Sortir de la crise qui dure – ou d’un capitalisme barbare ?

mardi 21 février 2017, par Catherine Samary *

Les questionnements que je veux soulever à propos de ce très opportun ouvrage collectif d’Attac [1] (ultérieurement « Par ici la sortie. Cette crise qui n’en finit pas... ») s’inscrivent dans la problématique proposée.

Le questionnement général soulevé par les auteurs du livre est clairement exprimé en introduction : depuis la crise des années 1970, alors présentée par certains comme un « choc exogène », « les alertes se sont succédé, à intervalles réguliers, avec une tendance à se renforcer et à se généraliser, jusqu’au déclenchement, en 2007 d’une tornade financière, laquelle a aussitôt provoqué un désastre économique mondial ». D’où la question : « quel phénomène le mot « crise » devait-il désigner ? » Ne doit-on pas penser que « chacune de ces « crises » particulières (jalonnant les années 1970, 1980 et 1990 jusqu’à 2007) était « le symptôme d’un phénomène plus profond, plus durable, plus systémique ? Dans ce cas, nous devrions réserver le terme « crise » à ce long bouleversement » considéré « comme un phénomène “endogène” c’est-à-dire ayant sa source dans un système dont la logique d’ensemble était en cause ».

Les auteurs s’inscrivent clairement dans cette optique en rappelant que, dès « l’éclatement de la bulle immobilière et le déclenchement de la crise financière, en 2007, nous avons caractérisé la crise du capitalisme comme globale, systémique, imbriquant contradictions sociales et contradictions écologiques de manière inédite [2] ».

L’ouvrage a donc une double dimension, fidèle aux objectifs d’Attac : comprendre (et expliquer) les causes profondes du désordre mondial en refusant tout fatalisme, et donc se tourner vers l’action constructive d’alternatives progressistes.

L’ouvrage commence par « mettre en perspective » la crise de 2007/2008 : cette crise révèle l’échec patent des pseudo-réponses néolibérales à la crise structurelle des années 1970, une crise de profit associé à la baisse des gains de productivité d’après-guerre. Le rétablissement des taux de profit s’est fait en comprimant la part des salaires dans la valeur ajoutée – la financiarisation permettant de compenser par un endettement colossal la compression des débouchés ; en même temps s’ouvrait un univers illimité d’innovations financières dont les finalités expriment celles d’un système « à bout de souffle » et incapable de satisfaire les besoins humains : protéger à tout prix ce capital fictif, lui permettre de fructifier quel qu’en soit le coût social et environnemental. Proliférant au détriment des investissements productifs – puisque ceux-ci s’avèrent de moins en moins « rentables » – ces placements financiers sont de plus en plus incontrôlables, en même temps qu’une « stagnation séculaire » s’installe. Cette conclusion très convaincante de la première partie de l’ouvrage nous prépare à de nouvelles crises financières, au « piège de la dette ».

En effet, les supposées « réponses » à la crise ne font que l’aggraver. C’est ce qu’analyse la deuxième partie du livre : qu’il s’agisse des marchés « verts », des liquidités que les banques centrales ont abondamment déversées vers les banques privées, des pseudo-réformes supposées protéger des risques pesant sur les « banques systémiques » ou des lois « travail » qui se multiplient partout pour démanteler les dernières protections sociales.

Trois grands ensembles de pistes pour un autre « ordre productif » sont alors proposés dans le dernier chapitre : désarmer la finance et subordonner les financements de l’économie à un contrôle démocratique ; réduire le temps de travail en le réorganisant selon des choix éthiques et politiques – contre le mythe d’un chômage fatal à l’ère de la robotisation ; et organiser vigoureusement la transition à la fois sociale et écologique. La « bifurcation » vers ce nouvel ordre implique une profonde réorganisation de la société qui étende « la sphère non marchande des services publics et de la couverture des besoins sociaux, soustraits à la logique du profit » ainsi que « la gestion collective des ressources naturelles considérées comme des biens communs ». Cela n’est pas possible si la démocratie s’arrête aux portes des entreprises et n’améliore pas le statut du travail. Nul doute que cette « grande transformation » se heurtera à « l’opposition des classes dominantes ».

