1946 change le salaire, et donc le travail

mardi 11 octobre 2016, par Bernard Friot *

Pierre Khalfa [1] fait partie des lecteurs intéressés par Puissances du salariat [2] (1998), puis en désaccord avec les propositions nouvelles que j’ai progressivement approfondies, avec des tâtonnements qu’il signale pour certains à juste titre, dans L’enjeu des retraites (2010), L’enjeu du salaire (2012) et Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech (2014). Il avait été un des premiers responsables syndicaux à me demander de présenter mon travail dans une formation syndicale de Solidaires à la fin des années 1990 et nous avons participé en 1999, comme il le rappelle, à un ouvrage collectif de la Fondation Copernic naissante contre la réforme des retraites. Depuis ces dernières années, il critique une évolution de mon travail qu’il considère comme une dérive tant théorique que politique. De fait, je récuse comme « conduite d’évitement » une série de mots d’ordre syndicaux (mais ni la lutte pour la hausse des salaires, ni la promotion des services publics, comme il le laisse entendre). Cette divergence sur la stratégie syndicale est essentielle. Commençons par l’examiner, et nous verrons que c’est la clé de nos divergences théoriques.

Si j’ai bougé depuis l’écriture de Puissances du salariat il y a près de vingt ans, c’est du fait de l’échec de la mobilisation syndicale contre la réforme des retraites, contre la mise en cause de la fonction publique (aux PTT, dans les collectivités territoriales, et partout par la croissance des contractuels) et contre l’étatisation du régime général. Déjà, quand j’écrivais Puissances du salariat, j’étais troublé que les syndicats aient pu expliquer leur échec à mobiliser contre la réforme des pensions du régime général menée par Balladur à son arrivée au pouvoir en 1993 en invoquant leur impréparation face à la traîtrise d’une réforme menée en catimini en plein été… alors que Balladur ne faisait que réaliser le Livre blanc de Rocard dont la mise en œuvre par Bérégovoy avait été interrompue par l’échec électoral. En 1993, depuis trois ans, le contenu de l’entreprise réformatrice était public et l’échec syndical devait s’expliquer autrement que par la surprise. J’étais perplexe également devant le fait que la fiscalisation du régime général par la CSG, commencée sous Rocard pour les allocations familiales, poursuivie sous Balladur pour la vieillesse et affirmée avec force par Jospin pour la santé, se heurte à une si faible réaction syndicale. Mais la réussite de la grève de 1995 contre la réforme des régimes spéciaux – alors même que Juppé menait sans coup férir en 1996-97 les autres volets de la réforme du régime général, en particulier l’étatisation de l’assurance-maladie parallèle à la montée en puissance des régimes complémentaires commencée par Rocard – nous avait donné à tous de l’espoir : Attac et bien d’autres initiatives sont nées dans la foulée de cette réussite. Si bien que je n’avais pas à l’époque poussé plus loin l’analyse des échecs successifs des années 1990.

C’est l’absence de réaction au recul massif des cotisations au régime général opéré par Jospin à l’occasion des 35 heures, puis l’échec de 2003 contre la réforme des retraites du régime général et du régime des fonctionnaires malgré une mobilisation considérable et une intense activité idéologique des syndicats en direction des salariés, redoublé par celui de 2010 malgré, là aussi, un matériel syndical très au point, travaillé et diffusé de longue date, et une mobilisation populaire encore plus grande [3], qui m’ont conduit à corriger sensiblement mon interprétation de la réforme et, de fil en aiguille, la lecture des institutions du salariat proposée dans Puissances du salariat. Car, contrairement à ce qu’écrit ce fin connaisseur de l’action syndicale des dernières décennies qu’est Pierre, ce n’est pas mon propos qui désarme les mobilisations (par quel miracle idéaliste ?), c’est l’absence de bilan, pratique et intellectuel, de l’échec de mobilisations pourtant considérables contre la réforme des retraites, et de l’incapacité à mobiliser contre les atteintes à la fonction publique et le saccage de la gestion démocratique et du financement salarial du régime général, qui prépare des désillusions encore plus grandes. Ces désillusions sont à notre porte, le désarroi militant est grand. Il est temps que le bilan d’un échec aussi massif et sur une longue période soit mené. Je l’ai fait, quant à moi, en modifiant mon programme de recherche.

