Considérations sur le populisme de gauche

mardi 21 février 2017, par Samy Johsua *, Roger Martelli *

On ne discutera pas ici de la notion générale et approximative de « populisme », dont l’usage s’est accru régulièrement depuis les années 1990. Désignant principalement les droites radicalisées, elle touche aujourd’hui à la fois la droite et la gauche. Péjoratif dans la plupart des cas, le terme a toutefois été repris de façon positive, jusque dans la gauche la plus « radicale ». C’est de ce « populisme de gauche » qu’il sera question.

L’Argentin Ernesto Laclau a été un des premiers à tenter de penser le phénomène. Dans les années 1960, il s’est écarté de la gauche classique en soutenant le péronisme au pouvoir. Par la suite, tout en poursuivant son dialogue avec le marxisme, il s’est attaché à en montrer les limites. Rebelle à l’idée d’une « surdétermination » de la superstructure économico-sociale, refusant la conviction d’un rôle intrinsèquement révolutionnaire de la classe ouvrière, Laclau a cherché à énoncer les conditions de rassemblements transclassistes en vue de la prise de pouvoir.

Pour lui, la rupture sociale ne découle pas des contradictions internes du capitalisme –l’extension de la forme marchande et du salariat –, mais de négations externes fondées sur la réalité de l’antagonisme et sur l’exercice de la volonté. L’action révolutionnaire consiste donc à s’inscrire dans la conflictualité générale pour construire des « blocs d’hégémonie » – Laclau réinvestit le vocabulaire gramscien – rassemblant des groupes objectivement disparates dans un mouvement commun. Le peuple, pensé non pas en termes de classes sociales mais comme une manifestation politique de la plèbe et des exclus, devient ainsi un opérateur d’hégémonie, comme le « bloc jacobin » qu’évoquait Gramsci à propos de la révolution française.

Laclau est devenu une référence pour les projets politiques qui s’installent dans la crise de la gauche historique. Le pari de Pablo Iglesias et de Podemos est ainsi de dire que « la ligne de fracture oppose désormais ceux qui comme nous défendent la démocratie (…) et ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d’en bas et ceux d’en haut, (…) une élite et la majorité » [1]. Interrogé par Jean-Luc Mélenchon, un responsable bolivien proche du président Evo Morales suit une ligne de conduite identique : « Alors comment vous définissez-vous ? demandai-je – Nous disons : nous sommes du peuple » [2]. Séduit, le leader français saisit la balle au bond. S’il est vrai que, en Bolivie comme en Espagne, « le système n’a pas peur de la gauche mais a peur du peuple », alors la solution politique n’est pas de rassembler la gauche, mais de constituer le « Front du peuple ».

La philosophe Chantal Mouffe donne aujourd’hui ses lettres de noblesse au refus du clivage ancien. En 2008, dans un essai sur les Illusions du consensus, elle acceptait encore sa pertinence, tout en rediscutant son usage [3]. En 2016, dans une interview au magazine Regards, elle revient sur ses affirmations d’hier. Si elle croyait alors à l’importance de la frontière entre la droite et la gauche, c’est qu’elle pensait possible de radicaliser la social-démocratie et de lui redonner une identité de gauche. Dès l’instant où cette hypothèse devient irréalisable, à partir du moment où la social-démocratie a témoigné de son incapacité à résister au tropisme libéral, la référence à la gauche est une illusion. Ce qu’il faut unir n’est pas la gauche, mais le peuple. « Parler de populisme de gauche signifie prendre acte de la crise de la social-démocratie, qui ne permet plus, à mes yeux, de rétablir cette frontière entre la gauche et la droite ».

Se réclamant de la pensée antagoniste d’un Carl Schmitt pour récuser « l’illusion du consensus », elle fait de la confrontation du « eux » et du « nous » la clé des mobilisations populaires. Considérant, comme Laclau, que la rationalité ne suffit pas à mettre le peuple en mouvement, elle cherche à définir les affects mobilisateurs qu’elle trouve dans la vieille opposition du peuple et de l’élite.