C’est pourquoi cet ouvrage d’Attac est un appel à une mobilisation internationale à laquelle l’association veut contribuer.

Je m’inscris dans cette démarche d’ensemble : en accord profond avec l’analyse du caractère « endogène » (relevant du « système » capitaliste) de toutes les « alertes », crises partielles, et plus globales se succédant depuis les années 1970. En accord aussi avec le diagnostic quant aux nouvelles crises qui se préparent. Et bien évidemment en accord avec la nécessité et possibilité de « sortir du tunnel » en rompant avec la logique intrinsèque (endogène) de ce système de plus en plus barbare. Le livre est un outil de débat et d’action sur tous ces terrains.

Ma contribution à la discussion part donc de ces points d’accord. Et elle porte uniquement sur les aspects analytiques de l’ouvrage, concernant les transformations et la crise du système. Je laisse de côté les questions que l’ouvrage ne traite pas, mais que sa lecture incite à débattre, en lien avec les pistes proposées dans la dernière partie du livre et prolongeant sa conclusion : notamment comment lutter dans/contre le système aux différents niveaux où le capital s’est réorganisé et « globalisé » ? Comment concrétiser la nouvelle architecture de droits et de protections sociales et environnementales que nous opposons à ceux qui veulent imposer les traités de libre-échange ou face aux firmes multinationales et grandes institutions transnationales de la globalisation capitaliste ? Et notamment, quel relais stratégique continental (européen, pour nous) construire pour renforcer à la fois les luttes nationales et internationales pour cet autre « ordre productif » proposé par l’ouvrage d’Attac, qui se heurtera « à l’opposition des dominants », comme le soulignent ses rédacteurs.

Ma contribution porte donc seulement sur certains aspects de l’axe analytique de l’ouvrage concernant les crises endogènes au système. Je voudrais discuter, dans cette optique, l’hypothèse d’une crise continue (ou d’un « long tunnel ») depuis les années 1970 : et, ce faisant, discuter de l’utilisation de la notion de crise. Je proposerai ensuite un éclairage géopolitique (absent de l’analyse purement économique) et qui me paraît nécessaire pour comprendre à la fois la radicalité des attaques sociales depuis les années 1980 et la « mise en perspective » de la crise de 2007/2008 et de ses lendemains, en remontant, comme le fait l’ouvrage dès son introduction, à ses racines dans les années 1970.

Je partirai de la notion de crise structurelle. Il me paraît utile de l’utiliser pour désigner et analyser un dérèglement effectif et global des mécanismes et institutions qui ont permis une phase donnée d’accumulation dans les pays dominants du système (même s’ils ne sont pas tous atteints selon le même scénario). En ce sens, les années 1970 enregistraient la crise structurelle de tout ce qui avait porté la croissance des décennies d’après-guerre – en premier lieu (mais pas seulement) les gains de productivité : seront concernées toutes les institutions et politiques économiques mises en place après la Seconde Guerre mondiale (j’y reviendrai). De même, c’est bien le système bancaire et financier mis en place par le tournant néolibéral, avec son épicentre états-unien, qui est paralysé en 2007-2008, ce qui provoque un effondrement systémique. Dans les deux cas, il n’y a aucun doute sur l’aspect « endogène » de ces « dérèglements » qui touchent, selon des scénarios divers, tous les pays du « centre » capitaliste (avec évidemment des répercussions au-delà). La crise des années 1930 était également une crise de cet ordre-là. Et, dans tous les cas, il peut y avoir des « pics » (ou années spécifiques) qui se détachent et des reprises de la croissance après de premières mesures prises, sans véritable « sortie de crise », tant qu’un nouvel ensemble de « règles » et institutions ne s’impose dans une nouvelle phase d’accumulation. Ainsi, comme on l’admet largement, la crise structurelle des années 1930 connaît un pic conjoncturel en 1929 mais elle se prolonge jusqu’à la fin de la guerre. La sortie de crise n’est pas pour autant la fin des crises capitalistes. Le dit « choc pétrolier » de 1973 s’inscrit en réalité dans une crise plus globale « des coûts » (du profit) et donc aussi une crise des politiques d’inspiration keynésienne soutenant la demande, symétrique à la crise des politiques libérales qui furent remises en cause à la faveur de la crise des années 1930.

