Mutations du travail et revenu social garanti comme revenu primaire

mardi 11 octobre 2016, par Jean-Marie Monnier , Carlo Vercellone

La crise systémique qui traverse le capitalisme contemporain nous impose de penser non seulement des alternatives sur le plan des politiques de court terme, mais aussi des réformes structurelles susceptibles de poser les jalons d’un modèle de société alternatif. Dans ce cadre, pour répondre à l’épuisement de la société salariale fondée sur ce qu’André Gorz nommait le « travail-emploi », la proposition d’un revenu ou salaire social garanti, inconditionnel et indépendant de l’emploi, pourrait avoir un rôle important – à condition de bien préciser ses fondements et le projet de société dans lequel il s’inscrit.

Le propos de cet article est de définir les piliers d’une approche émancipatrice du revenu social garanti (RSG) en les inscrivant dans le cadre de la mutation actuelle du travail. Le RSG est alors pensé à la fois comme un instrument de démarchandisation de l’économie, une institution du commun et un revenu primaire représentant la reconnaissance sociale d’un travail aujourd’hui non rémunéré, ce qui implique une remise en cause de la conception réductrice encore dominante de la notion de travail productif.

La proposition de RSG que nous défendons repose donc sur trois piliers principaux qui la différencient radicalement d’autres projets de revenu de base ou d’« allocation universelle » se situant dans une simple perspective de rationalisation des politiques de redistribution et de réduction de la pauvreté.

I. Le RSG et le statut de la force de travail

Le premier pilier consiste à inscrire le RSG dans une perspective de renforcement du processus de resocialisation de l’économie démarré dans l’après-guerre avec le développement du système moderne de protection sociale et du droit du travail. Le RSG ne se substitue donc en aucune manière à ces institutions, mais il se propose de les compléter, tout en sauvegardant les conquêtes fondamentales liées, par exemple, au système de retraite, de santé ou d’indemnisation du chômage. Dans ce cadre, le rôle du RSG est d’atténuer la contrainte monétaire à la base de la norme sociale du rapport salarial et d’assurer un revenu suffisant pour permettre aux travailleurs de refuser des conditions de travail considérées comme inacceptables. De cette manière, il permettrait de favoriser le passage de l’actuel modèle de précarité subie à un modèle de mobilité choisie, tout en changeant à partir de la société les rapports de force à l’intérieur des entreprises.

Dans notre approche, le chômage et la précarité sont en effet le produit de la logique structurelle dont dépend la condition du travail salarié dans une économie monétaire de production (au sens de Keynes et de Marx) : celle d’être l’expression d’une contrainte monétaire faisant de l’emploi la condition d’accès à la monnaie, c’est-à-dire à un revenu dépendant des anticipations des capitalistes concernant le volume de la production rentable. Ainsi, dans une optique marxienne, le rôle du RSG, en contribuant à resocialiser la monnaie et en déconnectant l’accès au revenu de l’emploi, consiste à renforcer la liberté effective de choix de la force de travail en s’attaquant à la contrainte socio-économique par laquelle, comme le soulignait ironiquement Marx dans le Livre I du Capital, son propriétaire est non seulement libre de la vendre, mais se trouve aussi et surtout dans l’obligation de le faire.

De ce point de vue, le RSG constitue un dispositif essentiel de la remise en cause de l’asymétrie dans les conditions d’accès à la monnaie qui institue, dans la société marchande, le clivage entre capitalistes et force de travail et correspond à ce que Marx appelle la soumission formelle du travail au capital. De cette vision résultent deux corollaires essentiels caractérisant la formulation de notre proposition :

  • le montant du RSG devrait être idéalement établi à un niveau suffisamment élevé pour permettre au moins à tout un chacun de refuser la dégradation des conditions d’emploi et de rémunération qui font désormais d’un SMIC à temps partiel la norme d’emploi de référence réglant le montant des minimas sociaux.
  • dans sa définition même, le droit au RSG requiert l’expansion de la logique du salaire socialisé et du système de garanties liés aux institutions de l’État-providence. Par conséquent, la mise en place d’un RSG ne comporterait ni la suppression du SMIC, ni celle d’autres prestations assurantielles de l’État-providence, comme par exemple les indemnités de chômage avec lesquelles il pourrait se cumuler.