Il ne sert à rien, conclut-elle, de tourner le dos à un populisme qui n’est que l’expression exacerbée d’un peuple dépossédé de ses droits à décider. Mais, pour éviter que l’antagonisme ne tourne à l’affrontement liberticide d’ennemis – ce que retient Carl Schmitt – et pour qu’il s’en tienne au combat politique d’adversaires, il faut disputer au populisme d’extrême droite le leadership sur les catégories populaires dominées par le ressentiment. Pour cela, il faut lui opposer un « populisme de gauche » qui déplace le « eux », des étrangers et des migrants vers l’élite des marchés et de la gouvernance.

Eux et nous, les élites et le peuple : c’est à la fois le couple ancien de la bourgeoisie et du prolétariat et celui de la droite et de la gauche qui s’effacent.

L’impasse d’un populisme de gauche

Le propos de Chantal Mouffe prend acte de l’échec des gauches européennes à enrayer l’essor des extrêmes droites. Il se veut donc réaliste. Son énoncé est simple ; il n’en est pas moins discutable. Pourquoi ? Parce que, si les catégories populaires existent concrètement, le peuple n’existe pas : il est à construire politiquement. Chantal Mouffe le sait, mais elle laisse entendre que la volonté politique adossée à la référence au peuple suffit à la constituer.

Or, le peuple ne se construit pas par cela seulement que l’on se réfère nominalement à lui, ou qu’on le distingue de son contraire supposé (l’élite). Il le peut s’il se rassemble autour du projet qui l’émancipe en même temps qu’il permet à la société tout entière de s’émanciper elle-même.

Dans la vaste lutte sociale, l’addition des composantes mobilisables n’est rien sans le liant qui en fait une force cohérente, et pas un simple agrégat numérique. Suffit-il pour obtenir ce liant que les dominés aient un adversaire commun ? La finance ? Elle ne se voit pas. L’élite ? Ses frontières sont bien floues, selon les cas trop extensives ou trop restrictives. L’adversaire ou l’ennemi, ce peut être le fonctionnaire « privilégié » contre le salarié du privé, le travailleur stable contre le salarié précaire, celui trop pauvre qui ne paie pas d’impôt contre celui guère plus riche qui en paie. L’ennemi le plus commode, c’est en fait plutôt le plus proche : en général il est au-dessous de soi et il ne « nous » ressemble pas. L’ennemi immédiat, c’est « l’autre », surtout quand on nous répète que le temps est à la guerre des civilisations et à la défense de l’identité menacée.

Qu’est-ce donc qui peut unifier le peuple pour son émancipation ? Ni l’adversaire, ni l’ennemi. Ni classe contre classe, ni camp contre camp, ni centre contre périphérie, ni bas contre haut, ni peuple contre élites : le cœur de tout antagonisme est dans le heurt des projets de société qui le fonde. Dans les années 1930, c’est en se hissant au niveau du « tous » de la globalité sociale, que le « nous » ouvrier et salarial ne s’est pas refermé sur lui-même et a permis l’élan majoritaire qui a sorti le monde ouvrier du ghetto dans lequel les possédants enfermaient les « classes dangereuses ».

Il est donc plus pertinent de dire que l’affect mobilisateur du mouvement critique populaire devrait se trouver, non dans l’exaltation d’un « nous » opposé au « eux », qui n’est pas un donné mais éventuellement un résultat, mais dans l’activation des valeurs populaires d’égalité-citoyenneté-solidarité, raccordée à un projet global d’émancipation, qui a nécessairement une dimension nationale, mais qui n’est pas « avant tout national ». Ce qui manque aujourd’hui à l’élan populaire, c’est un projet cohérent de rupture avec l’ordre-désordre existant.