On peut à ce sujet, et en lien avec le livre d’Attac, se poser deux questions : la première est : y a-t-il eu « sortie » de la crise des années 1970 ou bien sommes-nous restés dans la même crise ? Mais, quelle que soit la réponse à cette première question, une deuxième se présente, car il y a bien eu un effondrement systémique en 2007/2008 : sommes-nous sortis de cette crise-là ?

Je ne partage pas le point de vue des rédacteurs de « Cette crise... » quant à la continuité d’une même crise structurelle du capitalisme depuis les années 1970. La nouvelle phase historique d’accumulation capitaliste après les années 1980 s’est globalisée à une échelle sans précédent après le basculement de 1989. Elle a été une forme (capitaliste) de « sortie » de la crise des années 1970 au sens où elle a permis un rétablissement du taux de profit et la mise en place d’un nouveau régime d’accumulation capitaliste au bénéfice des rentiers, appuyé sur des États forts et des institutions propageant les buts socio-économiques de cette phase de mondialisation (privatisations généralisées, extension des rapports marchands, libre circulation du capital). Elle a pu renverser les rapports de force sociaux antérieurs d’une façon profonde, dans un nouvel espace productif globalisé grâce à la fin du « monde bipolaire » et notamment à l’insertion de la Chine dans la globalisation capitaliste.

Le livre d’Attac a raison de mettre le ralentissement des gains de productivité au cœur de la crise de profit des années 1970. Mais, ne serait-ce que sous cet angle, l’insertion de la Chine dans le système-monde capitaliste a marqué une rupture. L’ouvrage « Cette crise. . » prend partiellement en compte ce point par des encarts sur les pays émergents et certains passages et graphiques, tout en soulignant à plusieurs reprises combien la Chine se distingue du reste. Mais que nous montre justement, même de façon imprécise, le graphique 5 (p. 41) qui intègre « les émergents » dans l’analyse de l’évolution de la productivité dans « le monde » ? On y voit la hausse vertigineuse de la productivité des émergents au moins entre la fin des années 1980 et la crise de 2007, une période où ils sont partie prenante de l’ordre capitaliste globalisé.

Il est par contre vrai que les conditions mêmes de cette nouvelle accumulation depuis le tournant des années 1980 dans les pays du centre capitaliste créent de nouvelles contradictions : la contraction de la part des salaires dans la valeur ajoutée pèse sur les débouchés ; la financiarisation a compensé cette perte tout en œuvrant à la mondialisation de la compétition marchande, mais elle a nourri un amoncellement de capital fictif et de crédits toxiques « titrisés » infectant tous les bilans bancaires. Tout cela est à la racine de la crise de 2007/2008. Autrement dit, une « sortie » de la crise des années 1970, pas plus d’ailleurs qu’une sortie de la crise des années 1930, ne signifie une stabilisation du capitalisme. Dans chaque contexte différent, il y a « déplacement » des facteurs de crise, maîtrise (provisoire) des contradictions profondes et accumulation de nouvelles sources de crises à une échelle démesurée. L’ensemble, inséré dans la crise climatique et énergétique, est de plus en plus directement menaçant pour la civilisation humaine tout entière. Ceci est particulièrement vrai depuis la crise de 2007/2008 – et sur ce point l’ouvrage d’Attac est convaincant.

Sommes-nous sortis de cette crise-là ? À cette deuxième question, j’aurais tendance à répondre « non, mais ». Le « non » s’appuie sur tous les arguments et analyses du livre d’Attac sur le caractère totalement cosmétique des mesures supposées consolider les bilans bancaires et les montages financiers destinés à contourner les « règles prudentielles » : les fragilités systémiques de 2007/8 ne sont pas surmontées. Mais... D’une part, les politiques dominantes n’ont pas du tout été remises en cause. On peut même estimer, en dépit de la profondeur de la crise et des attaques sociales, qu’il y a une véritable hégémonie idéologique des principaux thèmes de la propagande néolibérale, y compris au sein des classes populaires. Un ordolibéralisme tend à s’imposer pour constitutionnaliser les « règles » de la concurrence marchande. De plus, au plan européen au moins, la crise a « servi » d’argument pour une nouvelle offensive néolibérale, en assumant désormais pleinement un nouveau « paradigme » austéritaire, loin des promesses de bien-être antérieurs.

