À propos du livre d’Emmanuel Terray, « Penser à droite » : du conservatisme libéral à la mondialisation capitaliste

mardi 21 février 2017, par Claude Calame *

Qu’est-ce donc que « penser à droite » ? Les réponses proposées par l’anthropologue Emmanuel Terray sont d’ordre historique et politique. Elle partent d’un principe énoncé d’emblée : « La pensée de droite est d’abord un réalisme : elle accorde un privilège à l’existant, et tend à s’incliner “devant la force des choses“, la puissance du fait acquis » (p. 23).

La trame de l’enquête est à la fois historique et systématique ; par ce double biais, elle permet de rendre compte de la diversité de la pensée de droite, dans le temps et dans l’espace idéologique et politique. De là, par conséquent, les références régulières aux grands penseurs de la droite tels Hippolyte Taine, Antoine de Rivarol, Auguste Comte, Charles Maurras ou Chantal Delsol en France, Carl Schmitt ou Ernst Jünger en Allemagne ; les citations de leurs ouvrages ponctuent et rythment le parcours intellectuel offert par l’anthropologue critique, élève en philosophie de Louis Althusser. Quant au fil conducteur de l’investigation, il est offert par les différentes idées qui n’ont cessé d’animer et de mobiliser la pensée de droite.

À commencer par le réalisme qui évacue toutes les formes d’idéalisme pour donner son acquiescement à ce qui existe, à « ce qui a au moins le mérite d’exister » ; et ce qui existe, socialement et politiquement, ce sont les individus, et non pas les collectivités ou les abstractions telles la Justice, la Nation ou le Peuple. Mais, si la pensée de droite prend pour référence le réel, c’est uniquement « sous condition de l’ordre » : cet ordre qui, deuxième paramètre de la pensée de droite, est porteur de civilisation, cet ordre dont on se demande par ailleurs s’il est naturel ou artificiel. Et, troisième thème, qui dit ordre dit hiérarchie, et qui dit hiérarchie dit inégalité : inégalité entre la masse et l’élite, inégalité devant la citoyenneté, inégalité à l’égard d’une liberté crainte par la majorité, pour assurer la domination de la classe dirigeante. Ce pouvoir des élites est assis sur une quatrième idée cardinale de la pensée de droite, celle de l’autorité. Car « l’importance capitale de l’autorité pour les penseurs de droite tient au fait qu’à leurs yeux, elle constitue la forme première et fondamentale du lien social » (p. 64) ; le concept est de plus soumis à la distinction essentielle, reprise par Georges Dumézil, entre autorité fondatrice (d’un ordre nouveau) et autorité conservatrice (qui maintient l’ordre institué).

Mais la pensée de droite suppose aussi une anthropologie, c’est-à-dire une conception de l’être humain : nature humaine d’ordre biologique pour un homme en proie aux instincts, aux passions, aux vices. Ce caractère « immuablement pervers » de la nature humaine exige l’imposition des valeurs défendues par Charles Maurras : ordre, tradition, discipline, hiérarchie, autorité, travail, famille, etc. Les progrès découlant de la maîtrise de la nature par la science et la technique doivent y être subordonnés. De là, sixième thématique, les variations dans la manière d’envisager les relations de l’individu avec la société. On reconnaît à ce propos la nécessité de l’autorité de l’État, plutôt contradictoire dans le contexte de l’individualisme libéral ; s’il est vrai qu’il est congédié dans le domaine de l’économie, l’État est appelé à la rescousse pour faire respecter l’ordre et la loi. On entre ainsi en politique : d’abord, la démocratie, septième chapitre, pour une souveraineté populaire qui, par le pouvoir exécutif, doit rester aux mains d’une minorité éclairée ; puis, la nation attachée à l’idée de patrie, à celle de terre, sinon à celle de race, avec pour corollaire le rejet des immigrés et les discriminations et stigmatisations dont ils sont l’objet ; enfin, les dérives fascisantes dans les droites extrêmes par la paradoxale dénonciation des élites, par une xénophobie agressive et par le mépris des libertés fondamentales auxquelles l’individualisme libéral reste pourtant attaché.

De là, en politique, trois corollaires (qui, en triade, concluent la séquence des douze chapitres de Penser à droite) : défiance à l’égard de l’activité politique, et plaidoyer pour les artisans et les professions libérales qui contribuent pratiquement au bien commun ; opposition entre la morale qui s’adresse à l’individu et le politique qui concerne le groupe ; rapports avec un catholicisme dans la fascination exercée, même sur les penseurs athées, par les interventions d’un être tout-puissant et omniscient dont l’autorité ne souffre pas le moindre doute.

