Revenu d’existence, une nouvelle piste pour les politiques néolibérales

mardi 11 octobre 2016, par Stéphanie Treillet *

Le « revenu d’existence » (RE), ou « allocation universelle », semble avoir le vent en poupe. Une vague de rapports, tribunes, et projets d’expériences locales dans différents pays contribue à installer l’idée qu’il faudrait voir là la solution à l’échec patent des politiques de l’emploi et à l’extension du chômage et de la précarité. Pourtant nombre de questions, théoriques, politiques et pratiques, soulevées par ces propositions, restent obstinément sans réponse, ou appellent des réponses inquiétantes.

Les problèmes soulevés

On peut considérer que le RE constitue une très mauvaise réponse à de vraies questions. Les politiques néolibérales de l’emploi depuis une vingtaine d’années, à travers la Stratégie européenne de l’emploi [1] et les politiques nationales, dont la loi Travail en France n’est que le dernier développement, sont parvenues à mettre en œuvre la flexibilisation et la précarisation de l’emploi, le démantèlement du droit du travail, des politiques de workfare permettant de contrôler et sanctionner les chômeurs. Les effets en sont l’augmentation de la pauvreté (y compris dans l’emploi pour certain-es) et des inégalités, et une pression croissante au travail.

Il ne faut pas confondre les propositions qui font du RE un projet de société, avec l’urgence d’attribuer de façon immédiate un revenu décent aux chômeurs et précaires : les minima sociaux doivent être considérablement augmentés, et toutes les politiques ayant abouti à restreindre l’indemnisation du chômage abolies.

Il n’en reste pas moins que le RE constitue une fausse évidence, et que la bataille pour un revenu déconnecté de l’emploi représente une impasse, théorique et politique, dangereuse. Mais surtout, le point aveugle de cette discussion reste la question de l’autonomie des femmes, et de ce que représente le travail salarié, avec ses dimensions contradictoires, par rapport à cet objectif non négociable.

En réponse à cette impasse dangereuse, il faut défendre une vraie réduction du temps de travail, pour toutes et tous, à même de parvenir à un véritable plein emploi, débarrassé des régressions que les politiques néolibérales sont parvenues à imposer.

De quoi s’agit-il ?

Rien de totalement nouveau sous le soleil : on trouve là une formulation contemporaine d’une aspiration ancienne, en lien avec de vieilles utopies qui ont traversé le mouvement ouvrier dès ses débuts, comme par exemple en 1880 Le droit à la paresse, de Paul Lafargue. Tout un courant de pensée s’est opposé à la valorisation du travail (un « dogme désastreux » pour Lafargue) très présente dans la plus grande partie du mouvement ouvrier.

Plus près de nous, l’ouvrage écrit par le « collectif Adret » en 1977, Travailler deux heures par jour, n’est pas tant un ouvrage pour une réduction du temps de travail salarié qu’un plaidoyer pour une société qu’on appellerait aujourd’hui de décroissance, où chacun délaisserait le travail subordonné pour se consacrer à des activités épanouissantes. On y trouve de façon significative un des arguments en faveur d’un recul de la division sociale du travail, chacun étant invité à faire un peu de tout (contribuer à l’entretien des espaces verts de sa ville, remplacer les services publics…). À noter qu’alors, pas plus qu’à la fin du XIXe siècle, l’utopie de la fin du travail ou d’un revenu garanti n’est avancée comme une réponse au chômage, mais comme une aspiration en soi.

C’est en revanche d’abord comme une réponse à la situation créée par l’enracinement du chômage de masse que l’idée d’un « revenu d’existence » a été réactivée de façon récurrente depuis les années 1980, notamment dans les mouvements de chômeurs et précaires, une partie des mouvements écologistes... Un revenu d’existence pourrait permettre aux chômeurs comme aux salariés de résister à la stigmatisation et aux pressions. Pour beaucoup, le plein emploi est désormais hors d’atteinte et c’est la « fin du travail » qui est à l’ordre du jour. Des activités librement choisies et autonomes, épanouissantes pour l’individu et utiles à la société, pourraient alors se développer. C’est la distinction établie par A. Gorz [2] entre la sphère du « travail hétéronome », et celles du « travail autonome », qui seule peut être celle de la liberté.