Parallèlement, les auteurs du livre d’Attac ont contribué à contester l’usage extensif de la formule « crise de la dette » (ou dette « insoutenable ») : s’agit-il d’une « crise de la dette » (grecque et d’autres États membres de l’Union européenne), ou plutôt d’une « dette de la crise » (bancaire) ? Car c’est le sauvetage des banques privées par les États – et non pas « trop de dépenses sociales » – qui a considérablement gonflé la dette publique. Les titres publics apparaissant initialement plus sûrs, la spéculation s’est à son tour engouffrée sur les marchés de ces titres, d’autant plus que l’Union européenne a inscrit des « principes » de non-solidarité entre États concernant leurs dettes. Mais il est plus important et juste de mettre l’accent sur une crise des critères et mécanismes de financements de l’UE, plutôt que sur une dette « insoutenable ». Ce point de vue prolonge notamment bien des écrits du CADTM ou des rédacteurs du livre d’Attac, soulignant que certaines dettes publiques peuvent être soutenables et légitimes, même avec des montants importants (par exemple pour assurer des transformations structurelles visant la transition énergétique tout en créant des emplois). Bref, les « audits citoyens » sur les « dettes souveraines » (des États) dans l’UE sont essentiels pour mettre à nu les mécanismes (dépenses et ressources fiscales réelles) et dénoncer l’instrumentalisation de cette dette pour radicaliser les attaques sociales mises à l’ordre du jour par les « néolibéraux » depuis le tournant des années 1980.

La crise de 2007/2008 ouvre une crise structurelle de cette phase-là. Elle se distingue de la succession des « alertes » depuis les années 1980, en ce qu’il s’agissait à chaque fois de crises financières partielles, concernant un secteur ou pays particulier ; elles étaient suffisamment limitées pour qu’il soit possible d’éviter un effondrement global du système bancaire et financier, suivi d’une récession comparable à celle des années 1930 dans la séquence 2007/2009. Bien entendu, comme le dit l’ouvrage d’Attac, ces crises boursières partielles étaient des « alertes », explicables à partir des caractéristiques du système d’accumulation financière, tel qu’il s’est déployé depuis les années 1980 – mais les « alertes » des années 1970, la crise des coûts et la « stagflation » de ces années-là ne relevaient pas du même système d’accumulation.

Autre remarque, sur l’usage du mot crise : ce qui pèse sur les populations subalternes (et qu’elles ressentent comme « crise » permanente depuis les années 1980), qu’il s’agisse de la précarité croissante ou du chômage camouflé, de l’appauvrissement ou de la perte d’accès aux services publics, ne relève pas d’une « crise du capitalisme » mais de son mode de fonctionnement, des buts et mécanismes nécessaires à l’application d’une logique capitaliste « pure » mise à l’ordre du jour au tournant des années 1980. Elle est lourde de contradictions pour le système lui-même, comme cela a été le cas dans toute son histoire. Il faut bien sûr les mettre en évidence. L’ouvrage d’Attac y contribue et soulève ce questionnement (p.157) : « les politiques néolibérales sont-elles absurdes ou rationnelles ? ». Et il souligne que « même du point de vue des dominants », les « réformes mis en œuvre sont néfastes » - en ce qu’elles enfoncent dans la « stagnation séculaire ». Pourtant, en soi, le ralentissement de la croissance mondiale n’est pas un critère de crise du système : ce sont les taux de croissance spécifiques de l’après-Seconde Guerre mondiale qui ont été exceptionnels. Dans l’histoire longue du capitalisme, les taux de croissance dans les pays du centre ont été de l’ordre de 2 %.