Il faut distinguer cette question au long cours des temporalités plus ramassées où se jouent les affrontements. Toute confrontation de ce second type prend bien les aspects du « nous » et du « eux », autour d’éléments de mobilisation qui ne se saisissent qu’en contexte. Il n’y aucune possibilité de déterminer une fois pour toutes ces éléments, étant donné que le contexte est justement changeant. Lénine, luttant contre tout dogmatisme « gauchiste » en la matière, dit que la situation révolutionnaire (et on pourrait avec précaution l’étendre à toute situation de confrontation globale dans une formation sociale donnée) tient en deux éléments. « C’est seulement lorsque ’ceux d’en bas’ ne veulent plus et que ’ceux d’en haut’ ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs) ». C’est tout en termes de contenus ? Oui, c’est tout. Mais il faut noter la deuxième partie, qu’on oublie souvent : la grande crise nationale. Laquelle affecte « exploiteurs et exploités », mais, comme son nom l’indique, en premier « la Nation » elle-même, autrement dit l’ensemble des classes et catégories qui la composent. En octobre 1917, cette « grande crise » s’ancre dans la guerre sauvage qui ravage l’Europe. En 2015, en Grèce, elle repose sur la politique des mémorandums imposée par la Troïka.

Autrement dit, avec le populisme de gauche, le débat ne porte pas sur le « eux » et « nous », mais, tant que le contexte ne met pas à l’ordre du jour une confrontation ramassée au sens strict, sur la définition du « eux » et du « nous », et donc, sur la manière de les construire. Par exemple, définir la séparation par la question de l’identité n’est pas la même chose que de le faire sur celle de l’égalité, et partant, ce n’est pas le même « peuple » que l’on contribue à bâtir ainsi.

Il faut y revenir encore. Un projet n’est pas un programme, mais ce qui donne sens aux mesures les plus emblématiques d’un programme politique. Le Front national, comme tous les partis, a un programme. Ce n’est pas ce programme qui fait son attraction, mais l’idée simple qui le sous-tend : « nous ne sommes plus chez nous ; nous ne le serons pas tant que l’on tolère la présence de ceux qui nous empêchent de l’être ».

Davantage que du catalogue programmatique, le projet est plutôt du côté du « grand récit », de l’imaginaire qui donne conscience à un groupe qu’il est au cœur de l’historicité. Le projet ainsi conçu, ce fut jadis celui de la « Sainte Égalité » des sans-culottes parisiens pendant la Révolution française, du « communalisme » de Babeuf, du socialisme et du communisme du mouvement ouvrier. Ce fut ce que l’on appela la « République sociale », dans la tradition républicaine et ouvrière de la France, avec son summum lors de la Commune de Paris.

En raccordant le combat ouvrier et la gauche politique, les responsables du socialisme et du communisme historiques ne sacrifièrent pas la classe. Ils comprirent que la multitude des catégories populaires dispersées ne pourrait pas devenir peuple au sens politique du terme (l’acteur central de la cité) sans que la politique raccorde une expérience sociale concrète, un combat pour la dignité dans ou/et contre les institutions existantes. C’est par l’action politique, et donc par un travail volontaire de subversion de la gauche, que les ouvriers français sont passés du « nous » au « tous », du repliement communautaire à la société tout entière.

C’est sur la base de cette ambition large, que le socialisme jaurésien et ses héritiers disputèrent le magistère de la gauche aux formations réputées plus modérées. C’est sur cette base que le monde ouvrier put occuper une place majeure au sein du « bloc jacobin » dont parle Gramsci. C’est autour de cette vision projective que le mouvement ouvrier put, non pas mettre fin au capitalisme (les tentatives du XXe siècle ont échoué à y parvenir – mais ont obtenu des compromis qui ont infléchi le mouvement du capitalisme pendant quelques décennies). Sans ce projet, le « nous » des catégories les plus populaires est soit voué à l’isolement et à l’inefficacité politique (le modèle américain), soit placé en position subalterne par des encadrements populistes qui annihilent les progrès possibles de l’émancipation populaire.

