La révolution de droite en Pologne

mardi 21 février 2017, par Michal Kozlowski *

La Pologne avait une réputation méritée d’être un pays de droite depuis bien longtemps. Les post-communistes puissants dans les années 1990 étaient qualifiés de conservateurs modérés, leurs adversaires du camp « anticommuniste », aussi bien libéraux que nationalistes, se caractérisaient par un sincère zèle droitier… Et pourtant, en 2015, la Pologne a vécu encore une révolution de droite, certainement la plus extrême. Le gouvernement élu avec 37 % des voix a supprimé la Cour constitutionnelle, a imposé des lois draconiennes dans le domaine de la sécurité et de la surveillance « antiterroriste », et a organisé les unités paramilitaires en guise de garde nationale.

Il a aussi essayé d’interdire absolument l’IVG (l’accès légal à l’avortement était déjà pourtant extrêmement limité). Mais, dans le dernier cas, la résistance populaire et spontanée des femmes a fait reculer le pouvoir. En effet, il est peu probable qu’on aura encore en Pologne des élections libres, même si quelques votes auront encore lieu certainement… Pendant cette période d’offensive, le gouvernement a effectivement augmenté les dépenses sociales sans pour autant leur assurer un financement autre que la dette. Le programme économique est celui d’un capitalisme d’État, ce qui ouvre la voie à une oligarchie analogue à celle construite par Orbán en Hongrie. Mais ce séisme politique a des racines sociales profondes, qui ne sont pourtant pas simples à cerner. Surtout, la montée de l’extrême droite ne peut pas être expliquée par l’échec économique et seulement partiellement par la situation sociale… En effet, le grand changement des sentiments collectifs a été déclenché par… la crise de réfugiés vue de loin.

Il semble que l’émergence d’une nouvelle droite soit un phénomène universel – non pas au sens où il serait identique partout, mais où il traverse toutes les catégories ou systèmes politiques. Rodrigo Duterte, Tayyip Erdogan, Narendra Modi, Viktor Orbán, Vladimir Putin et Donald Trump, en dépit d’itinéraires politiques très différents, présentent une combinaison étonnamment similaire d’ingrédients politiques et idéologiques :

  1. normativité identitaire (appartenance et loyautés uniques, distinction nette entre « le même » et « l’autre » fondée sur l’ethnie, la religion ou la culture comprise comme homogène) ;
  2. affirmation de la virilité du leader (les femmes doivent être remises à leur place) ;
  3. recours à des pratiques ou au moins à des images de violence ;
  4. affirmation anti-systémique et anti-élitiste (où le système est compris d’une manière extrêmement vague et les élites sont conçues comme agissant au profit les groupes marginalisés de la société au déterminent de la majorité homogène) ;
  5. les groupes les plus faibles ou minoritaires sont systématiquement ciblés [1].

Incontestablement, le cas polonais représente un certain nombre de spécificités. L’approche comparatiste peut révéler dans quelle mesure ces spécificités nous permettront de contribuer à la compréhension du phénomène global. D’après certaines théories du social, il est inutile de chercher le fond social de phénomènes politiques – c’est l’offre politique elle-même qui crée la demande. Nous restons fidèle à la tradition matérialiste : la délégitimation de fait du système actuel doit être profondément enracinée dans l’évolution des pratiques et rapports sociaux. Mais les modes de délégitimation en relèvent également. Il est clair que nous ne vivons pas en 1789. Et la manière de délégitimer est peut-être plus importante que la délégitimation elle-même.

Le cas de la Pologne est intéressant justement parce que le phénomène de droitisation y est particulièrement accentué en l’absence des certains éléments qui servent habituellement d’explication pour la droitisation à l’œuvre dans d’autres pays.

