La théorie du sans emploi : un pas dans la sociologie néolibérale

mardi 21 février 2017, par Jean-Marie Harribey *

Les publications sur le travail et l’emploi abondent. Elles viennent de tous côtés. De celui des gouvernants, des idéologues du patronat, et de la majorité des prétendus experts académiques ou des officiants grassement payés dans les organismes internationaux prônant la baisse des salaires et l’abaissement des protections sociales. Du côté aussi de ceux qui dénoncent les « emplois de merde » [1] ou qui continuent à défendre un code du travail protecteur, la réduction du temps de travail pour endiguer le chômage et concevoir un modèle non productiviste, et la réduction des inégalités de revenus [2]. Mais il y a aussi une troisième catégorie qui s’est saisie des thèmes à la mode : la révolution numérique qui fait soi-disant arriver la fin du travail, l’économie collaborative des auto-entrepreneurs qui peuvent survivre grâce au revenu d’existence. Le livre récent du sociologue Raphaël Liogier appartient à cette derrière catégorie : Sans emploi, Condition de l’homme postindustriel (Les Liens qui libèrent, 2016). Cet essai s’appuie-t-il sur des faits objectifs ou bien est-il une suite de préjugés idéologiques s’inscrivant dans l’air du temps ? En prenant le lecteur à contrepied, Liogier annonce plusieurs bonnes nouvelles. Correspondent-elles à la réalité ?

Première nouvelle : le capitalisme a disparu

Le livre de Raphaël Liogier part de l’idée que la révolution numérique à l’œuvre depuis quelques décennies a fait disparaître le mode de production capitaliste (tout au moins dans les anciens pays industrialisés, à savoir pour lui : les États-Unis et l’Europe ; notons déjà l’absence du Japon, dont la révolution Meiji, qui déclencha l’industrialisation du pays, eut lieu pourtant au XIXe siècle). Est advenu le « mode de production interactif » grâce à la robotisation et Internet. Nous serions au-delà de l’automatisation des tâches, parce que les machines ne calculent pas seulement beaucoup plus vite que les hommes, dorénavant elles choisissent entre plusieurs calculs celui qui est « le plus opportun » (p. 48).

C’est donc l’ère de l’intelligence artificielle. Mais comprenons de quoi il s’agit : « C’est l’idéal-type du cyborg. L’homme transformé à travers les machines. Machines qui participent de fait à son évolution organique. On peut parler d’une coévolution homme-machine qui est en train de commencer sans que nous en soyons clairement conscients. […] À côté de l’objectivation de sujets, il y a donc une subjectivation des objets. C’est, cette fois, l’idéal-type de l’androïde. » (p. 36).

S’agit-il pour l’auteur d’un constat critique ? Pas du tout. Il note avec intérêt la mise au point en Chine « d’un robot féminin destiné à interagir avec les humains, à rendre des services imitant l’expression des affects humains, entre tristesse et humour. Cet androïde surnommé ’Jia Jia’ devrait pouvoir développer des capacités d’apprentissage autonome (deep learning) grâce à sa connexion à internet. Le fait de donner un nom humain à ces machines n’est pas anodin. » (p. 37).

Alors que nombre de philosophes et de scientifiques s’inquiètent aujourd’hui du risque représenté par ce post-humanisme ou ce trans-humanisme qui n’aura plus grand-chose d’humain, Liogier y voit au contraire une promesse d’avenir. La raison essentielle en est que la robotisation va enfin supprimer le travail. Voyons cela de plus près.

Mais, auparavant, reprenons ce premier élément présenté comme un fait établi : le capitalisme a disparu. L’auteur nous raconte une histoire de l’humanité en trois étapes : l’économie de subsistance qui s’étend de l’aube de l’humanité jusqu’à l’avènement du néolithique, l’économie de rareté qui va de cette révolution jusqu’aux années 1970, dans laquelle le travail est sacralisé, et enfin l’économie interactive aujourd’hui. Selon Liogier, nous sommes sortis d’une économie de subsistance pour entrer dans une économie d’abondance (p. 40, 42, 43, 137), grâce à une « amélioration extrême de la productivité » (p. 191), dans laquelle « l’économie collaborative prend progressivement la forme d’un nouveau mode de production au sens de Marx » (p. 48). Mais, le problème est que, sortant d’une économie de rareté, puisque nous avons atteint l’abondance, subsistent des rentes (p. 160)… de rareté…

Dans cette fresque grandiose, le capitalisme en tant que tel ne joue pas de rôle décisif. Par un raccourci de l’histoire humaine assez étonnant, l’auteur affirme que « la révolution industrielle qui commence à la fin du XIXe siècle, est le dernier moment du capitalisme, autrement dit de l’économie de rareté » (p. 16, je souligne). D’une part, il se trompe d’un siècle pour l’Angleterre, les Pays-Bas et la Wallonie. D’autre part, la révolution industrielle est le premier moment véritable du capitalisme, et non le dernier.