En conclusion, la pensée de droite est loin d’être homogène et, par référence implicite à la situation contemporaine, une tension est tracée entre les valeurs du libéralisme économique et celles du conservatisme social. Les contrastes sont organisés en une série d’oppositions binaires qui sentent bon l’anthropologie structurale : mobilité versus stabilité, innovation versus continuité, cosmopolitisme versus patrie, compétition versus consensus, etc. Tout penseur altermondialiste sera sensible aux causes alléguées pour rendre compte de l’accentuation de ces tensions : d’une part, l’avènement du capitalisme financier avec la marchandisation de toute chose par la domination de la valeur-argent ; d’autre part, la mondialisation (économique) couplée avec la chute du communisme. Par la référence en particulier aux travaux de Robert Castel, Emmanuel Terray conclut son investigation politico-anthropologique en esquissant la situation dans laquelle sont désormais impliqués les penseurs de droite par la dérégulation systématique de l’économie et la remise en cause en parallèle de la protection sociale instituée dans la conjoncture des « Trente glorieuses », en confrontation avec les pays communistes.

Le constat est sévère et on ne pourra qu’y souscrire : l’hégémonie du marché, en particulier par le fait de la mondialisation, a soustrait l’économie à tout contrôle gouvernemental, engageant les classes dirigeantes à revendiquer une rentabilité de 15 % pour une économie dont le taux de croissance est bien inférieur ; l’écart de revenu entre la masse des plus pauvres et l’oligarchie des plus riches s’en est trouvé fortement creusé. L’analyse devient alors brièvement marxiste : contradiction entre le libéralisme économique et le conservatisme social, avec la perspective d’un fracture dans les tenants de la pensée de droite. Révolution ? Des deux conditions énoncées par Lénine, une seule serait pour l’instant remplie : « ceux d’en haut » ne peuvent plus vivre de la même manière. Restent « ceux d’en bas » ; mais du côté de « l’Opposition » c’est pour l’instant le silence, tant les partis de l’opposition instituée ont renoncé à mettre en cause le système capitaliste comme tel – en attendant une renaissance du communisme ?

Emmanuel Terray nous offre donc un essai qui donne à réfléchir sur la situation d’impasse politique, économique, sociale et idéologique dans laquelle nous a placés la domination d’un libéralisme centré sur la seule liberté du marché, mise au service de l’accumulation capitaliste et du profit financier.

Nombreux sont les approfondissements critiques auxquels nous invite une pensée de droite détournée au profit d’une petite oligarchie de ploutocrates qui sont parvenus à vider le politique de tout pouvoir et de tout sens.

Du côté de l’expansion mondiale d’un capitalisme libéralisé et axé de manière exclusive sur l’augmentation du taux de profit, on devrait approfondir le processus de domination néocoloniale sur les « ressources naturelles » et les « ressources humaines » des pays les plus pauvres. Par l’intermédiaire des plans d’ajustement structurel imposés aux pays les plus endettés par les institutions bancaires internationales et par le biais des multinationales qui pratiquent l’ « optimisation fiscale » la plus éhontée, non seulement on est parvenu à imposer un mode économique fondé sur l’extractivisme et le productivisme par l’intermédiaire des énergies fossiles ; mais surtout, par la marchandisation, on a soutenu le principe d’une croissance en termes purement financiers, axée sur la consommation addictive et la création de besoins nouveaux : au détriment des communautés des hommes, au détriment de leur environnement. On sait les problèmes de pollution climatique et environnementale, de destruction sociale et culturelle, de migration contrainte qui en découlent.

Du point de vue idéologique, l’apparente contradiction entre le conservatisme social et le libéralisme économique a été parfaitement intégrée par les partis d’extrême droite toujours plus en faveur dans les pays occidentaux, des néo-conservateurs états-uniens au Front national français en passant par la Fidesz-Union au pouvoir en Hongrie ou l’UDC helvète (30 % des sièges au Parlement fédéral). Par leur propagande populiste, les conséquences destructurantes d’un libéralisme économique et financier qui exclut toute mesure régulatrice de la part de l’État sont canalisées vers un nationalisme étroit et discriminant. Les craintes des salariés précarisés par les attaques au droit du travail, les privatisations, la réduction des services sociaux sont dirigées contre plus précarisés encore : chômeurs, réfugiés, migrants, Rroms, etc.

Il y aurait enfin à redire les perversions récurrentes d’un individualisme libéral désormais centré sur l’affirmation égoïste d’un « self » très anglo-saxon : développement de l’individu à partir de capacités qui lui seraient propres, en concurrence compétitive avec les autres, au nom d’une liberté exercée à leur détriment. Tout en ignorant que l’individu agissant comme personne est fabriqué et soutenu par les autres, cette idéologie du développement autonome de soi et de la performance individuelle a pour résultat les discriminations les plus sévères à l’égard des plus pauvres et des plus fragiles, à commencer par celles et ceux que la domination capitaliste et la mondialisation économique ont contribué à précariser et à marginaliser. À cet égard en particulier, de l’inlassable militant de la LDH pour les droits fondamentaux des « sans-papiers », on aurait peut-être attendu davantage quant à l’impact de sa réflexion autour du « penser à droite », sur son engagement concret pour les victimes d’une pensée devenue unilatérale et hégémonique.

En définitive, refuser de penser à droite serait renoncer à estimer que « le réel est supérieur au possible ». Dans cette mesure, ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si la présente recension paraît dans une revue qui a précisément pour titre titre « Les Possibles  » ! Les solutions alternatives existent, à nous de les activer.

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