Au cours de la période récente, l’idée a bénéficié d’un regain d’audience, à la faveur de plusieurs propositions, dans un contexte où les politiques néolibérales, à l’instar de loi Travail en France, font avancer dans tous les pays de façon décisive la flexibilisation des marchés du travail : rapport sur le numérique [3], expérimentations en Finlande, aux Pays-Bas à Utrecht [4], etc.

Dans la plupart des versions, l’allocation serait inconditionnelle (quelles que soient les ressources et la situation), individuelle (cet aspect étant souvent présenté comme un progrès par rapport à des dispositifs de protection sociale encore familialisés, comme en France), et identique (le même montant pour chaque bénéficiaire).

Il faut d’emblée noter qu’il existe différentes versions du RE, plus ou moins directement compatibles avec les conceptions néolibérales et marchandes de l’économie, en fonction notamment du montant du revenu versé et des modalités envisagées de financement de celui-ci, mais aussi des objectifs affichés et des critères de légitimation. Ainsi, le chef de file de l’école monétariste, M. Friedman, est à l’origine de l’idée d’impôt négatif ou crédit d’impôt [5], où l’allocation, très faible, n’est explicitement qu’un filet de sécurité et permet au patronat de ne pas avoir à payer des salaires complets aux actifs considérés comme les moins qualifiés et insuffisamment productifs, voire « inemployables ». Son projet prévoit notamment la suppression du salaire minimum. Aujourd’hui, cette approche est reprise par M. de Basquiat et G. Koenig dans le projet Liber.

Pour autant, on verra que les versions présentées comme plus progressistes ne sont pas pour autant incompatibles avec les politiques néolibérales, au contraire.

La « fin du travail » : un non-sens

Le postulat de la « fin du travail », sur lequel repose un grand nombre des propositions de revenu d’existence, constitue un non-sens, tant sur le plan économique et factuel et sur le plan politique et normatif.

Sur le plan factuel, l’idée selon laquelle des progrès technologiques d’une ampleur inégalée dans l’histoire rendraient le travail humain quasiment inutile pour la production (autre version de l’« usine sans ouvrier ») est une des justifications avancée pour le RE. Un vaste corpus a surgi au cours de la décennie 1990 à l’appui de ces idées (Gorz, Rifkin, Stiegler), qui resurgissent régulièrement depuis la révolution industrielle à chaque nouvelle vague d’innovations technologiques. Elles ont toujours été démenties par les faits.

En réalité, les gains de la productivité du travail ont considérablement ralenti dans les pays industrialisés depuis les années 1970, y compris dans l’industrie. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) n’ont guère contribué à les relancer. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Solow : « Les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de la productivité », paradoxe auquel on peut trouver de multiples explications, mais les faits sont là : les gains de productivité sont moins rapides aujourd’hui, avec les ordinateurs et les robots, que dans les années 1950 et 1960 sans eux.

De plus, les gains de productivité ne sont pas une cause directe du chômage. Entrent en ligne de compte deux variables intermédiaires : d’une part le rythme de la croissance du PIB, qui détermine le nombre total d’heures de travail dont l’économie a besoin, et d’autre part la durée moyenne du travail, donc la façon dont ces gains de productivité se répartissent dans la population. Au cours des années 1945-1970, dans les économies industrialisées, il y avait à la fois des taux moyens annuels de croissance du PIB et de la productivité du travail très élevés (de l’ordre de 5 %), avec un taux de chômage très faible (même s’il s’agissait alors d’un plein emploi largement masculin). Depuis le début des années 1970, la croissance a fortement ralenti et les gains de productivité sont descendus à 1 ou 2 % par an. Dans le même temps, le chômage de masse s’est installé et n’a cessé de croître, du moins en Europe et surtout en France. Comme le résume M. Husson, « c’est quand les gains de productivité ralentissent que le chômage explose  » [6]. En effet, alors que, pendant la première période, la durée moyenne du travail avait régulièrement diminué de façon importante (la pratique des heures supplémentaires est importante après la guerre et il faut attendre la fin des années 1960 pour que la durée légale de 40 heures hebdomadaires instaurée en 1936 soit effective), cette diminution marque le pas à partir des années 1980, malgré le passage aux 39 heures puis aux 35 heures en France. Le « partage » du travail se fait de façon libérale, à travers l’extension du chômage, de la précarité et du temps partiel. C’est la raison pour laquelle les gains de productivité, si affaiblis soient-ils, deviennent destructeurs d’emplois alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant. La raison n’en est pas à chercher du côté des changements technologiques, mais du côté des choix effectués au travers des politiques néolibérales.