II. Le RSG comme nouvelle forme de revenu primaire

Le deuxième pilier consiste à affirmer que le RSG ne doit pas être pensé comme une forme assistancielle (à l’image du RSA) liée à la redistribution du revenu. Il ne doit pas avoir non plus exclusivement un fondement de nature éthique, reposant sur la simple reconnaissance du droit à l’existence. Il doit en revanche être conçu et instauré comme un revenu primaire lié directement à la production, c’est-à-dire comme la contrepartie d’une activité créatrice de valeur et de richesse aujourd’hui non reconnue et non rémunérée. Cette définition du RSG, en tant que nouvelle forme de revenu primaire, trouve l’un de ses principaux fondements dans la montée en puissance de la dimension cognitive du travail, qu’il soit matériel ou immatériel. En fait, à la différence des interprétations en termes de ’fin du travail’, la crise actuelle de la forme du travail-emploi est loin de signifier une crise du travail comme source de la production de valeur et de richesses non marchandes.

Plus encore, notre thèse est que le capitalisme cognitif n’est pas seulement une économie intensive en savoir. C’est aussi, et peut-être davantage que ne le fut le capitalisme industriel, une économie intensive en travail, même si ce dernier se déploie de plus en plus souvent à travers des formes qui échappent à la norme classique du travail-emploi.

Le travail cognitif a en effet tendance à s’étendre sur l’ensemble des temps sociaux et à éroder les frontières habituelles entre temps de travail et temps libre. Cette dimension nouvelle du travail échappe à sa mesure officielle et à une conception réductrice l’assimilant à la notion d’emploi salarié. Il en résulte que la raison principale justifiant la mise en place du RSG ne peut reposer sur le seul constat de la crise structurelle des politiques de plein emploi, en risquant de le présenter comme un simple instrument d’atténuation des effets pervers du chômage de masse et de la précarité. Le fondement premier de la proposition du RSG provient en revanche d’un déplacement de la notion de travail productif lié à l’essor du capitalisme cognitif.

À la suite de la montée de la dimension cognitive du travail, deux caractéristiques majeures de la nouvelle organisation sociale de la production témoignent de ce déplacement en rupture avec la logique du capitalisme industriel.

1. La hausse du capital immatériel et le caractère de plus en plus social du travail et des gains de productivité

La première caractéristique renvoie à la dynamique historique par laquelle la part du capital nommé intangible (éducation et formation, santé, R&D), incorporé pour l’essentiel dans les hommes, a dépassé celle du capital matériel dans le stock réel du capital et est devenue le facteur explicatif principal de la croissance. Ce changement signifie que, dans le capitalisme cognitif, les déterminants principaux de la croissance et de la compétitivité́ dépendent des facteurs collectifs de la productivité (niveau général de formation de la force de travail, densité de ses interactions sur un territoire, qualité́ des services collectifs du welfare, des infrastructures informationnelles et de la recherche, etc.). Ce sont notamment ces facteurs qui permettent la circulation de la connaissance sur un territoire, en générant pour les entreprises elles-mêmes des externalités de réseau et des économies dynamiques d’apprentissage, bases essentielles de l’innovation et d’une croissance endogène. Sur le plan macro-économique, cette socialisation du travail signifie aussi que les frontières traditionnelles entre travail et non-travail s’estompent et que les conditions de la reproduction de la force de travail deviennent de plus en plus directement ou indirectement productives. Pour paraphraser Adam Smith, mais en aboutissant à une conclusion opposée, la source de la « richesse des nations » repose aujourd’hui toujours davantage sur une coopération productive située dans la société, à l’extérieur des enceintes des firmes (Monnier et Vercellone 2007b, Vercellone 2016). L’essor des commons de la connaissance, à l’instar du modèle du logiciel libre, ainsi que la stratégie des firmes promouvant des plateformes d’innovation ouverte, en constituent l’une des manifestations clés (Vercellone & alii, 2015).

