rabattue pour les profits du capital, écologie renvoyée aux calendes grecques.

Ce ne serait qu’un retour à un schéma politique traditionnel si le désarroi théorique et stratégique n’avait pas gagné les rangs de la gauche de gauche, dont les porte-parole hésitent à s’inscrire ou non dans un nouveau schéma. L’abandon des mots de « classes », de « travailleurs », au profit, dans le meilleur des cas, de « citoyens, et, dans le pire, de « gens », est significatif. Parce que la violence du capitalisme néolibéral a entraîné l’émergence de nouvelles formes de résistance à son emprise, qui dépasse l’affrontement capital/travail classique, l’oubli du caractère central de celui-ci se retourne aujourd’hui contre tous, travailleurs comme citoyens. Du mouvementisme opposé au combat syndical trop souvent englué dans la routine, des 99 % contre le 1 %, des indignés contre la poignée d’oligarques, de l’abandon du travail et de l’emploi à l’instauration d’un revenu universel tombant du ciel, tout semblait apporter un renouvellement au combat pour l’émancipation. Patatras ! Le glissement de la social-démocratie au social-libéralisme qualifié de « troisième voie », puis du social-libéralisme au néolibéralisme décomplexé, donc de la droite à la droite, se fait sur fond d’un embrouillamini idéologique cherchant à effacer le fait que la société reste profondément hiérarchisée de telle sorte que soient reproduites ses structures fondamentales.

Sans doute trouve-t-on là une des raisons principales pour lesquelles l’ancrage à droite des politiques de plus en plus marqué combine un renforcement du contrôle social des populations et, simultanément, un maintien de la militarisation des sociétés qui se traduit par une multitude d’interventions militaires dans le monde, menées par les pays dominants du capitalisme, dont la France.

Le dossier de ce numéro des Possibles est donc consacré à la « militarisation et au contrôle social », dans le sens où les interventions militaires extérieures ont toujours quelque chose à voir avec la lutte contre « l’ennemi intérieur » constitué par les « classes dangereuses ». Il s’ouvre par un article de l’anthropologue américain Jeff Halper, spécialiste du confit israélo-palestinien, qui montre comment les guerres, « la guerre », sont menées contre le peuple. On ne peut séparer cette situation de l’engrenage dans lequel le capitalisme néolibéral a entraîné le monde. Cette guerre contre le peuple prend un tour extrêmement discriminatoire et délétère à l’encontre des migrants. Plus généralement, les stratèges militaires sont en train de mettre au point mille procédés technologiques terrifiants pour répandre la mort partout.

Bernard Dreano explique ensuite que le monde globalisé par le capitalisme n’est cependant pas unifié : les rivalités entre grandes puissances n’ont pas disparu même si leur affrontement frontal n’est pas à l’ordre du jour. Pour lui, c’est l’insécurisation militarisée qui domine.

Claude Serfati a publié cette année un livre sur la question militaire vue de la France et il en présente ici un aspect : l’activisme militaire de notre pays a connu un regain depuis la crise de 2007-2008 ; il est lié à la volonté farouche des gouvernements français de réinstaller le pays dans le concert des grandes puissances impérialiste et de fournir des débouchés à l’industrie d’armement. Jean-Marie Harribey propose ensuite une note de lecture sur l’ensemble du livre de Claude Serfati.

Nils Andersson examine les difficultés qu’a l’ONU pour préserver la paix. « Depuis vingt-cinq ans, écrit-il, les guerres se sont succédé et, aujourd’hui, en raison de crises politiques, sociales, confessionnelles, le Proche-Orient est l’épicentre de conflits où interviennent les principales puissances et des puissances régionales. »

Faut-il avoir peur de la Russie, demande Pascal Boniface ? Non pas de la Russie en soi, mais du pouvoir exercé par Poutine dans le nouveau contexte de l’arrivée à la Maison blanche de Trump. L’auteur discute la thèse d’un axe Washington-Moscou. Et, s’il est incontestable que Poutine a instauré un pouvoir pour le moins autoritaire, les Occidentaux ne sont pas blancs comme neige.