D’ailleurs, le capitalisme, en tant que rapport social entre travail et capital, n’est jamais défini dans ce livre. S’il était défini, l’auteur pourrait-il parler de disparition du capitalisme ? Il prend la précaution de dire qu’elle ne concerne que les pays riches, mais, s’il définissait le capitalisme, pourrait-il considérer que, vu la libre circulation des capitaux qui place le monde entier sous le même impératif de profit et d’accumulation, une partie du monde est sortie du capitalisme alors que l’autre y entre à plein ? Peut-être l’auteur sent-il que son diagnostic est fragile, car il hésite sur ce « mode de production capitaliste que nous avons virtuellement dépassé » (p. 19, je souligne) ou bien sur le mode de production capitaliste « en voie d’extinction » (p. 172). Mais cela ne l’empêche pas de conclure que « le capitalisme est dépassé par le mode de production interactif » (p. 208-209). Cette conclusion n’a aucun sens si on définit le capitalisme par le rapport social dominant et non pas seulement par l’évolution des techniques.

Deuxième nouvelle : le travail disparaît

Nous sommes au cœur du livre. Son fil conducteur est que la hausse de la productivité du travail grâce à la robotique est en train de supprimer le travail. Le premier mouvement serait de se dire : tout le monde sera au chômage. Non, dit l’auteur, et le bandeau de l’éditeur entourant le livre en rajoute dans la provocation : « En finir avec le travail pour en finir avec le chômage ». Autrement dit, il n’y a pas de solution au chômage car « le chômage n’est pas un problème » (p. 9, premiers mots de l’introduction) et « plus on tente de préserver l’emploi, plus on aggrave la situation, retardant le passage à la nouvelle économie d’abondance » (p. 15).

L’auteur a le goût du paradoxe. Mais celui-ci est bâti sur une double erreur. Premièrement, depuis maintenant quatre décennies, dans tous les pays capitalistes développés (ceux dans lesquels l’auteur voit le capitalisme disparaître), la productivité du travail progresse de moins en moins vite, pour ne plus dépasser guère aujourd’hui que 1 % par an en moyenne, alors qu’elle augmentait d’environ 5 % par an dans la période d’après-guerre. Les ordinateurs, les robots et internet n’y changent rien. C’est le constat que faisait déjà Robert Solow dans les années 1980 : « on voit les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité » [3]. Il s’agit donc de comprendre pourquoi le chômage a explosé dans la période où la productivité progressait le moins vite, la réponse se trouvant du côté de l’appropriation par les actionnaires de la plus grande part de ces faibles gains de productivité annuels.


Source : The Conference Board, Productivity Brief 2016, 2016.

Liogier fait état de gains de productivité plus élevés dans certains secteurs industriels (p. 23, 24, 85), mais comme les économies sont devenues des économies de services, il ne voit pas que ces gains ne suffisent pas à tirer la productivité de l’ensemble vers le haut. Il ne s’attarde donc pas longuement sur les arguments de Robert Gordon [4], pour qui la révolution numérique ne paraît pas porter en elle des effets aussi importants que les deux premières révolutions industrielles. Il préfère ceux d’Erik Brynjolfsson et de Andrew McAfee [5], résolument plus optimistes devant le remplacement de l’homme par la machine. Et aucune étude sur le remplacement de l’homme par les robots n’emporte encore l’adhésion. [6]