2. L’effritement des frontières entre travail et temps libre et l’expansion de nouvelles formes de travail productif

La seconde caractéristique concerne la manière dont le développement conjoint du travail cognitif et de la révolution informationnelle a profondément déstabilisé l’unité de temps et de lieu de la prestation de travail propre à la régulation du rapport salarial fordiste. Le temps de travail consacré directement à une activité de production durant l’horaire officiel de travail ne constitue plus souvent qu’une fraction du temps social de production. En même temps, l’activité créatrice de valeur et de richesse prend des formes nouvelles que les normes traditionnelles de mesure du travail ne parviennent pas à répertorier et à mesurer en la privant de toute forme de reconnaissance et de validation économique et sociale.

Plusieurs éléments permettent d’illustrer cette mutation et les contradictions qu’elle engendre. Le premier élément renvoie à la nature intrinsèque du travail cognitif. Celui-ci se présente, en fait, comme la combinaison complexe d’une activité de réflexion, de communication, de partage et d’élaboration des savoirs qui s’effectue tant en amont, en dehors, que dans le cadre même du travail immédiat, direct, de production. L’importance de ces caractéristiques du travail cognitif croît avec son expansion dans le nouveau capitalisme. Aussi le temps dit libre se réduit-il de moins en moins à sa fonction cathartique de reproduction du potentiel énergétique de la force de travail. Il s’ouvre sur des activités diverses de formation, d’élaboration de projets, de travail bénévole, de participation à des réseaux de partage et de production des savoirs. Ces activités s’insèrent dans les différentes activités humaines et, de par leur nature, affaiblissent les frontières temporelles entre travail et non-travail. Il est hautement significatif à cet égard que la figure des intermittents du spectacle, considérée à l’époque fordiste comme une exception, tend aujourd’hui à être présentée comme un modèle paradigmatique du travail post-fordiste. Cela dépend justement de la manière dont elle entremêle structurellement des périodes de travail officiel et rémunérées et des périodes de chômage qui sont en réalité les moments d’une activité souvent intense dédiée à la préparation de nouvelles créations culturelles.

La tendance intrinsèque du travail cognitif à rendre poreuses les frontières entre travail et non-travail est par ailleurs démultipliée par la révolution informationnelle. Celle-ci affaiblit considérablement les contraintes spatiales, temporelles et techniques propres au déroulement de l’activité du travail et à l’usage des moyens de production à l’époque fordiste. Cette dynamique a une nature profondément contradictoire et ambivalente. Elle favorise tout autant la mise au point de formes inédites de mise au travail et de captation de la valeur de la part des entreprises que l’essor de formes non marchandes de coopération et d’échange. Il en découle une tension croissante entre la tendance à l’autonomie du travail cognitif et la tentative du capital d’assujettir l’ensemble des temps sociaux à la logique hétéronome de sa valorisation.

Le second élément concerne précisément les mutations de la régulation du rapport salarial et du régime temporel du travail intervenues dans les firmes à la suite du passage de l’hégémonie d’une division technique et taylorienne du travail à celle d’une division cognitive du travail. Dans ce passage, le capital est non seulement à nouveau dépendant des savoirs des salariés, mais il doit obtenir une mobilisation active de l’ensemble de la subjectivité et des temps de vie des travailleurs. Sur le plan des pratiques de gestion des ressources humaines, la direction des firmes est ainsi conduite à reconnaître au travail une autonomie croissante dans l’organisation de la production, même si cette autonomie est contrôlée et se limite au choix des moyens pour atteindre des objectifs hétéro-déterminés. Comme pour la création de la valeur, les dispositifs managériaux de contrôle du travail se déplacent eux aussi de plus en plus en amont et en aval de l’acte productif direct. La prescription tayloriste du travail cède la place à la prescription de la subjectivité et de l’obligation du résultat. Le travail, dans ce cadre, doit lui-même prendre en charge la tâche de trouver les moyens de réaliser les objectifs fixés par la direction de l’entreprise, souvent de manière délibérément irréaliste. Le but est de pousser ainsi les travailleurs à une adaptation totale aux objectifs de l’entreprise, en intériorisant en même temps comme une faute l’incapacité de les réaliser pleinement.