  1. La Pologne n’a pas connu la récession après la crise mondiale de 2008 et son économie a crû de 25 % depuis. En 2016, le taux de chômage, bien que toujours élevé (8,2 %), était néanmoins le plus bas depuis 1991 – début de la fameuse transition vers le capitalisme mondialisé. Les revenus disponibles des ménages ont presque doublé entre 2004 et 2015. Même si ce sont les patrons qui ont le plus bénéficié de la hausse, en réalité toutes les catégories de salariés ont connu une considérable progression de leurs revenus. Les indicateurs sociaux, particulièrement celui de la santé, ont également connu une amélioration régulière.
  2. L’expansion économique n’a pas provoqué l’augmentation significative des inégalités en termes de coefficient de Gini. Cela ne fut le résultat d’aucune politique publique de redistribution – le moteur de l’économie a été précisément l’intégration industrielle dans le système capitaliste globalisé (surtout par l’intermédiaire de l’Allemagne). Mais il n’existe pas ce 1 % des ultra-riches qui ramassent toute la manne, en partie parce que, historiquement, la Pologne manque de capital « indigène », en partie parce que l’État et les médias indépendants forts n’ont jamais permis l’« oligarchisation » de l’économie. La taille du pays et son marché intérieur relativement grand ont contribué à la stabilité économique pendant les turbulences mondiales. En outre, persistaient partiellement les systèmes publics hérités du socialisme réel (la santé publique, un système de retraites quasi universel, l’éducation publique développée jusqu’au niveau supérieur). Ce dernier élément distingue nettement la Pologne d’autres vedettes de la croissance de l’époque néolibérale comme le Chili ou plus tard la Turquie.
  3. À la différence des États-Unis, du Royaume-Uni ou de la France, la Pologne n’a pas connu la désindustrialisation et n’était pas victime des délocalisations. En effet, le processus de désindustrialisation sous la « thérapie de choc » a été renversé après 2000. En 2015, le pays a connu un excédent de son commerce extérieur. Ce succès est largement dû à la fonction de sous-traitant de l’Exportweltmeister allemand (pas seulement à travers les investissements directs : en fait, le petit capitaliste polonais garde largement son indépendance).
  4. L’Union européenne, à travers des fonds structurels, a permis de grands investissements dans les infrastructures (routes, chemins de fer, mais aussi bibliothèques) dont bénéficie la grande majorité de la population. La Pologne n’a pas souffert, à l’instar du sud européen, de l’architecture de la monnaie unique. Mais le plus important bénéfice de l’Union pour les classes travailleuses fut sans aucun doute l’ouverture du marché du travail. Elle a permis à deux millions de Polonais de profiter de droits quasi égaux sur les marchés du travail britanniques et d’Europe du nord et d’accéder à leurs services publics. L’effet collatéral de cette migration a été le renforcement des positions de négociation pour ceux qui sont restés dans le vieux pays.
  5. La Pologne n’a pas connu l’immigration, et surtout pas une immigration de provenance extra-européenne. Le nombre considérable (un million selon certaines estimations) de travailleurs ukrainiens présents en Pologne est composé de travailleurs saisonniers qui sont par ailleurs privés de tous les droits et protections. Ils restent politiquement invisibles.
  6. L’hypothèse du « back clash » culturel ne s’applique pas à la Pologne. Elle n’a pas connu les reformes sociales progressistes concernant les droits des minorités sexuelles ou la légalisation de drogues, ni le « politiquement correct dans le langage public ». En fait, la Pologne démocratique a ouvert son dossier des droits de l’homme avec l’interdiction quasi absolue de l’IVG en 1993 (alors que l’avortement avait été légalisé par les communistes en 1956), l’introduction du catéchisme à l’école publique en 1990 (en pratique souvent quasi obligatoire) et la création de l’Institut de la Mémoire nationale – une institution quasi scientifique à vocation identitaire, voire nationaliste, dotée de moyens financiers énormes et de compétences sans précédent, y compris la poursuite judiciaire contre « les crimes communistes » (1999). Ces mesures étaient controversées ou même impopulaires au moment de leur adoption. Toutefois, elles ont été depuis « normalisées » et dépolitisées.