Il s’ensuit une deuxième erreur factuelle. La diminution de la quantité de travail vivant nécessaire pour fabriquer chaque marchandise est confondue avec la variation de la quantité de travail utilisée dans l’ensemble de l’économie. La première est indéniable et est synonyme de la diminution de la valeur des marchandises, c’est-à-dire de l’augmentation de la productivité du travail, quoique très ralentie depuis une quarantaine d’années. Mais la seconde est plus complexe à saisir. Sur le très long terme, le volume global de travail diminue, mais cela ne signifie pas que, dans le même temps, le nombre d’emplois diminue proportionnellement. Parce que, entre les deux, intervient une variable déterminante : la durée individuelle du travail qui diminue. Par exemple, en France, sur deux siècles, on peut mettre en relation la productivité horaire du travail qui a été multipliée par environ 30, la production multipliée par 26 et la durée individuelle du travail qui a été divisée par 2. Le résultat est que le nombre d’emplois a augmenté de 75 % (multiplié par 1,75). [7] Il est donc faux d’écrire qu’« il y a moins de salariés » (p. 17, voir aussi p. 86, 92) et très hasardeux de prédire la disparition du travail et des emplois salariés ou non si on ne tient pas compte de l’évolution simultanée des quatre variables précédentes. Il est également faux d’affirmer que, historiquement, « cette réduction du temps laborieux s’accompagne en général d’une baisse de salaire et donc de pouvoir d’achat » (p. 81), affirmation d’autant plus curieuse qu’elle était précédée de son exact contraire affirmant « une hausse collective du niveau de vie » (p. 40).

Ces deux erreurs factuelles aboutissent à un parti pris idéologique : Liogier récuse toute idée de poursuivre le mouvement séculaire de réduction du temps de travail. Le verdict de l’auteur est sans appel : « Ce n’est pas seulement l’envol inhumain de la productivité, par machines interposées, à l’origine de l’économie d’abondance, qui renverse le règne de l’emploi. Internet a créé un nouvel espace-temps de production, de négociation et d’échange qui bouleverse la conception que nous avions du marché. Dans ce nouveau marché interactif les emplois exclusifs n’ont plus leur place et la notion de plein emploi, ou même de réduction du temps de travail, n’a plus aucun sens. » (p. 45). « Aujourd’hui, le plein emploi ne peut plus être un objectif pleinement légitime. Si toutefois on considère que la politique poursuit le bien commun. Même la réduction du temps de travail qui dépendait de l’existence de l’unité de temps et de lieu de la production n’a plus de sens. […] Mais la réduction comme la hausse du temps de travail n’ont plus de sens à l’heure où les espaces de travail se disséminent ou se décentrent. Augmenter le temps de travail ne peut plus accroître la production et l’améliorer. Réduire le temps de travail n’est plus la cause du progrès social. Le vrai progrès social, c’est d’en finir avec le travail tout court. » (p. 77-78). L’auteur devrait aller expliquer cela à Fillon et Gattaz, qui veulent à tout prix ramener la durée hebdomadaire légale à 39 heures et ne lui mettre comme borne que les 48 heures de l’OIT, tout en obligeant à travailler jusqu’à 65 ou 67 ans, en attendant plus encore.

Mais tout n’est pas perdu puisqu’« on passe de l’illusion délétère du plein emploi à la réalité productive de la pleine activité » (p. 18, 93). L’adhésion à cette notion née dans les années 1980-1990 au sein des officines néolibérales ne laisse pas de surprendre. D’abord, les confusions furent à l’époque entretenues dans le débat public entre le travail et le travail salarié, l’emploi et l’emploi salarié (oubliant le travail indépendant), ou bien le travail fut opposé à l’emploi (alors que l’emploi est le cadre juridico-institutionnel dans lequel le travail, salarié ou non, s’exerce), et, finalement, le travail fut opposé à l’activité, sans que cette dernière soit rapportée à l’exigence de validation sociale pour être créatrice de valeur. [8]

Et l’auteur adopte cette notion de pleine activité, oubliant qu’elle fut élaborée pour justifier les politiques qui avaient décidé de laisser filer le chômage, et qui, pour se dédouaner, prônaient le remplacement de l’emploi par l’activité. La thèse de Liogier, qui voit partout des politiques en faveur de l’emploi, serait risible si le résultat de ces politiques contre l’emploi n’était pas si catastrophique. Et il faut considérer la vision de « l’emploi, comme s’il s’agissait d’une richesse en soi » (p. 11, voir aussi p. 77, 83-84) comme un travestissement idéologique de la véritable intention desdites politiques de l’emploi, car qui peut croire un instant que le but de notre système économique est de « sauvegarder le travail malgré l’accroissement de la productivité » (p. 187) ? Toute l’histoire des luttes ouvrières victorieuses sur le temps de travail est ramenée à une parodie vulgaire : « La société vous aime, et donc ménage vos forces, semble dire le législateur en fixant un âge de la retraite à 65 ans ou en limitant le durée du travail hebdomadaire à 40 heures et en octroyant 2 semaines de congés payés à la suite des accords de Matignon de 1936 sous l’égide du Front populaire. » (p. 133).