Sur une plus longue période, il faut noter que nous travaillons aujourd’hui en moyenne à mi-temps par rapport au milieu du XIXe siècle. Si la durée du travail était restée la même, il y aurait environ 14 millions de chômeurs en France ! Cette réduction a accompagné les gains de productivité au cours des deux siècles, non comme un processus « naturel », mais comme le résultat de luttes sociales : il suffit de voir aujourd’hui l’offensive déterminée du patronat non seulement pour augmenter la durée du travail mais aussi pout abolir toute référence à une durée collective et légale du travail. Il s’agit bien d’une lutte historique du salariat.

De plus, parler de « fin du travail », et notamment du travail salarié, revient à occulter sa répartition mondiale, dans l’industrie mais également dans le tertiaire, sous des formes tayloriennes traditionnelles, en lien avec la décomposition internationale du travail organisée par les firmes multinationales. On observe une salarisation croissante de la population active dans le monde, et notamment des femmes, dans les filiales des firmes multinationales partout dans le monde.

Fausse sur le plan du diagnostic économique, cette idée ne tient pas non plus la route sur le plan des valeurs et du sens de la vie en société. L’idée selon laquelle le travail rémunéré aurait cessé d’être au centre de la vie sociale a tout de l’illusion. Toutes les enquêtes sérieuses montrent que, aussi bien pour les chômeur-ses que pour les actif-ves occupé-es, l’emploi reste le vecteur principal de la socialisation, loin d’avoir perdu toute importance et d’être relégué aux marges de l’existence sociale. Une preuve en est l’état de santé dégradé et la surmortalité attribuables au chômage, comme l’a montré par exemple une étude détaillée de l’INSEE [7].

Ceux et celles qui parviennent à retourner une situation au départ subie et affirment tirer parti de leur extériorité à l’emploi pour s’adonner à des activités choisies constituent une infime minorité, aux marges de la très grande majorité de la population concernée.

Contribuer à la production sociale, avoir des collègues, mettre en œuvre son savoir-faire et ses qualifications, constituent toujours pour la majorité de la population un élément essentiel de la vie. La gestion néolibérale utilise cela (désir de reconnaissance, goût du travail bien fait, volonté d’implication, etc.) pour renforcer l’auto-exploitation des travailleurs, comme le montrent toutes les études sur les causes de la souffrance au travail. L’enjeu est donc de reconstruire les moyens de renforcer le salariat comme classe et de lui permettre de résister à cette offensive diffuse aussi bien qu’à la menace permanente du chômage. Or le RE ne constitue pas une réponse.

C’est encore plus vrai pour les femmes, pour lesquelles l’accès au travail salarié a constitué et constitue encore une condition centrale de l’autonomie, y compris dans des conditions où l’égalité professionnelle est loin d’être une réalité et la précarité ainsi que les discriminations très souvent la norme.