Sous la pression conjointe du management par le stress et de la précarité, nous assistons ainsi à une amplification de l’emprise du travail sur la vie des travailleurs. Elle empiète désormais sur des domaines cruciaux pour l’équilibre des individus et est en grande partie responsable des nouvelles formes de « souffrance au travail ». Le corollaire de cette évolution est bien évidemment une augmentation considérable du nombre d’heures supplémentaires, non reconnues, non comptabilisées et non rétribuées, selon une logique de rentabilité analogue à celle que Marx appelait l’extorsion de la plus-value absolue.

Le troisième élément marquant cette dislocation des frontières entre temps libre et temps de travail concerne la façon dont les frontières des firmes tendent de plus en plus à intégrer le travail gratuit des consommateurs. Il s’agit de ce que dans la littérature économique et sociologique on analyse à travers la catégorie du Digital Labour et celle, plus vaste, de travail du consommateur.

Par le concept de DigitaL Labour, (Terranova 2000, Pasquinelli, 2008 ; Fuchs, 2012, Broca 2015, Vercellone et alii 2015), on désigne le travail gratuit et créateur de valeur qu’une multitude d’individus effectue sur internet, le plus souvent inconsciemment, au profit des grandes entreprises du numérique.

En particulier, les grands oligopoles d’internet sont parvenus à créer des écosystèmes dans lesquels les usagers participent à la production de contenus ou d’informations (big data) qui seront valorisés à travers la publicité ou la vente d’autres services par les firmes. Ces activités, en apparence autonomes, sont en réalité souvent contraintes par des protocoles bien précis et des contrats (comme dans le cas exemplaire de Facebook) qui permettent aux entreprises l’appropriation de ces contenus, ce qui conduit certains chercheurs à les apparenter à une véritable forme de travail subordonné (Cardon et Casilli 2015, Fuchs 2014). Cette tendance à convertir l’activité « autonome » des usagers d’internet en un travail productif créateur de valeur semble par ailleurs destinée à accomplir un nouveau bond en avant avec le développement de l’internet des objets et la croissance exponentielle du nombre des données qui constituent la matière première de la stratégie de valorisation des principales grandes firmes d’internet. L’importance croissante du Digital Labour dans le fonctionnement du capitalisme cognitif et informationnel est attestée aussi par la réflexion que nombre de chercheurs mènent sur une nouvelle fiscalité adaptée à la nouvelle donne de l’économie de la connaissance et du numérique. C’est ainsi qu’en France, par exemple, le rapport Colin et Collin, en se penchant sur le problème de l’imposition fiscale des grandes firmes du numérique, comme Google et Facebook, préconise de redéfinir la notion d’établissement stable sur la base du lieu de la création de la valeur (et non de celui de localisation du siège officiel). La notion d’établissement stable est alors appréhendée comme une activité réalisée à travers le suivi régulier et l’exploitation des données produites par les utilisateurs sur le territoire d’un État déterminé. Nous avons là une reconnaissance claire de la réalité du Digital Labour menée à partir de la manière même dont la souveraineté fiscale de l’État doit repenser l’impôt en identifiant les sources nouvelles de la création de valeur et des profits appropriés par les entreprises du numérique.

Comme nombre de recherches l’ont montré, (Dujarier, 2008, Triffon, 2015), le travail du consommateur ne se limite pourtant pas au seul Digital Labour, mais englobe un spectre d’activités beaucoup plus étendu. L’externalisation vers les clients de phases entières du cycle de production réalisées auparavant au sein de l’entreprise est en fait une pratique courante commune à la plupart des grandes firmes de l’ancienne et de la nouvelle économie. Il s’agit d’une logique de mise au travail qui peut aller de tâches simples et/ou répétitives (achat d’un billet on-line, caisses en « libre service », montage d’un meuble), jusqu’à des activités plus complexes de conception du produit lui-même faisant partie de ce que dans le langage du knowledge management on appelle le modèle de l’innovation ouverte. Quoi qu’il en soit, la place croissante jouée par le travail productif du consommateur dans la chaîne de la création de la plus-value conduit un observateur attentif de ces phénomènes comme Guillaume Tiffon (2013) à en faire la base même d’une théorie du néo-surtravail et de l’exploitation.