Bien évidemment, il faut tenir compte du fait que le développement polonais est à la fois limité et ambigu, comme c’est toujours le cas d’un développement capitaliste. La Pologne reste largement un pays semi-périphérique, avec une part dominante de salaires bas ou modestes. L’expansion spectaculaire de l’enseignement supérieur (le nombre de diplômés est passé de 14% de la population en 2002 à 40 % en 2013) a gonflé les aspirations symboliques et matérielles des jeunes qui ne pouvaient pas être satisfaites. Le nombre d’emplois précaires (sans contrat du travail) a connu une nette augmentation. Les sociologues et psychologues sociaux sont catégoriques – les rapports de travail se présentent comme particulièrement autoritaires et brutaux, le niveau du « capital social » qui mesure la confiance mutuelle est relativement très bas et ne s’améliore pas. Les plus démunis ont été largement exclus de la croissance – le nombre de personnes vivant en dessous de seuil de pauvreté a augmenté de 600 000 après le ralentissement de 2008. Mais ce ne sont pas ces personnes qui ont politiquement pesé.

Il y avait beaucoup à critiquer dans le régime conservateur-libéral très modérément éclairé. Le renforcement relatif des travailleurs aurait pu faire passer les grèves salariales des revendications sociales et économiques à un niveau politique. La révolte est effectivement arrivée. Mais elle fut de couleur brune... En effet, on n’y contestait pratiquement aucune des pathologies économiques et sociales – ni la structure des impôts souvent dégressive, ni la question des expropriations et évictions liées à la restitution de biens aux anciens propriétaires, ni l’existence des « zones économiques libres » qui limitent les revenus fiscaux et les droits des travailleurs, ni encore le très grave sous-financement du système de santé publique, ni, en fin de compte, le problème des bas salaires.

Le mot d’ordre de Droit et Justice (PIS) - le parti désormais au pouvoir – pendant la campagne de 2015 était : « la Pologne est en ruine » – un slogan qui contrastait autant avec la réalité qu’il exprimait une véritable jouissance idéologique. Mais le terrain était déjà préparé : depuis 2010, le PIS a promu une théorie du complot sur l’assassinat de président Kaczynski pendant la catastrophe aérienne à Smolensk (en suggérant la complicité du gouvernement polonais). Contraire à toutes les preuves et au sens commun élémentaire, cette hypothèse a gagné un plein droit de cité dans le domaine public.

Cette capacité de l’extrême droite à imposer des simulacres a défini les nouvelles règles du champ politique. Entre 2010 et 2015, « Marsz Niepodleglosci » - une manifestation annuelle ultra-nationaliste, organisée par deux groupuscules néofascistes – a grandi de quelques centaines de participants jusqu’à presque cent mille. L’Union européenne (ou/et Allemagne) était de plus érigée en ennemi principal – l’UE étant dénoncée comme la continuation idéologique de l’Union soviétique et le bastion du « marxisme culturel ». À peu près au même moment, l’Église, menacée par les scandales pédophiles, a lancé la campagne « anti-genre » en allant jusqu’à accuser des féministes de pousser à une sexualisation des enfants conduisant vers la pédophilie [2]. Mais le summum est atteint avec le début de la « crise des réfugiés ». Le gouvernement conservateur, qui a accepté en demi-teinte le contingent de réfugiés de 7500 personnes, est devenu la cible d’une offensive sans précédent.