Un projet hors-sol

La question du financement d’une allocation universelle d’un montant qui soit suffisant pour en vivre est évidemment une question essentielle, même si nombre de ses promoteurs semblent l’ignorer ou feindre de croire qu’elle se résoudra d’elle-même. Nous sommes en effet obligés de partir d’un postulat incontournable : seul le travail humain est créateur de valeur dans l’économie. Ni la nature en tant que telle, ni le capital (physique ou financier) ne créent en eux-mêmes de valeur, contrairement aux présentations de l’économie dominante (le mythe des « facteurs de production » qui essaie de faire croire que le capital est productif au même titre que le travail, et que le profit en est la juste rémunération). On ne peut répartir dans la société entre la population que le revenu courant produit par le travail à un moment donné, au fur et à mesure. Comme l’a développé J.-M. Harribey, on ne peut donc pas compter sur un stock de richesses accumulées par la production passée, comme l’argumentent certains partisans du RE, pour fournir année après année un stock de revenu, déconnecté du travail. [8] On ne peut pas non plus (en dehors des expériences de troc extrêmement limitées localement et sectoriellement comme les SELs) répartir le produit des activités bénévoles dans la mesure où elles ne font pas l’objet d’une comptabilisation et n’entrent pas dans une circulation monétaire, que ce soit sous la forme d’un échange marchand ou d’une redistribution fiscale. Or c’est bien par là qu’il faudra inévitablement en passer : trouver des recettes publiques (provenant des impôts ou de cotisations sociales) susceptibles d’être distribuées à des périodes régulières sous forme d’allocation.

De ce point de vue, les deux versions du revenu d’existence ne sont pas à égalité. La version libérale a en effet le mérite d’apporter une réponse claire et cohérente à cette question du financement ; l’allocation serait financée soit par la suppression de toute l’aide sociale conditionnelle (minima sociaux, allocation logement, allocation de rentrée scolaire, bourses d’étude…) voire de toutes les prestations sociales universalistes (allocations familiales, retraites et assurance maladie), soit par une réforme fiscale d’ampleur (projet Liber). La première solution est le dispositif défendu hier par Friedman et Hayek, aujourd’hui par Basquiat et Koenig, et que la Finlande et la ville d’Utrecht se proposent de mettre en place à diverses échelles ; ainsi, l’expérimentation qui doit être mise en place en Finlande en 2017 pour deux ans en direction d’une population test tirée au sort de 2000 personnes prévoit une allocation de 560 € remplaçant tous les minima sociaux, et le projet de loi qui devrait en résulter ciblerait uniquement les chômeurs et bénéficiaires d’aides sociales. La deuxième solution est défendue en France par la Fondation Jean-Jaurès [9] : la protection sociale obligatoire et collective serait remplacée par un système d’assurances privées et facultatives.

La version se présentant comme progressiste, en revanche, n’apporte pas de réponse, ou tout au moins pas de réponse crédible qui se distingue des précédentes [10]. La plupart des auteurs, comme on l’a vu, bottent en touche en évoquant abstraitement une répartition des richesses présentes dans la société, en négligeant de dire par quels circuits monétaires, fiscaux ou autres, cette redistribution pourrait passer. Certains évoquent des pistes complémentaires, comme pour Mylondo la suppression de l’ « usine à gaz de la politique de l’emploi », à savoir les différents dispositifs de reclassement, formation, sanction, etc. [11]. Le problème est qu’on est dans des ordres de grandeur qui sont sans commune mesure. On reprendra ici les calculs effectués par D. Clerc dans L’Économie politique [12], qui ont le très grand intérêt de confronter différents scénarios et de donner une présentation synthétique des différents coûts et financements possibles.

  • Une allocation universelle de 100 €, soit un cinquième du RSA, coûterait 80 mds d’€ par an, soit 3,5 % du PIB, c’est-à-dire un montant un peu supérieur à la recette de l’impôt sur le revenu.
  • Une allocation de 460 €, le montant du RSA, coûterait 360 mds d’€, soit 16 % du PIB. C’est le montant proposé par le projet Liber (qui revendique un coût largement inférieur).
  • Une allocation de 800 € (inférieure donc au seuil de pauvreté qui est en 2016 de 1000 €), coûterait 650 mds d’€, soit 28 % du PIB, l’équivalent de l’ensemble de la protection sociale.