Un dernier élément, et peut-être le plus important pour une reconsidération du concept de travail productif, a trait à la capacité du travail cognitif d’auto-organiser la production et à la manière dont cette capacité se concrétise en l’expérimentation de multiples formes de coopération alternatives. La rencontre entre une intelligence diffuse et les TIC a ouvert la voie à des formes inédites de circulation des savoirs, de coopération horizontale et de réappropriation collective des moyens de production. Elle est à l’origine de l’essor d’un nouveau modèle productif, voire d’un nouveau mode de production, organisé selon des principes alternatifs au public comme au marché en tant que mécanismes de coordination de la production et de l’échange. De surcroît, ce modèle non propriétaire et non hiérarchique fait aussi souvent preuve d’une efficacité supérieure à celle des grandes entreprises, et ce tant sur le plan de la qualité des produits que sur celui du dynamisme de l’innovation. Les cas emblématiques du logiciel libre et du mouvement des makers ne constituent par ailleurs que la pointe la plus visible d’une économie des commons qui traverse l’ensemble des secteurs productifs, en mobilisant le travail autonome et bénévole d’une multitude de citoyens et de travailleurs.

En dépit de son efficacité économique et sociale, la principale faiblesse qui entrave le modèle des commons et met en péril son autonomie se trouve précisément dans l’absence de ressources et de temps dont souffrent les « communiers ». Le caractère non marchand, non propriétaire et bénévole de leur activité de travail met en fait les « communiers » dans la nécessité de se procurer un revenu dans l’univers du rapport salarial et des rapports marchands.

Face au monopole de logique bureaucratico-administrative de l’État et à celle du marché, il n’existe en fait pas encore un mécanisme institutionnel spécifique à l’économie des commons à même d’en assurer à la fois la validation économique et la soutenabilité. L’instauration d’un revenu primaire de base inconditionnel distribué de manière forfaitaire reconnaissant le caractère productif du travail réalisée dans l’économie des commons serait probablement l’un des dispositifs susceptibles de pallier ce manque. De surcroît, comme le soulignait Gorz, le caractère inconditionnel et forfaitaire du revenu de base, établi en dehors de toute tentation de rétablir une mesure du rapport entre effort individuel et droit au revenu, serait aussi la condition clé pour « préserver l’inconditionnalité des activités qui n’ont tout leur sens que si elles sont accomplies pour elles-mêmes » (Gorz, 1997, pp. 143-144).

3. Une double dislocation du concept de travail productif

Finalement, l’une des conséquences majeures de la montée du travail cognitif est précisément la crise de la représentation du travail issu du capitalisme industriel, dont l’un des volets essentiels avait consisté à établir une opposition nette entre le temps de travail direct salarié, considéré comme le seul temps productif, et les autres temps sociaux, consacrés à la formation et à la reproduction de la force de travail, considérés eux comme improductifs. Cette évolution doit nous mener à repenser globalement le concept de travail productif et l’articulation des temps sociaux sur lesquels le modèle fordiste était assis. Il en va de même pour une représentation de l’économie fondée sur le monopole du binôme public-privé, État-économie capitaliste de marché, et ce tant pour ce qui concerne l’organisation de la production que pour ce qui concerne les principes de validations économique et sociale des activités.

Continuer à se référer au concept traditionnel de travail productif relèverait aujourd’hui du même anachronisme qui aurait consisté après la première révolution industrielle, à maintenir les anciennes catégories élaborées par les physiocrates qui considéraient que seul le travail agricole était productif. Puisque la coopération sociale précède et dépasse le temps de travail officiel consacré à la production, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle le travail, dans le capitalisme cognitif, est toujours, du moins dans une certaine proportion, un travail souterrain, invisible, faisant partie d’une économie non rémunérée. Notons aussi que cette analyse constitue en elle-même une réponse à l’argument de la contrepartie en travail souvent évoquée par les critiques ’éthiques’ d’un droit à un revenu garanti indépendant de l’emploi. En dépit de sa contribution productive, ce travail social n’est pas rémunéré et la valeur de cette production est réputée nulle, car elle n’appartient pas ou échappe aux critères de mesure traditionnels du travail dans la sphère monétaire et du rapport salarial.