Troisième nouvelle : le travail disparaît mais on peut verser un revenu d’existence

Liogier plaide pour l’instauration d’un revenu d’existence. Mais, malheureusement, en reproduisant toutes les incohérences et tous les contresens que l’on trouve dans les thèses en faveur de cette proposition.

« Ce sont les machines qui produisent l’essentiel de la richesse matérielle » (p. 43). Mais qui produit la valeur ? On ne sera pas étonné de voir reprise la confusion répandue dans toute ladite science économique et dans le débat public entre richesse et valeur : « la productivité [est] concrètement en train de s’accroître sans le travail humain  » (p. 92, je souligne). La construction de cette phrase doit être interrogée : manifestement, il est sous-entendu par l’auteur qu’il s’agit de la productivité des machines, sinon la productivité du travail sans travail n’aurait pas de sens. Or, les machines, si elles servent à faire produire de la valeur par le travail, ne produisent elles-mêmes aucune valeur. L’incohérence se répète ailleurs : « Pour la première fois dans l’histoire, la productivité prend son envol sans l’emploi des forces laborieuses humaines. » (p. 16). Sont confondus le phénomène (l’évolution de la productivité du travail) et ses causes (progrès des techniques, meilleurs savoir et savoir-faire, organisation et intensité du travail…).

Derrière cette incohérence, il y a l’oubli ou la négation de la distinction entre valeur d’usage (ou richesse) et valeur : il faut, dit l’auteur, « sortir de l’idée que dans un couple celle ou celui qui reste au foyer ne fait rien de productif. Nous sommes tous productifs » (p. 93-95). De quoi ? De valeurs d’usage, oui ; de valeur, non, car la différence entre les deux dépend de la validation sociale des travaux, et non d’une décision individuelle. [9] Plus loin, l’auteur aboutira à une inversion de causalité sur la détermination du caractère productif du travail : « les travaux domestiques effectués par la famille ou certains de ses membres, l’éducation des enfants par les parents, seront relégués à une activité amateur. Non rémunératrice, donc non productive. » (p. 121, je souligne).

La confusion récurrente entre richesse et valeur empêche de voir la contradiction dans laquelle est plongé le capitalisme. Jusqu’ici le capitalisme compensait la diminution de la valeur unitaire des marchandises, consécutive à l’augmentation de la productivité du travail, par un élargissement permanent du champ de la production de valeur pour le capital. Et Gorz, que Liogier se plaît à citer, voyait là « la crise du capitalisme » [10], car les obstacles se multiplient face à cette compensation : rétrécissement de la base matérielle des ressources naturelles pour la production, insuffisance de débouchés pour des marchandises en surnombre à cause de la pression sur les salaires, stérilité de la finance qui ne peut pallier durablement la surexploitation du travail et de la nature.

Dès lors, il est contradictoire de soutenir que le travail (qui est, contrairement à ce qu’imagine Liogier, seul créateur de valeur économique) disparaît et qu’il est possible de verser un revenu d’existence dont on se demande bien quelle en serait la source. Liogier semble répondre : « Le revenu d’existence doit être conçu comme la contrepartie de la participation à la richesse collective du seul fait de notre existence. Du seul fait de participer dès notre naissance à la vie collective, aux échanges matériels, au fait d’avoir des loisirs, d’aider les autres, de débarrasser la table à la maison, d’aider un malade à traverser la rue, de s’habiller, de répondre au téléphone, de marcher, de consommer. Le revenu d’existence est donc un revenu de base, sans condition autre que d’être-au-monde. Il est reçu comme un héritage par le citoyen parce qu’il est un enfant de la société. Il appartient à cette société, et la société lui appartient. C’est un revenu primaire en quelque sorte, qui peut être complété par toutes les autres sources financières possibles, en fonction des goûts, des compétences, des efforts de chacun. » (p. 94-95, je souligne).