Or, cette fois-ci, le PIS s’est simplement engouffré derrière les nouvelles forces qui surgissaient par le bas, de la fameuse blogosphère des forums internet, Facebook, Tweeter et leurs semblables. L’islamophobie sans musulmans est devenu un véhicule politique plus puissant encore que l’antisémitisme sans les juifs… Pawel Kukiz, l’ex-rockstar devenu tribun populaire, a dévoilé le plan à long terme d’Angela Merkel : la déportation massive de musulmans vers la Pologne. Il a été fortement plébiscité aux urnes, surtout par le jeune électorat masculin. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, aux élections parlementaires de 2015, les trois partis d’extrême droite ont reçu à peu près trois quarts de votes des jeunes hommes. Cela ne doit pas étonner : une étude menée en 2013 a montré que 60 % des lycéens de Varsovie (le bastion du libéralisme social en Pologne) ne souhaiteraient pas sortir avec un juif ou une juive, et 44 % se sentiraient mal d’avoir un voisin de cette ethnie. De plus, plusieurs études confirment que les jeunes Polonais, sont les plus hostiles à la légalisation de l’avortement comme aux réfugiés et aux immigrés.

Il est très improbable qu’une telle situation résulte principalement du manque d’offre politique à gauche. Et il ne s’agit pas d’une simple droitisation non plus – cela va clairement, pour citer Boltanski, vers l’extrême. Il semble exister à l’intérieur de nos sociétés capitalistes contemporaines une fabrique jamais démantelée de cette ultra droite pseudo-révolutionnaire, populiste et tournée contre les faibles et les marginaux, mais, en fin de compte aussi, contre ces groupes sociaux qu’elle prétend représenter. On la connaît très bien cette droite, même si certains l’ont presque oubliée. On a pourtant toujours du mal à en saisir la nature et à agir contre elle. Certains encore ne la prennent pas au sérieux, comme jadis.

Il existe dans ce mouvement un élément que Freud aurait appelé « thanatique » : la pulsion de la mort ou la nécrophilie. En 1933, la presse polonaise se félicitait de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. La Pologne était le deuxième pays, après le Saint-Siège, à lui apporter une reconnaissance diplomatique en signant le pacte de non-agression. Aujourd’hui, la presse polonaise proche du gouvernement célèbre avec enthousiasme chaque succès d’Alternative für Deutschland et chaque échec de la chancelière Merkel. L’intérêt idéologique, ou devrait-on dire pulsionnel, va au-delà de toute rationalité, y compris l’instinct d’auto-préservation.

Mais le fait qu’il soit irrationnel ne le rend pas inexplicable. La dynamique polonaise contemporaine conjugue le succès économique, le bilan social mitigé et la dérive brune des jeunes. On doit poursuivre certainement l’analyse de classe en se gardant des lectures simplistes. Il faut regarder ce qui se passe dans les rapports de genre (il semble que l’élément misogyne soit une partie intégrante de la nouvelle droite), les rapports de travail, mais aussi la vie intime. Alors, nous serons peut-être à même de saisir la nature de cette fabrique infernale. Or, il semble que le capitalisme produit nécessairement non le socialisme, mais plutôt l’éternel retour du fascisme.

Mais on doit aussi se rappeler qu’il n’est pas majoritaire (au fait, il ne l’est même pas en Pologne) ; et surtout qu’il n’est pas invincible Notre problème est pourtant que, même si le grand retour de l’État-nation dans l’économie peut avoir quelque succès (c’est ce qui est peu probable matériellement), ou si on réussit à imposer quelque politiques des gauche au niveau international, comme le veut par exemple Varoufákis (c’est ce qui semble malheureusement improbable politiquement), l’extrême droite risque de rester avec nous pour longtemps. Sauf si, avant, elle nous emmène tous vers la catastrophe…

Notes

[1La question de savoir s’il faut appeler fasciste cette tendance reste largement terminologique. Dans son article de 1995 (donc suffisamment éloigné du contexte actuel), Umberto Eco a indiqué quatorze caractéristiques du discours du fascisme historique. Elles semblent largement congruentes avec la nouvelle droite actuelle. Au lecteur de juger..

[2Gazeta Wyborcza, 08 Octobre 2013

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