À moins d’accélérations brutales dont on ne peut prévoir le contenu, et qui donc ne dépendent pas de nous, un tel projet doit bien sûr s’inscrire dans le temps long, et son horizon doit bien être l’alternative aux logiques dominantes de la concurrence et de la « gouvernance ». Or peut-il s’imposer aujourd’hui dans toute la société, dans tout le peuple ? Non, car le peuple est divisé et désorienté. Mais il est possible, dès maintenant, de créer un mouvement majoritaire en faveur d’une transformation globale, économique, sociale, culturelle, dans laquelle l’esprit de rupture ne serait plus minoré, comme il l’est depuis le début des années 1980.

Unir les divisé-e-s

C’est donc un problème plus vaste. Qu’on remplace « peuple » par « prolétariat », on y gagnerait en précision, mais sans se débarrasser du problème lui-même : non seulement ces entités ne se donnent pas comme telles (elles se construisent par les luttes), mais encore elles sont réellement divisées, et il y faut un projet pour les unifier. Il ne s’agit pas donc là d’abord de purisme des concepts. Quand nous avons un prolétariat si nombreux, la différence avec le peuple, si elle existe bien, perd de sa force. Bien entendu, il faut se garder d’effets purement statistiques. Il est juste de définir le prolétariat par ceux qui « n’ont que leur force de travail à vendre », donc de l’assimiler au salariat potentiel, y compris chômeurs et précaires, femmes non actives économiquement. Ce qui permet d’éviter un ouvriérisme trop étroit (où le métallo est un prolétaire, mais pas la caissière parce qu’elle ne produit pas de valeur au sens marxiste strict…). Mais c’est sans doute trop extensif. Il est évident que les sommets de l’appareil d’État, des médias, des PDG (pris là en dehors d’un actionnariat possible), etc., bien que salariés, sont de la bourgeoisie, non du prolétariat. Des « élites » si on veut prendre le langage de Laclau. Il faut donc définir le prolétariat comme ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre et qui n’ont aucun intérêt vital au maintien du système. Et ça fait quand même beaucoup de monde.

Si on entre par « le peuple », à partir du moment où on rétablit le type de conflictualité qui y correspond, dont les aspects de classe au sens traditionnel et la mise en cause du mode de production capitaliste (et c’est ce que fait plus ou moins quelqu’un comme Mélenchon), ce n’est plus là qu’il faut chercher la divergence avec le populisme de gauche. La clé ici est de savoir si on convient de distinguer « le peuple » comme un donné passif et « le peuple » qui se construit comme tel (« pour soi »), et donc de convenir que la conflictualité existe. À ce titre, toute construction de ce type, dans un contexte donné, prend effectivement la forme d’une délimitation du « eux » et du « nous ». Mais la difficulté est que le « nous, s’il ne peut exister que par la lutte, contre un « eux », ne s’y limite pas. Il faut, dans le même mouvement, qu’il définisse ce qui le constitue en tant que tel, « pour soi », comme dit la formule.

De plus, même si on entre par « la classe », et parce que celle-ci doit non seulement s’émanciper elle-même, mais libérer toute la société, c’est bien d’un programme « pour le peuple » qu’il s’agit. Gramsci va plus loin, demandant un programme de « sauvetage de la Nation », incluant la politique éducative, artistique, urbanistique, etc.