Chaque élément de cette citation porte en lui une confusion : 1) dès la naissance, un enfant serait productif de valeur ! le fait d’être au monde crée sans aucun doute un droit, mais un droit ne produit rien ; 2) confusion entre produire et consommer ; 3) s’il était créé, le revenu d’existence serait un revenu de transfert et non pas primaire ; 4) les formes de revenu complémentaires sont renvoyées à la sphère de décision individuelle, niant ainsi que le travail est un acte social. On ne s’étonnera pas des conclusions : « Le revenu d’existence rend caduc le droit du travail […]. (p. 103). « Un salaire minimum n’aurait plus de sens avec le revenu d’existence de haut niveau : tout autre revenu n’étant qu’un complément à cette base universelle. » (p. 111) [11]. On est en plein discours néolibéral.

Quant aux évaluations des montants possibles de ce revenu d’existence, elles frisent l’inconscience : entre 1000 et 1800 euros par mois pour les adultes (p. 96), donc de 600 à 1080 milliards d’euros par an, et entre 500 et 700 euros pour les mineurs, donc de 90 à 120 milliards par an, soit un total oscillant entre 690 et 1200 milliards par an. [12] Autrement dit, au bas mot, on atteint l’équivalent de la protection sociale actuelle, et, au plus haut, on atteint presque la totalité du revenu disponible des ménages. La contradiction éclate quand on voit que ou bien le montant atteint à peine le niveau du seuil de pauvreté, qu’on ne peut donc qualifier de « décent » (p. 102), ou bien le montant est si élevé qu’il fait disparaître la base même sur laquelle il pourrait être prélevé. L’auteur a sa solution : « L’ensemble pourrait être financé par la réorientation des dépenses de protection sociale (maladie, retraite, chômage, allocations familiales), sauf dans le cas des maladies de longue durée, et par une augmentation de deux points de la TVA. » (p. 95-96). Exactement le programme de Fillon pour 2017. Suit le lieu commun qui confond le source et l’assiette d’un prélèvement, et qui ignore donc que tout trouve sa source dans le travail : « Cette augmentation de la TVA est intéressante, parce qu’elle permet de financer davantage la protection sociale par la consommation que par le travail. » (p. 96).

Liogier se réfère à Yoland Bresson qui, dans les années 1980, avait élaboré une thèse selon laquelle la valeur économique aurait une double provenance partageant le temps de vie : le travail contraint et le temps libre. Cette partition du temps était due exclusivement chez Bresson à un artifice mathématique que j’avais mis en évidence. [13] Et cet auteur aboutissait à la conclusion ahurissante que la valeur de la vie d’un Africain était moindre que celle d’un Européen car les valeur-temps qu’il avait calculées pour l’un et l’autre étaient différentes.

Comme on peut s’en douter, toutes ces élucubrations rejoignent à l’insu de leurs auteurs la théorie néoclassique la plus banale fondée sur une prétendue théorie de la valeur, dite subjective : « Dans l’économie de l’abondance dans laquelle nous sommes entrés, c’est le désir d’être, le sens de la distinction, le small is beautiful, la singularité, qui déterminent prioritairement la valeur et donc le prix des choses. » (p. 71). Et l’auteur de multiplier des exemples pour étayer cette thèse, qui sont pour la plupart pris dans les domaines de l’art ou de l’immobilier, mais qui constituent justement des domaines à part de la production de marchandises par le capitalisme, et qui soit ne relèvent pas, ainsi que l’avaient déjà compris Ricardo et Marx, de la théorie de la valeur, soit reflètent des phénomènes de rente ou de monopoles de marchés, en totale contradiction avec la croyance de l’auteur qui voit « le marché se rapproche[r] de l’idéal de la concurrence pure et parfaite » (p. 73) [14]. Et, dernier avatar de la fétichisation de l’argent et du capital, cette « chose morte » selon Marx, Liogier adhère au mythe de la finance capable de « produire spéculativement sa propre richesse » (p. 138), alors qu’elle ne fait que capter celle produite par le travail ou anticiper celle qu’elle pourra capter.