Dans tous les cas de figure, les solutions qui sont proposées risquent donc d’être :

  • Insuffisantes compte tenu de l’ampleur des montants en cause. Le risque est donc qu’in fine l’allocation soit réduite et ramenée à un filet de sécurité, ou que d’autres dépenses soient rognées ou supprimées (prestations sociales ou services publics) sans que cela suffise pour autant à garantir une allocation à hauteur suffisante pour sortir de la pauvreté ceux/celles qui n’auraient pas d’autres ressources.
  • Génératrices d’inégalités dans la mesure où elles sont porteuses d’un recul ou d’une disparition des dispositifs de protection sociale collectifs et socialisés, avec en contrepartie un recours aux dispositifs marchands, dont on a vu les effets par exemple aux États-Unis en matière d’assurance maladie ; et/ou d’un recul de la progressivité, pourtant déjà bien entamée par les réformes, dans la période récente, de la fiscalité. D’une façon plus globale, il s’agit là, sous différentes modalités, d’un projet de recul de la socialisation des dépenses.

Enfin, et peut-être surtout, il s’agit d’instaurer sous des modalités diverses une nouvelle répartition du revenu entre actifs (chômeurs ou occupés), qui ne touche pas au partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits. On retrouve là une version modernisée de la vieille idée selon laquelle ceux qui ont le « privilège » d’avoir un emploi devraient « faire un effort » en faveur de ceux qui n’en ont pas, exonérant ainsi largement le capital de la responsabilité du chômage et mettant ses revenus à l’abri de toute contribution collective.

Un projet de société régressif

Au-delà des contresens économiques, le point commun entre toutes les versions du RE est de promouvoir un projet de société régressif sur plusieurs plans.

Tout d’abord, il dessine en effet les contours d’une société duale, divisée entre ceux/celles qui arriveront à faire reconnaître socialement leur activité et à en vivre, et ceux/celles qui n’y arriveront pas ou s’y refuseront, et toucheront un revenu en contrepartie. Alors que l’objectif affiché par certains est d’éviter la stigmatisation des chômeurs, c’est l’inverse qui risque de se produire : avec le renoncement à tout objectif de plein-emploi, on ne voit pas comment ils/elles pourraient échapper à la stigmatisation actuelle. D’autre part, si l’on prend au sérieux la nécessité de l’existence d’un travail producteur de revenu à répartir, on voit mal par qui et comment serait prise, collectivement, la décision de qui travaille ou pas (si ce n’est, plus comme aujourd’hui, l’exclusion d’une partie de la population par le marché, pour les chômeurs). Si l’on considère que, dans une société fonctionnant sur la base d’un minimum de démocratie, cette répartition ne pourrait se faire de manière autoritaire, on imagine mal concrètement quelle forme de délibération collective pourrait conduire à une telle répartition. La participation à l’activité productive pourrait-elle se faire à tour de rôle, comme l’évoque sans guère de précisions B. Mylondo ? Dans ce cas, qui l’organiserait ?

En second lieu, le projet de RE constitue une renonciation à la lutte contre le capital, et revient de fait à lui laisser le champ libre : au capital l’entreprise, la sphère du travail hétéronome et de la production, à l’extérieur les activités véritablement autonomes qui lui échapperaient ! C’est oublier que le capitalisme est un système global qui n’exerce pas sa domination seulement à l’intérieur des entreprises, mais dans l’ensemble de la société, l’idéologie, l’éducation, la culture, etc. La sphère de l’ « autonomie » est subordonnée à la sphère de l’ « hétéronomie », sans doute de plus en plus, à mesure que, comme les théoriciens du capitalisme cognitif le reconnaissent eux-mêmes, la frontière entre travail et non travail tend à s’estomper dans nombre de secteurs professionnels, ce phénomène étant renforcé par la connexion permanente. Loin d’être facteur d’émancipation, cette évolution participe de l’intensification et de la capacité du capital à repousser sans cesses les frontières de l’exploitation de la force de travail. D’une façon plus générale, on ne peut oublier que l’utopie totalitaire du néolibéralisme consiste à créer les conditions, pour le capital, d’une domination de toutes les dimensions de la vie sociale, comme l’ont analysé en détail Dardot et Laval [13]. Cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas possible de dégager aujourd’hui et maintenant des espaces d’émancipation et de démarchandisation (services publics, protection sociale, activités associatives, certains secteurs de l’économie solidaire…), mais le RE ne paraît pas la bonne façon d’y contribuer, car il ne permet pas de construire un rapport de force, ni dans l’entreprise, ni en dehors.