Dans Puissances du salariat, j’interprète comme « socialisation du salaire » la dynamique portée par l’action syndicale entre 1920 et 1980, en France et plus largement dans l’Europe continentale à tradition bismarckienne. En effet, loin d’être franco-français, le choix de la cotisation, et donc du salaire, pour financer la protection sociale oppose les pays de l’Europe des Six à ceux de l’AELE, à tradition beveridgienne. La réunion de ces deux ensembles dans la CEE a aiguisé au bénéfice du second le conflit entre le salaire socialisé et le système « fisco-financier » (c’est ainsi que je l’analyse) des îles Britanniques et de la Scandinavie. Le « salaire socialisé » dont j’élabore le concept relève, comme le note Pierre, d’une logique de tarif administré à l’échelle de la branche pour le salaire direct et interprofessionnelle pour la cotisation sociale, ce qui tend à homogénéiser les ressources des travailleurs (y compris chômeurs ou en retraite), élément important dans la construction d’un salariat sorti de la logique d’entreprise et émancipé de la nécessité de se constituer un patrimoine sur les marchés financiers ou d’attendre de la solidarité fiscale la couverture du hors-emploi, comme dans les pays à régime de ressources fisco-financier. Au contraire, en détachant le salaire de l’ici et maintenant de l’emploi, du rapport entre des offreurs et des demandeurs sur le marché du travail, la socialisation du salaire en fait le vecteur d’une mutualisation politique de la valeur produite dans les entreprises entre les branches, entre les niveaux de qualification, entre les chômeurs et les occupés, entre les actifs et les inactifs. La « réforme » consiste, contre cette socialisation, à réduire à nouveau le champ du salaire à la tenue de l’emploi, à le redéfinir sur le marché du travail, tout en confiant les ressources hors emploi à des minimas sociaux d’une part et à des régimes complémentaires liés aux marchés financiers d’autre part.

Fort bien, mais quelle est la logique de classe de ce mouvement de socialisation et de désocialisation du salaire ? Certes, on devine que régimes complémentaires et minimas sociaux sont en cohérence avec la logique capitaliste. Certes, la mise en cause de la logique interprofessionnelle fragmente le salariat et affaiblit certains rapports de force. Mais, après tout, le syndicalisme anglo-nordique qui estime que les rapports de force se construisent d’abord dans l’entreprise a aussi ses raisons. Que le salaire résulte non pas d’une confrontation instantanée de l’offre et de la demande, mais d’institutions et de rapports de force, ne change pas sa logique capitaliste. Les travaux montrant que les marchés capitalistes n’existent que fondés sur des institutions et des rapports de force sont pléthore, le marché du travail ne fait pas exception, et si la socialisation du salaire est ce qu’en dit Pierre, je vois mal comment on peut prendre appui sur elle pour affronter le capital en général et les réformateurs en particulier.

Sauf à invoquer encore et toujours la nécessité de construire un rapport de forces pour un meilleur partage de la valeur ajoutée et à situer la lutte de classes dans la répartition de la valeur et non dans sa production. Or c’est là qu’à mon sens se situe le cœur de l’impuissance des opposants à la réforme, et le texte de Pierre en témoigne à l’envi. Quand il écrit d’entrée de jeu que « dans une logique de salaire différé : « j’ai cotisé tant, je touche donc tant », sont donc exclus du débat public le partage de la richesse produite et la part devant revenir aux retraité.es », il conteste une mauvaise répartition de la valeur fondée sur la stricte contributivité entre cotisations et prestations, alors qu’elle devrait pour lui relever d’un débat public. Mais il est fondamentalement d’accord avec le cœur de la problématique du différé, à savoir qu’un retraité a produit mais ne produit plus. Il s’exprime en termes de « socialisation du salaire » parce que c’est de la valeur produite aujourd’hui qui est distribuée aujourd’hui entre actifs et retraités, mais il pense en termes de « différé du salaire » parce que pour lui c’est le travail passé des retraités qui, rendant plus productif le travail présent des actifs (cf. son image de la génération nouvelle qui monte sur les épaules de la précédente), légitime la part qui leur revient dans la valeur produite par ces actifs. En posant comme une évidence (toute société repose sur la solidarité intergénérationnelle, dit-il) que les retraités produisent des valeurs d’usage mais pas de valeur économique parce que seuls ceux qui ont un emploi sont productifs, il partage avec la CFDT et le Medef la même définition du travail productif. Il ne se sépare d’eux que sur le partage d’une production dont il n’interroge pas la pratique [4]. Pour Pierre, la valeur est par définition capitaliste, elle n’appelle même pas de qualificatif : supposer qu’il puisse y avoir une autre pratique de la valeur, qu’on puisse parler de valeur féodale ou de valeur salariale, n’a pas de sens. La valeur aurait simplement un fondement technique dans la division du travail qui suppose un dénominateur commun aux marchandises. Or une telle position ne peut conduire qu’à la défaite, et a jusqu’ici conduit à la défaite le mouvement social. Pourquoi ?