Mais le débat sur « le sujet révolutionnaire » ne se limite pas à ces précisions. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’une vision purement statique, mais d’une construction, par la lutte, et entre « eux » et « nous » (autre façon de reprendre le « en soi » et le « pour soi »). Mais, même ainsi, il y a une question majeure qui est explicitement mise de côté par les approches de Mouffe (c’est même d’un certain point de vue la raison d’être de sa théorisation). C’est que le peuple (ou la classe) est structurellement divisé, et pas seulement par des artefacts, mais y compris par ses luttes. Si, comme dit Engels, « dans la famille l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétariat », ce n’est pas le même peuple qui se construit si les femmes y occupent une place subordonnée, ou si elles y sont incluses, et à égalité. Ce qui suppose que leurs revendications propres soient intégrées au combat général, et colorent celui-ci. On peut étendre à toutes les catégories discriminées à un titre ou un autre (même petites villes versus grandes villes). Parler des 99 % c’est donc à la fois juste, et trop large. Juste (à 10 % près disons), si on prend le critère « caste/austérité ». Mais trop large, si on tient compte d’une multitude d’autres facteurs. Comme unifier tout ceci sans écraser telle ou telle partie est (pour nos sociétés) la question stratégique décisive. Certes, ce terrain est puissamment occupé par les post-modernes, fascinés par l’émiettement, et presque hostiles à toute visée unificatrice. Mais la victoire de Trump est en train de faire bouger les choses à toute vitesse. Voir par exemple l’évolution de Judith Butler, initiée, de plus, un peu avant. Il faut la prendre au sérieux quand elle est dit : « Maintenant il nous faut envisager sérieusement la création d’un parti socialiste aux États-Unis, un parti qui puisse prendre appui sur de solides alliances de solidarité avec d’autres pays. Occupy Wall Street et d’autres mouvements anti-mondialisation ont dénoncé la crise économique et ses conséquences ainsi que l’approfondissement des inégalités ».

Polarité à gauche

C’est là que l’on retrouve le dualisme de la gauche et de la droite. Encore faut-il convenir que les deux termes ne doivent pas désigner des partis, des entités immobiles, des sortes de tiroirs dans lesquels il suffirait de ranger les individus, les courants politiques et les organisations. Définir la gauche et la droite par l’accumulation de leurs composantes ne sert à rien. Ce qui compte n’est donc pas l’intitulé des étiquettes, mais le mouvement qui oppose les courants : chaque pôle n’est rien sans la polarité qui le relie aux autres.

Renonçons, au moins au départ, à la logique classificatoire. Ne cherchons pas à décréter dans un débat sans fin qui est de gauche et qui ne l’est pas. Déterminons plutôt ce qui produit, tout à la fois, l’unité relative des gauches et leur hétérogénéité. À la métaphore des cases dans lesquelles sont sagement rangées les « familles », substituons celle des pôles magnétiques. Le pôle agrège des particules et, dans un champ de forces, ce qui compte est la capacité d’attraction de chacun des pôles. À partir du moment où la révolution installe le politique comme un espace distinct de conflits, elle inscrit une logique de polarité dans l’ordre des comportements et des représentations. La gauche, ancrée dans l’idée, non du progrès en général, mais de la perfectibilité de l’espèce humaine, considère que l’égalité entre les hommes est le seul fondement légitime du lien social ; la droite, convaincue du contraire (homo homini lupus) fait de l’ordre et de l’autorité le socle intangible de toute société.

Mais, en même temps que la révolution installe la polarité centrale, elle produit une autre polarité à l’intérieur de chaque camp. À droite, elle ouvre un distinguo entre ceux qui se demandent s’il faut introduire de l’ordre dans l’espace nouveau ouvert par la Déclaration des droits et ceux qui estiment que l’ordre ne peut s’obtenir pleinement, s’il ne dérive pas de l’inégalité juridique des corps et de l’autorité de droit divin.

Dans la gauche française, c’est une autre polarité qui se dessine dès 1789 et qui s’approfondit en se transformant dans les décennies suivantes. Dès le départ, tout dépend de la manière dont on conçoit le champ de l’égalité : doit-elle rester celle du droit ou devenir celle des conditions ? La majorité des membres de l ’Assemblée constituante de 1789 (le noyau du futur libéralisme) penche pour la première hypothèse ; les « sociétés populaires » et clubs politiques créés à la même époque (bases du mouvement sans-culotte) penchent plutôt pour la seconde option. Plus tard, une fois acquis que la Révolution va « s’arrêter là où elle a commencé » (Bonaparte), la question se déplace substantiellement. La société bourgeoise nouvelle étant désormais indépassable, faut-il s’inscrire dans ses mécanismes (le jeu du marché et de l’État) pour en corriger les traits les plus négatifs ? En sens inverse, la société nouvelle (« capitaliste », dira-t-on au XIXe siècle) étant par nature inégalitaire, ne faut-il pas, pour qui veut l’égalité des conditions, en envisager la transformation radicale, jusqu’à sa disparition s’il le faut ? Le souhaitable est-il impossible ? L’impossible l’est-il à tout jamais ? S’accommoder ou subvertir ? Le rapport global à l’ordre social dominant devient le pivot d’organisation du champ politique de la gauche.