L’adhésion inconsciente à la théorie néoclassique est manifeste encore quand Liogier croit que le revenu d’existence romprait la subordination du travail au capital, dès lors qu’« il permet aux entreprises de se séparer à n’importe quel moment des employés. Mais il permet aussi à n’importe quel employé de se séparer à n’importe quel moment de l’entreprise à laquelle il consacre une partie de son temps. » (p. 105). Toute trace de rapport de domination au sein des rapports sociaux capitalistes a disparu, par la magie de l’évolution des techniques. Fétichisme et déterminisme technique vont ici ensemble. Et, pour faire bonne mesure, « pour libérer le travailleur de ses chaînes, il faut donc aussi le libérer du droit du travail. » (p. 105). Enfin, croire que « le travail [est devenu] la valeur de plus en plus centrale justifiant la distribution des revenus, et bientôt la distribution des statuts dans la société bourgeoise en gestation » (p ; 128-129) oublie que ce n’est pas le travail qui préside à la répartition des revenus et des statuts, mais c’est le capital qui en détient la clé. À la place du « sacre du travail » comme dit l’auteur (p. 129), notre société a institué celui du capital.

On encourage l’auteur à lire les travaux critiques sur le revenu d’existence [15], car, contrairement à ce qu’il affirme, jamais ils n’ont mis en avant que « le premier argument, le plus fondamental, qui semble plaider contre le revenu d’existence inconditionnellement octroyé est celui d’une dangereuse extension de la paresse. » (p. 113). L’argument de la paresse est invoqué uniquement par les idéologues réactionnaires, opposés de longue date à toute aide aux pauvres et à toute allocation chômage, dès l’instant où ils pensent que le chômeur a choisi d’être au chômage en bon calculateur rationnel. Liogier ignore les trois véritables critiques progressistes à l’encontre du revenu d’existence : 1) la place du travail comme l’un des facteurs d’intégration dans la société, à rebours des thèses sur la « disparition de la valeur travail » [16] ; 2) le travail comme seul créateur de valeur au sens économique, idée dont il résulte qu’on ne peut pas collectivement dissocier le travail et le revenu global [17] ; 3) le danger de libéralisation accrue en affaiblissant le droit du travail, la loi « travail » de 2016 en étant le plus récent exemple en France.

Quatrième nouvelle : l’abondance sans matière

Le lecteur n’est pas au bout de ses étonnements. En effet, à la production de valeur sans travail, au revenu d’existence tombant du ciel, à l’homme post (ou trans) -humain, à cet être cyborg post-industriel, correspond une économie sans matière. « C’est le capitalisme, s’appuyant sur l’accumulation matérielle et le travail salarié, qui a atteint ses limites, pour laisser la place à un nouveau mode de production plus efficace, plus écologique, plus créatif : le mode de production interactif. » (p. 12-13).

Comment est-ce possible ? « Avec le développement des imprimantes 3D chacun pourra aussi fabriquer et reproduire une multitude d’objets à la maison. » (p. 14). « Si nous accompagnions le mode de production interactif par un nouveau système qui abandonne définitivement l’emploi, alors nous passerions à une autre vitesse économique et sociale. Nous jouerions sur un autre terrain. Au lieu d’être à la traîne d’un monde industriel de surproduction en grande partie inutile dont nous ne faisons plus partie. Le progrès social se redéploierait et la croissance économique serait plus qualitative et durable. » (p. 19, voir aussi p. 75).

Le rêve enchanté d’une économie sans matière, c’est-à-dire de la « dématérialisation de la compétition productive » (p. 39) s’épanouit : « Imaginons des millions de véhicules de par le monde, roulant, navigant, volant pour transporter des passagers ou des marchandises. Tout ce trafic supervisé par des centres de contrôle et d’aiguillage avec quelques humains. » (p. 30). L’auteur ne dit mot des conséquences de ladite dématérialisation en termes écologiques : l’usage des machines électroniques (ordinateurs, tablettes, smartphones) est très gourmand en énergie et métaux rares, et il contribue largement aux émissions de gaz à effet de serre.

Justement, selon Liogier, « l’énergie permettant de faire tourner et d’entretenir les technologies à disposition du plus grand nombre sera aussi de moins en moins chère. Car la part des énergies renouvelables s’accroît (le solaire et l’éolien surtout, à la place des énergies fossiles). » (p. 50). Comment peut-on être certain que l’avenir proche ou à moyen terme verra le coût de l’énergie renouvelable diminuer ? L’auteur indique que « ces nouvelles énergies durables, propres, existent en quantité illimitée à l’échelle des besoins humains » (p. 51) ou sont « virtuellement inépuisables » (p. 52). Ces énergies sont certes illimitées à l’état brut : la lumière du soleil, le vent, la force des marées, les nappes d’eau chaude. Mais leur transformation en énergie utilisable ne se fait pas sans coûts.