On peut donc craindre qu’un tel dispositif n’aille dans le sens de l’actuelle entreprise de démantèlement du salariat (par l’ubérisation, l’autoentrepreneuriat, les différentes formes de franchise…), ainsi que des garanties et des institutions conquises par les luttes du XXe siècle et qui, dans les pays industrialisés, l’entourent.

Un danger pour l’autonomie des femmes

Par ailleurs, un point commun à toutes les élaborations est l’occultation presque totale de la situation des femmes, de leur place dans le travail, dans la famille, et du statut des tâches domestiques et parentales. Pour certains, comme A. Gorz, ces tâches (non évoquées) sont implicitement assimilées à de activités autonomes au même titre que les activités artistiques, culturelles, le bénévolat, le jardinage….Mais, dans l’ensemble, on a un gigantesque non-dit. Le problème n’existe pas. On peut prolonger cette analyse en notant que la distinction entre monétarisé non marchand et non-monétarisé non marchand, mise en évidence par J.-M. Harribey [14], est centrale par rapport à la situation des femmes : ainsi la garde des jeunes enfants peut être assurée par le monétarisé marchand (crèches privées ou assistantes maternelles), le monétarisé non marchand (crèches collectives dans le cadre du service public), ou le non monétarisé non marchand (mère au foyer, grand-mère…). On voit bien que les trois n’ont pas le même sens en termes de projet de société, que ce soit du point de vue de l’autonomie des femmes, de l’égalité dans la famille ou de la socialisation précoce des jeunes enfants (dont toutes les études montrent les effets positifs par rapport à la scolarisation future, la réduction des inégalités, etc.).

Plus globalement, la monétarisation des relations sociales peut représenter un acquis pour les femmes dans certaines conditions (urbanisation, recul de la communauté traditionnelle, individuation, anonymat…). [15] Plus généralement, il serait bon de considérer avec prudence des approches prônant, au nom de la « convivialité », de « l’autonomie », etc., une régression par rapport à la division sociale du travail : tout le monde fait un peu de tout… mais la division sexuée demeure et les services publics régressent !

Le projet de RE fait l’impasse sur la nature contradictoire du travail, et notamment du travail salarié dans le cadre capitaliste. Le travail, au sens anthropologique du terme, constitue l’être humain comme être social d’emblée : la transformation de la nature pour vivre (production) ne se fait pas autrement que socialement. Il n’y a pas de Robinson Crusoé ! Pour l’être humain, le travail est donc à la fois obligation et souffrance (étymologie), et facteur d’épanouissement et de construction de lui/elle en tant qu’être social.

Le travail salarié est la fois subordination, aliénation et facteur d’émancipation. Pour le salariat en général, parce qu’il le constitue collectivement comme classe face au capital, même si les facteurs de différenciation contemporains (multiplication des statuts, externalisation) rendent concrètement difficile cette construction, alors même que le salariat est ultra-majoritaire dans la société (93% de la population active en France). Pour les femmes plus spécifiquement, car il constitue la condition de leur autonomie par rapport à la sphère familiale et/ou communautaire. On le voit à propos des nombreuses études sur les conséquences contradictoires pour les femmes de l’extension de la production par les firmes multinationales au Sud [16]. Il faut aussi prendre en considération le démenti factuel des théories des « trappes à inactivité », selon lesquelles les minima sociaux dissuaderaient d’occuper un emploi, nombre de chômeurs ne pouvant pas espérer un salaire supérieur au SMIC : beaucoup de femmes au SMIC à temps partiel continuent à travailler alors que le calcul économique rationnel devrait les conduire à ne pas le faire. [17] Dès le début, tous les débats sur la « fin du travail », au sens normatif du terme, oublient le sens différent de cette proposition pour les femmes et pour les hommes, dans l’organisation sociale actuelle. Cet aspect a été développé en détail par R. Silvera et A. Eydoux, « De l’allocation universelle au salaire maternel, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir ! ». [18]

On l’a dit, la situation des femmes constitue le grand point aveugle des analyses et des argumentaires de tenants du RE, même si quelques-uns laissent entendre qu’il est souhaitable que les femmes puissent « choisir » de rester au foyer (ce choix étant présenté alors comme « libérateur », par exemple par M. Anspach ou par P. Van Parijs [19], entre autres).