Des profits faramineux continuent de flamber en même temps que se concentrent de plus en plus les richesses et que s’imposent toujours plus de restructurations, délocalisations, externalisation et chômage camouflé en « emplois » précaires ou en pseudo choix de « sortie de la population active ». Extraire plus de plus-value pour alimenter les profits ne suffira pas à rendre l’investissement dans les biens et services aussi « rentables » que le sont les placements financiers … tant que le système financier ne s’effondre pas en détruisant l’immense amoncellement de capital fictif. La « loi de la valeur » finira par s’imposer.

C’est pour souligner ce type de contrainte fondamentale, que l’analyse proposée par le livre d’Attac se centre sur le ralentissement des gains de productivité pesant sur le taux de profit. Un aspect de la discussion que je soulève revient à contester la pertinence de ce critère pour fonder une continuité de crise depuis 1970. Par contre, il est à la racine de l’actuelle croissance chaotique. Et il est au cœur de la crise des années 1970. Mais, et c’est mon dernier commentaire, je pense que l’analyse économique gagne en n’isolant pas ce facteur de l’ensemble du contexte de crise géopolitique qui frappait le système-monde capitaliste à cette époque. Introduire cet éclairage n’est pas s’éloigner du sujet que traite l’ouvrage d’Attac : cela permet mieux de comprendre à la fois la gravité des attaques sociales subies depuis lors et le changement de régime d’accumulation (donc les discontinuités). Et cela permet aussi de répondre à la question : pourquoi n’y a-t-il pas eu un tournant vers un New Deal Vert après la crise de 2007/2008 ?

Le ralentissement des gains de productivité dans les années 1960-1970 reflète des résistances sociales majeures d’une population désormais massivement salariée et organisée, politiquement et syndicalement dans les pays du centre capitaliste ; il surgit de surcroît dans un contexte mondial de guerre froide entre systèmes, autre « nouveauté ». La menace politico-sociale pesant sur le système est d’autant plus profonde qu’elle ne pouvait l’être dans le passé, qu’elle se combine à ce qu’on peut décrire comme une crise de l’ordre mondial capitaliste, sans précédent dans son histoire : les années 1960-1970 vont voir sur tous les continents, mais notamment au cœur du capitalisme, la radicalisation d’une nouvelle génération contestant tous les rapports de domination et la pauvreté de l’horizon fordiste de satisfaction des besoins. Ces années « 1968 » [3] ne furent pas seulement françaises. Elles se déploient dans le contexte d’une montée des résistances et révolutions contre le colonialisme et le néo-colonialisme s’accompagnant d’une radicalisation contre les interventions impérialistes états-uniennes « en défense du monde libre ». En Europe, la Révolution des œillets au Portugal au début de la décennie 1970 (comme la montée révolutionnaire du Chili d’Allende) se produit dans ce même contexte : sans prendre en compte la réalité des pressions du monde « bipolaire », on ne peut comprendre pourquoi la CEE des années 1980, cherchant à canaliser vers elle les populations du sud de l’Europe (Portugal, Espagne, Grèce) qui sortent de dictatures en leur offrant un véritable plan Marshall d’augmentation des fonds régionaux du budget européen, en direction de ces pays... Alors qu’après 1989, les élargissements vers l’Est de l’Europe se feront en plafonnant le budget européen.