En conséquence, la contrepartie en termes de travail existe déjà. C’est, au contraire, sa contrepartie en termes de revenu qui manque (Monnier et Vercellone 2007).

Il faut préciser que, de ce point de vue, la proposition de RSG comme nouvelle forme de revenu primaire nécessite un réexamen du concept de travail productif. Il doit être mené sous deux aspects.

Le premier concerne la notion de travail productif pensée suivant la tradition dominante dans l’économie politique comme le travail qui produit un profit et participe à la création de marchandises. À cet égard, le RSG, en tant que salaire social, correspondrait, du moins en partie, à la rémunération collective de cette dimension toujours davantage collective, d’une activité productrice de valeur qui s’étend sur l’ensemble des temps sociaux et se traduit, sous des formes souvent inédites, par un prolongement du temps effectif de travail.

En poussant ce raisonnement encore plus loin, on pourrait même suggérer que, à partir d’un socle incompressible, la progression du RSG pourrait faire périodiquement l’objet d’une négociation collective rassemblant l’ensemble de la force de travail face au capital et à l’État.

Le second aspect, contre la pensée dominante au sein de la théorie économique, renvoie au concept de travail productif pensé comme travail producteur de valeur d’usage, d’une richesse qui échappe à la logique de la marchandise et du rapport salarial soumis au capital. Il s’agit en somme d’affirmer avec force que le travail peut être improductif de capital, mais producteur de richesses non marchandes et donner donc lieu à un revenu qui, en contrepartie, le consacre par une reconnaissance économique et sociale.

Dans cette perspective, le RSG se présenterait non seulement comme un salaire socialisé, mais aussi comme un premier niveau de la répartition primaire entre salaire, profit et rente.

Notons aussi le rapport à la fois d’antagonisme et de complémentarité que ces deux formes contradictoires de travail productif entretiennent dans le développement du capitalisme cognitif. L’expansion du travail libre va en fait de pair avec sa subordination au travail social producteur de valeur, en raison même des tendances qui poussent vers un brouillage de la séparation entre travail et non-travail. La question posée par le RSG reste donc non seulement celle de la reconnaissance de cette deuxième dimension du travail productif, mais aussi et surtout celle de son émancipation de la sphère de la production de valeur et de plus-value.

III. Le RSG comme institution du commun

Enfin, le RSG doit être pensé comme une institution du commun pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le RSG ne dépend pas de la sphère publique mais correspond « à la mise en commun de ce qui est produit en commun » (Gorz 2003), et cela en dehors de toute logique contributive fondée sur un rapport de mesure et de proportionnalité entre effort individuel et droit au revenu. Dans cette perspective, en suivant la tradition mutualiste à l’origine du système de protection sociale en France, les ressources collectées pour financer le RSG pourraient être mises dans une caisse commune gérée directement par l’ensemble de ses bénéficiaires. En second lieu, le RSG, en tant que revenu primaire, présuppose et impulse le développement du commun lui-même. Il l’impulse dans la mesure où l’atténuation de la contrainte monétaire propre au rapport salarial autorisée par le RSG constituerait une condition clé pour permettre au travailleur cognitif de se réapproprier la maîtrise de son temps de vie et d’investir le temps et l’énergie psychique ainsi libérés dans des formes de coopération alternatives. Il le présuppose dans la mesure où son instauration implique des mécanismes de resocialisation de la monnaie, de validation de l’activité et d’accès à un revenu qui remettent en cause la logique capitaliste qui lie étroitement le revenu à l’emploi salarié, en faisant du second la pré-condition du premier.

Pour conclure, le RSG se présente à la fois comme une institution du commun, un revenu primaire pour les individus et un investissement collectif de la sociét
é dans le savoir. Simultanément au développement des services collectifs du welfare, il favoriserait l’essor d’un mode de développement fondé sur la primauté du non-marchand et des formes de coopération alternatives au public, comme au marché, dans leurs principes d’organisation.

Bibliographie

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