Que signifierait pour l’autonomie des femmes, pour leur place dans la famille et dans la société, pour la répartition des rôles familiaux et sociaux, un revenu généralisé déconnecté de l’emploi ? N’y a-t-il pas là, compte tenu de la faiblesse des salaires féminins (les femmes constituent la grande majorité des salariés au SMIC), de la persistance des représentations sociales attribuant aux femmes la responsabilité principale dans les tâches domestiques et l’éducation des enfants, ainsi que de l’idéologie du salaire d’appoint, le risque de voir remettre en cause l’autonomie conquise, même difficilement par l’accès au travail salarié ? Et le risque de voir se mettre en place une forme non dite de salaire maternel ?

Pour anticiper un tel risque, nous disposons des enseignements imparables de l’expérience. D’une étude réalisée par J. Fagnani [20] sur les conséquences de l’extension en France de l’allocation parentale d’éducation (APE) du troisième au deuxième enfant, il ressort deux enseignements : ce sont majoritairement les femmes les moins qualifiées, en situation d’emploi précaire ou déjà au chômage, qui ont recours à l’APE. Le fait d’habiter une petite ville sans modes de garde collectifs des jeunes enfants accentue cette probabilité. Le recours à l’APE aboutit à leur exclusion durable de l’emploi.

D’autres études montrent aussi les conséquences négatives pour l’autonomie des femmes de tous les dispositifs de congé parental en Europe, même les plus « égalitaires » (cf. H. Périvier [21]). Enfin, on sait que le « temps libre » hors travail contraint n’est pas utilisé de la même façon par les hommes et par les femmes. Les enquêtes Emploi du temps montrent une répartition différenciée entre hommes et femmes entre tâches domestiques et parentales, loisirs, activités culturelles et sportives, temps personnel (repos), etc.

La possibilité (pour les femmes uniquement) de retrait du marché du travail grâce au RE semble constituer, dans les versions considérées comme « progressistes », la réponse en miroir aux incitations à accepter n’importe quel travail, dans les versions les plus libérales (proches des politiques actuelles de workfare) présentant une allocation universelle comme un outil de flexibilisation du marché du travail. Cette idée est présente pour tous, mais pour les femmes elle prend une dimension particulière et sexuée puisque la sphère du foyer est vue par tous ces auteurs comme leur étant réservée (d’une manière plus ou moins implicite, c’est-à-dire comme un fait allant de soi)

Il y a donc une « pente », non pas naturelle, mais socialement construite, pour qu’un revenu inconditionnel déconnecté de l’emploi se transforme en salaire maternel, dans le contexte des rapports sociaux et des représentations idéologiques actuels.

Conclusion

Il faut répondre aux questions posées, notamment parce que l’enjeu de l’unité entre syndicats de salariés et mouvements de chômeurs-précaires est un enjeu central. Il est en effet essentiel de porter une alternative radicale aux politiques de l’emploi néolibérales. Le plein-emploi que nous défendons est à l’opposé du « plein emploi » de la Commission européenne (cf. article dans Les Possibles sur la Stratégie européenne de l’emploi [22]). Mais en défendant une vraie réduction du temps de travail, sans flexibilité, sans intensification du travail, sans perte de salaire. La question du droit inconditionnel à l’emploi à temps plein des femmes, loin d’être une question annexe, éclaire, par les risques que lui font courir les propositions de revenu d’existence, toutes les dimensions qui doivent être celles d’une politique alternative : consolidation et extension des services publics, bataille contre la précarité, consolidation et extension des droits de tou/tes les salarié-es.

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