Les formes concrètes de la tension ont changé (Feuillants et Montagnards, Girondins et Jacobins, à l’époque de la Révolution de 1789, plus tard opportunistes et radicaux, radicaux et socialistes, socialistes et communistes, social-libéralisme et antilibéralisme…). La polarité, elle, a persisté. Les éléments distinctifs se sont déplacés, souveraineté, nation, droit de suffrage, laïcité, droit social, réforme et révolution, mais le principe de distinction est demeuré intact. À chaque moment historique, se joue la force propulsive de chaque pôle, adaptation au « système » ou rupture avec lui. De façon volontiers pendulaire, l’esprit d’adaptation domine, ou celui de rupture. Mais c’est bien dans une polarité duale, à droite comme à gauche, que se répartissent les idéologies (mouvantes), les pratiques (évolutives) et les organisations (éphémères). La polarité de la droite et de la gauche fonde l’unité de la gauche non ramenée à des organisations, mais dans son principe (le principe d’égalité ou plutôt le principe d’égalité-liberté ou d’« égaliberté », comme le suggère
Étienne Balibar). La polarité interne à la gauche construit sa diversité.

L’avantage de la métaphore des pôles est qu’elle exclut toute continuité simple. Le jeu des contraires se noue à travers une fluidité constante de ses formes, ce qui décourage toute vision statique de catégories fermées ou de « camps » intangibles. « En bas », aucune muraille de Chine ne sépare les gauches, quand bien même elles s’opposent vivement. Chaque stabilisation relative d’un pôle ou d’un sous-pôle est à terme remise en cause par de nouvelles différenciations, au fur et à mesure que le système global se transforme. Il n’en reste pas moins que les polarités essentielles se reproduisent, suffisamment pour demeurer des principes actifs de distinction et de classement des courants dans la longue durée.

Au XXe siècle, dans toute l’Europe, la polarité fondamentale à gauche s’est fixée principalement – mais non exclusivement – sur la concurrence du communisme et du socialisme, l’un adossé à la Révolution d’Octobre (de filiations ultérieures diverses comme on sait), l’autre à celui de l’État-providence. En France, il en est résulté l’intégration du socialisme dans les dispositifs institutionnels (1936-1959 et 1981-2012), l’expansion puis l’essoufflement du communisme de filiation bolchevique-stalinienne, la marginalisation du bolchevisme d’extrême gauche dans la diversité de son ancrage. Au total, les années 1970-1990 ont porté tout à la fois l’échec de l’État-providence et la disparition du bloc de l’Est. Du strict point de vue formel, il y a un équivalent entre la crise de la vieille social-démocratie et celle de la souche bolchevique ; partant, on peut considérer qu’il y a un double épuisement d’une variante de la réforme sociale-démocrate et d’une forme historique de la révolution. Ce n’est pas pour autant que l’on peut conclure qu’il y a obsolescence du dilemme de la « réforme » et de la « révolution ». S’il y a obsolescence, peut-être la verra-t-on dans la tentation essentialiste du singulier : toute réforme n’est pas « la » réforme et toute rupture n’est pas « la » révolution. Mais le parti pris de rupture et celui d’accommodement restent actifs.

Un pôle populaire et non populiste

L’essentiel tient à ce que la polémique de l’égalité est cardinale quand fonctionne la polarité de la droite et de la gauche [4]. Accepter aujourd’hui la disparition du clivage politique originel présente donc deux inconvénients majeurs.