Dans ce monde imaginaire, « on peut monter une boutique virtuelle, par exemple de chaussures de sport, ce que fit la société Nike. Les chaussures peuvent être choisies et achetées dans l’univers virtuel, mais livrées à notre adresse dans le monde réel. » (p. 56-57). On s’attendrait à ce que ces chaussures soient livrées par Internet, sans camion, train, bateau ou avion, mais non, le monde virtuel ne peut répondre à tout. Ou alors l’homme « postindustriel » marcherait-il pieds nus, ou bien marcherait-il virtuellement sur Internet ?

Cinquième nouvelle : la richesse réelle est patrimoniale

L’ouvrage de Liogier se livre enfin à un plaidoyer pour une réforme fiscale en profondeurqui supprimerait l’impôt sur le revenu et le remplacerait par un impôt sur toute forme de capital. L’argument est que « le salaire peut être un leurre qui ne dit rien de la richesses réelle » (p. 149) et que, à l’inverse, on peut avoir beaucoup de capital mais pas de revenu « si le propriétaire n’en fait rien, le laissant pour mort » (p. 149). On a affaire ici à un paralogisme, voire à un sophisme. Certes, une fiscalité sur les patrimoines est nécessaire pour limiter leur concentration, mais il est extrêmement rare que les détenteurs de capital n’en tirent pas de revenus, généralement élevés. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi l’accumulation et la concentration des patrimoines grandissent. Or, cette accumulation n’est possible à l’échelle globale (et pas seulement entre les mains de tel ou tel capitaliste individuel) que par l’exploitation de la force de travail. Liogier ne doit pas ignorer cela puisqu’il écrit : « en disposant de cette richesse, qui est produite par des milliers de gens, les milliardaires disposent aussi du destin de la collectivité » (p. 151, je souligne). Aussi, l’idée qu’il faut effectuer un « prélèvement direct progressif sur le patrimoine global des personnes (sur le capital) » (p. 210) se heurte à une double impasse. D’une part, en omettant de distinguer stock et flux, on ne peut voir que le prélèvement d’un tel impôt se ferait sur le revenu tiré du capital, ou bien par la liquidation d’une partie de ce capital achetée par le revenu de quelque autre capitaliste. D’autre part, la notion de capital utilisée par Liogier est un fourre-tout comptable qui ne permet pas de mettre en évidence le capital selon qu’il est ou non mis en œuvre par la force de travail.

Quelle est la portée du projet politique exprimé par Liogier : « il ne s’agit pas de les exproprier, de les empêcher de s’enrichir » mais « de sanctionner la mauvaise gestion des plus riches » afin de « réattribuer le capital à d’autres qui en feront peut-être un meilleur usage » (p. 152-153) ? Tout au plus, à la place d’un capitalisme de monopoles gigantesques, il y aurait un capitalisme de plus petits (un peu plus petits) actionnaires.

Le livre de Raphaël Liogier est en phase avec l’air du temps. Il épouse tous les thèmes à la mode : le plein emploi est fini, le travail aussi et les revenus tombent donc du ciel, le droit du travail est obsolète, le droit constitutionnel au travail est désuet, l’impôt progressif sur le revenu est archaïque, le surhomme est en marche… On avait pris l’habitude des apologies de l’économie néolibérale, va-t-il falloir se faire à l’idée que la sociologie néolibérale a emboîté le pas à celle-ci ? On nous a souvent annoncé la disparition des classes sociales, on sait ce qu’il en est. Dire que le capitalisme a disparu relève de l’idéologie. Au vu d’une crise écologique peut-être insurmontable, affirmer que nous sommes dans une économie d’abondance quasi infinie est un fantasme absolu. Et, si nous prenions un seul instant au sérieux cette dernière affirmation en retenant l’hypothèse d’une tendance, pourquoi faudrait-il abandonner le choix de la réduction du temps de travail pour accompagner cette tendance tant qu’il reste encore du travail à effectuer ? C’est dire qu’idéologie et fantasme débouchent sur une aporie intellectuelle.

Note de la rédaction : Raphaël Liogier a sollicité la possibilité de répondre, ce qui lui a été promis ; mais il n’a pu encore rédiger cette réponse. Affaire à suivre.

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