Autrement dit, la crise des années 1970 doit être située au plan géopolitique mondial et dans l’histoire du « siècle soviétique » si l’on veut comprendre la radicalité des « réponses » (de classe) apportées ensuite. Avant même le basculement de 1989, ce qui est à l’ordre du jour c’est la destruction de tous les bastions de résistance sociale collective à la « pure » logique de profit marchand, et avec eux, à la fois les forces syndicales, les codes du travail protecteurs, les conventions collectives, les statuts protégés de la fonction publique et l’État-social. Une radicalité que l’imprévu de 1989 va renforcer. Or, l’ouvrage discuté ici ne retient (dans son introduction, p.7) de la perception de cette crise à l’époque, que les déclarations les plus superficielles sur une crise « exogène », du pétrole ou autre. Mais tel n’était pas du tout le point de vue des think tanks et des écoles de pensée qui vont faire le programme de Margaret Thatcher, de Reagan et de la contre-révolution néolibérale jusqu’à aujourd’hui. Les causes de la crise sont pour eux « endogènes » (d’un point de vue capitaliste « pur ») et sont exprimées sous les formes « théoriques » édulcorées que l’on connaît. La cible est « le travail » (en fait toutes les résistances collectives aux logiques marchandes capitalistes dans le travail) : il doit être traité comme les autres « facteurs de production » (des choses vendables et jetables), et ramené à un coût qu’il s’agit de comprimer. Il faut donc remettre en cause tout ce qui dans l’époque historique écoulée en ce siècle avait pu relever des compromis sociaux keynésiens et de tout projet socialiste. Finalement, quelles que soient les « défaillances du marché » qui avaient été analysées par les keynésiano-classiques pour légitimer un régulateur étatique, les nouvelles théories « démontrent » que les effets sont pires que le mal. Bref, seuls la propriété privée, les financements privés et la concurrence marchande sont efficaces.

Il ne s’agit pas d’un simple enjeu de productivité, mais du statut des êtres humains et du démantèlement de tout ce qui, par d’intenses luttes, dans le monde interne ou externe au capitalisme, a cherché à échapper à la logique du profit marchand. La radicalité de classe des cibles « endogènes » du programme néolibéral derrière le discours théorique édulcoré doit être explicitée ; de même qu’on ne peut oublier l’argument politique keynésien qui visait (au contraire) à assagir et réguler le capitalisme mais pour empêcher que les revendications légitimes du mouvement ouvrier (la contestation du chômage et des inégalités) deviennent révolutionnaires, avec l’espoir illusoire que le capitalisme puisse en quelque sorte renoncer à sa nature.

C’est donc un programme de guerre sociale et de reconquête néocoloniale d’un nouveau genre qui sera appliqué par les institutions de cette nouvelle mondialisation, en exploitant des crises spécifiques (stagflation, crises de la dette du tiers-monde, puis de pays d’Europe de l’Est). Pour que les pressions du marché et de la concurrence s’exercent, il faut la libre circulation des capitaux et les privatisations – et protéger celles-ci par tous les traités possibles.

L’imprévu va donner une profondeur et une extension particulières à ce programme. Alors que l’arrivée de Reagan s’inscrivait dans la dernière phase de la course aux armements de la guerre froide, exploitant l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979, l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985, avec son programme de réformes et de désengagement militaire, va ouvrir une dynamique qui lui échappera : il sera écarté du pouvoir par Eltsine qui mettra fin à l’URSS et entreprendra la thérapie de choc des privatisations de masse. Il est essentiel, notamment dans cette Europe issue de 1989/1991, de mettre en évidence tous les traits opaques internes/externes de la restauration capitaliste (et ses différences selon les phases et pays) que je ne peux traiter ici [4]. Celle-ci a radicalisé ce processus et toutes les dimensions de la globalisation capitaliste avec toutes les spécificités de l’UE et de l’actuelle Russie.

Au passage : quelle est donc « l’Europe » des graphiques 3 (p. 29) et 5 (p. 41) sur la productivité ? Ne serait-ce que pour des raisons de continuité des statistiques, il s’agit sans doute des pays de l’Europe occidentale. Et, en terme de PIB, l’Europe de l’Est appauvrie postérieure à 1989 compte peu. Par contre, l’impact sur l’UE de l’unification allemande et de l’insertion sans son orbite d’une Europe de l’Est en pleine destruction de son ancien système est considérable et ne se « mesure » pas simplement. Quand il s’agit de comprendre les mécanismes et la genèse de « crise » réelle de l’UE, le caractère bancal de cette construction, il faut évidemment remonter aux critères de Maastricht, au statut de la BCE (l’ouvrage évoque son « monétarisme » radical) – donc à une genèse historique et concrète de l’UE qui provient d’un double choc : d’une part, la crise en 1991 du système monétaire européen basé sur l’écu et ouvert depuis la nouvelle décennie à la libre circulation des capitaux ; et, d’autre part, l’imprévu : l’unification allemande. Les critères de l’UE sont issus de cette double crise. L’ampleur du dumping social et fiscal dans l’UE, sa financiarisation créant les nouvelles banques de l’Europe de l’Est comme filiales de celles de l’ouest, ses déséquilibres commerciaux internes ne sont pas compréhensibles sans une pleine prise en compte des nouvelles articulations productives et financières transeuropéennes postérieures à 1989.