C’est oublier tout d’abord que toute transformation, partielle ou radicale, repose sur des mouvements majoritaires. Une ambition transformatrice oblige à penser des majorités qui ne se fondent pas d’abord sur d’incertaines proximités sociales, mais sur des conceptions intégrées de la dynamique sociale. À vrai dire, il ne sert à rien de rassembler « le peuple », si ce n’est autour d’un projet qui met fin à son aliénation. De ce point de vue, le triptyque de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité est sans doute le seul qui permette de fonder en longue durée le mouvement populaire sur d’autres affects que la peur de l’autre, l’amertume de l’insécurité sociale et le ressentiment, ferment historique de toutes les droites extrêmes.

Ajoutons que nous sommes à un de ces moments où l’on nous explique, savamment ou plus grossièrement, que le temps de l’égalité est dépassé et que le temps est venu de l’identité. Ce ne serait plus le partage qui serait la base de l’équilibre social, mais la protection des identités. « Être chez soi » serait le summum du bien-vivre et de la liberté. Nous ne devons pas accepter un seul instant ce paradigme : c’est l’inégalité galopante, couplée à l’exacerbation des discriminations, à l’anémie de la citoyenneté et à l’érosion des solidarités, qui est la cause de tous nos maux. C’est elle qu’il faut donc tendre à résorber.

Mais si l’égalité doit rester au cœur des combats populaires, la gauche reste un opérateur majoritaire nécessaire ; une gauche transformée, rééquilibrée, refondée, totalement incompatible avec le social-libéralisme dominant. Une gauche, donc, qui doit aspirer à être populaire, critique, innovante, ce qui l’oblige à tourner franchement le dos à ce que le socialisme impose en France depuis plus de trois décennies, et pas seulement depuis la dérive vers la droite de la gestion Hollande-Valls.

Plutôt que de se fixer l’objectif utopique de rassembler un « peuple tout entier » qui n’est qu’une abstraction, mieux vaut se fixer l’ambition de s’appuyer sur les attentes populaires et sur le mouvement critique existant pour redonner sens à des majorités populaires de gauche, centrées non sur le combat contre « l’élite », mais contre un « système » social qui produit la division entre exploités et exploiteurs, dominants et dominés, aliénateurs et aliénés, catégories populaires et élites.

Dès lors, s’affirme le lien nécessaire entre la constitution du « peuple » comme objet politique et la refondation radicale du clivage droite-gauche. Pour peu que chacun de ses termes soit reprécisé, la trilogie ancienne de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité peut redevenir un principe de rassemblement pour une majorité (pas pour la totalité) des classes populaires. Il n’est pas de politique populaire conséquente qui ne soit de gauche ; à l’inverse, on peut craindre qu’il n’y ait pas de populisme qui ne laisse trop d’espace à la droite.

La tentation d’un populisme de gauche n’est certes pas une abomination, elle a de solides arguments, mais elle peut donc devenir une impasse. Elle se veut combative, mais elle risque de préparer déjà les défaites futures. On ne dispute pas la nation à l’extrême droite : on ouvre la souveraineté populaire vers tous les espaces politiques sans distinction. On ne lui dispute pas l’identité collective, nationale ou autre : on plaide pour les libres identifications, pour le libre jeu des appartenances et pour la revalorisation massive de l’égalité, seule base durable du commun. On ne dispute pas le populisme à l’extrême droite : on délégitime son emprise en lui opposant la constitution d’un pôle populaire d’émancipation. Et « populaire » n’est pas « populiste ». C’est ce pôle de la dignité populaire qui doit concentrer les efforts.

Notes

[1Pablo Iglesias, 22 novembre 2014.

[2Jean-Luc Mélenchon, L’Ère du peuple, Fayard, 2014 (réédition 2016).

[3Chantal Mouffe, On the political, Routledge, 2005 (traduction française, L’illusion du consensus, Albin Michel, 2016).

[4Norberto Bobbio, Droite et gauche, Seuil, 1996.

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