La partie « Débats » de ce numéro commence par un article de la philosophe Chantal Mouffe, qui propose un décryptage du concept de populisme. Contrairement à tous ceux qui renvoient dos à dos le populisme dit de gauche et celui de droite, elle montre que la tension entre le libéralisme et la démocratie permet de comprendre que le premier veut élargir et approfondir la démocratie, alors que le second veut la restreindre, voire l’éliminer. Cet article vient poursuivre la discussion dont le numéro précédent avait fait écho avec le texte de Pierre Khalfa. [2]

L’économiste François Morin donne un résumé de la thèse qu’il défend dans son dernier livre L’économie politique du XXIesiècle, De la valeur-capital à la valeur-travail. Il propose un renouvellement de la théorie de l’accumulation sans fin du capital. Il s’appuie sur un concept de Marx laissé dans l’ombre : la valeur-capital, devenue normative, et que Morin critique pour laisser la place à la valeur-travail, en refondant le travail, la monnaie et la démocratie.

Jacques Berthelot, spécialiste des questions commerciales, présente une solution au problème crucial des stocks publics de sécurité alimentaire, dont pourraient bénéficier les pays pauvres, mais aussi les pays développés. Il entend ainsi renouveler le concept de soutien agricole qui ne peut être réduit à un soutien des prix.

Nous reproduisons ensuite, avec l’autorisation du site sur lequel il avait été à l’origine publié, un entretien du sociologue Alain Accardo qui revient sur le phénomène médiatique « Macron ». On y trouvera des éléments pour comprendre les raisons de la victoire de la « guerre éclair » du nouveau président.

Samy Johsua présente une note de lecture sur un ouvrage collectif, Urgence antiraciste, rassemblant un grand nombre d’auteurs avec le soutien de nombreuses associations. Il éclaire le fait que les questions identitaires soient devenues monnaie courante, pendant que les politiques austéritaires et sécuritaires s’imposaient.

La revue des revues, préparée par Jacques Cossart, fournit un aperçu des thèmes qui sont maintenant récurrents dans les institutions internationales : réchauffement climatique, pollutions et érosion des la biodiversité, inégalités croissantes, etc., et sur lesquels revient Jacques Cossart régulièrement, construisant ainsi un fil conducteur documentaire précieux. Et puis, à noter un nouveau venu que la campagne pour la présidentielle française avait promu : le revenu universel, bien sûr en faisant l’impasse sur la nécessité d’avoir des salaires décents.

La manœuvre fut adroite, disions-nous, pour donner un visage repeint des politiques de droite, dont il est devenu de bon ton aujourd’hui de dissimuler la véritable identité (ah, l’identité !) et de la parer de tous les atouts de la séduction : jeunesse, modernité, innovation… Qui n’en demanderait pas ? Les salariés de Whirlpool ? Ceux de GM&S ? Les chercheurs privés de laboratoires par Trump ? La crise du capitalisme mondial est durable. « Cette crise qui n’en finit pas », sous-titrait l’un des derniers ouvrages d’Attac, Par ici la sortie [3]. L’hypothèse est que, faute d’engager une évolution progressiste, le système « resserre les boulons », en renforçant d’un même élan les moyens d’éviter sa remise en cause par des résistances, encore balbutiantes et éparses, mais réelles… puisque les dominants s’en émeuvent…

Notes

[1Voir J.-M. Harribey, « Les retraites façon Macron : le pièges comptes notionnels », 16 mars 2017.

[2Comme si les choses n’étaient pas assez compliquées, certains voient aujourd’hui « trois populismes », à l’instar de Philippe Frémeaux, 15 mars 2017 : celui de droite, celui de gauche et celui du centre macronien. C’est faire l’impasse sur la « marche à droite » amorcée par le nouveau président.

[3Attac, Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit pas, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.

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