La crise des « dettes souveraines » faisant suite à la crise bancaire de 2007/2008 n’a pas produit le tournant escompté par certains vers un New Deal vert. Elle a au contraire été une opportunité pour radicaliser la mise en œuvre du programme énoncé au tournant des années 1980 – privatiser ce qui ne l’a pas encore été, détruire les dernières protections sociales. Pourquoi ? Parce que n’existait plus la pression du monde bipolaire, le rapport de force social, et la « peur du communisme » qui ont marqué ce que fut le capitalisme des « Trente Glorieuses » dans les pays du centre. Mais il ne s’agit pas de « fausses réponses » à la crise : ce sont des buts socio-politiques « capitalistes », mais insérés dans un contexte géopolitique. La peur de la contagion de l’exemple grec explique, politiquement, la radicalité des réponses de l’eurogroupe aux exigences pourtant bien modérées de Syriza. Il faut comprendre et dire que si le rapport de force ne se modifie pas, si les décideurs et profiteurs du système ne se sentent pas menacés, ils poursuivront le démantèlement des protections sociales collectives – ou proposeront aux populations de les protéger contre les étrangers migrants ou fuyant les guerres ou les dégradations sociales. La difficulté de lutter et d’imaginer une alternative, quand on est pris au piège de la concurrence comme système et dans une situation de précarité, affaiblit les résistances collectives et favorise l’exploitation d’exutoires racistes des colères sociales.

Mais, du point de vue du système, le ralentissement de la croissance, associé à la limite des débouchés et investissements productifs aussi rentables que les placements financiers, est un facteur de crise bien moins grave qu’un soulèvement social qui imposerait de nouveau un respect des droits fondamentaux reconnus sous pression de la guerre froide, et l’accès à des biens communs non marchands devenus une part essentielle du bien-être passé. Mais l’appauvrissement, la précarisation, la mise en concurrence xénophobe et l’augmentation de « l’armée de réserve » mondiale de travailleurs mis en concurrence et précarisés, rendent plus difficiles les stratégies de résistance collectives et d’émergence d’alternatives – donc contribuent à la durée de vie du système, si barbare, chaotique soit-il, quel que soit son taux de croissance.

Voilà pourquoi j’ai quelques réticences à dire ce système « en crise » tant qu’il n’est pas directement atteint, tant que son système financier ne s’effondre pas, et que les explosions ne sont pas capables de paralyser le pouvoir de nuisance de ses institutions et firmes, à toutes les échelles où elles exercent leur pouvoir. La réalité est que, du point de vue des populations, de la satisfaction de leurs droits de base, de la protection de la planète, des monstres qui naissent de ses entrailles, le capitalisme est un danger aux effets désastreux, du local au planétaire. Dire qu’il est instable et chaotique est juste. Mais l’essentiel est dans l’accord sur la conclusion de l’ouvrage, quelles que soient les divergences secondaires, en gardant son esprit : nous avons besoin d’une bifurcation non pas peut-être pour sortir d’une crise qui dure, mais certainement pour sortir d’un système de plus en plus destructeur socialement et écologiquement – donc également destructeur de choix démocratiques.

Notes

[1Attac, Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit pas, rédigé par Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Esther Jeffers, Frédéric Lemaire et Dominique Plihon, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.

[2Notamment dans Attac (dir. Harribey J.-M. et Plihon D., Sortir de la crise globale. Vers un monde solidaire et écologique, Paris, La Découverte, 2009.

[3Contretemps, « Un monde en révoltes : 1968 », 2008.

[4Voir les articles sur ce sujet, notamment sur les enjeux sociaux et l’opacité de « la grande transformation capitaliste en Europe de l’Est ».

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