Pour une raison récente et pour une raison structurelle

La raison récente : la globalisation du capital met en grande difficulté le projet social-démocrate d’un meilleur partage de la valeur. Un capitalisme territorialisé doit faire des concessions à un tel projet, mais un capitalisme déterritorialisé n’a plus besoin de négocier, il délocalise la production là où la rentabilité du capital est la meilleure. À supposer que les conquêtes de 1946 aient été de l’ordre d’un meilleur partage de la valeur (ce que je récuse), de toute façon le capital n’a plus rien à négocier dans ses pays de vieille implantation, si bien que sur le terrain du partage de la valeur le mouvement social n’y a plus aucune prise.

La raison structurelle : quels que soient les malheurs induits chez nous depuis quarante ans par la globalisation du capital, à l’échelle séculaire du combat d’émancipation, celle-ci ne peut porter que sur la production de la valeur et non pas sur sa répartition. De même que les capitalistes ne sont pas venus à bout de l’aristocratie en lui piquant de l’argent mais en produisant autrement, en marginalisant le mode de production féodal et en le remplaçant par un autre, de même aujourd’hui la lutte de classes consiste non pas à prendre de l’argent dans les poches du patronat, mais à produire sans patronat et donc sans marché du travail, sans propriété lucrative, sans crédit. Or cette lutte de classes a déjà conduit à un déjà-là considérable de production alternative lorsque la classe ouvrière était à l’offensive. C’est à empêcher sa poursuite que les réformateurs veillent, et c’est à ne pas continuer à les combattre sur ce terrain d’une autre production de valeur, comme l’avaient fait les combats victorieux de 1946, que leurs adversaires sont battus. L’enjeu des réformateurs n’est pas de réduire la part du salaire dans « la » valeur ajoutée (sans qualificatif, donc identifiée à la valeur capitaliste), mais d’empêcher que continue à s’affirmer la production d’une valeur non capitaliste, qui commence à s’instituer en 1946 avec le régime général de sécurité sociale, avec le statut de la fonction publique, avec la nationalisation d’EDF-GDF. Mais lire 1946 comme une avancée révolutionnaire (ce que se garde bien de faire Pierre) suppose qu’on en finisse avec la naturalisation de la valeur capitaliste et qu’enfin on mette des adjectifs à « la valeur ». Pierre naturalise la valeur d’échange alors qu’elle n’est qu’une des formes de la valeur.

Se dégager de cette naturalisation est une entreprise difficile. J’y ai été aidé par mes discussions avec Jean-Marie Harribey, qui a élaboré depuis les années 1990 le concept de valeur monétaire non marchande et montré qu’à côté de la validation sociale par le marché existe une autre validation sociale du travail, celle de la puissance publique, de sorte que les fonctionnaires et les soignants produisent de la valeur : la valeur économique ne se réduit pas à la valeur d’échange. C’est là un résultat extrêmement important, mais qui, en faisant du binôme marché/État la clé de la validation sociale du travail, pointe le conflit entre valeur marchande et valeur non marchande mais ne m’aide pas à comprendre en termes de valeur le conflit entre les régimes complémentaires de retraite et le régime général qui est l’enjeu essentiel de la réforme des retraites, comme nous allons le voir. J’ai commencé à le faire intuitivement en 2010 dans L’enjeu des retraites, en disant que l’avenir des retraites reposait non pas sur les gains de productivité des actifs [5], mais sur la production des retraités eux-mêmes. J’ai fait une première tentative pour expliciter cela à partir de la catégorie de valeur dans L’enjeu du salaire. Après Alain Bihr, que curieusement il ne cite pas, Pierre critique des formules effectivement discutables des pages 26-27 de l’ouvrage, corrigées depuis dans Émanciper le travail. Risquer l’erreur parce qu’on a les yeux ouverts sur le neuf de la lutte de classes est moins grave que ne voir de valeur que dans la valeur d’échange, au risque d’être aveugle sur l’émancipation en train de se faire. Même si cela me conduit à des formulations critiquables, j’entends bien continuer à faire de Marx quelqu’un qui m’aide à penser et non pas à répéter. L’enjeu du salaire a été pour moi le moment important d’explicitation de la contradiction entre ce que j’appelle les institutions capitalistes et les institutions salariales de la valeur. Mon problème était d’introduire au cœur de la définition et de la pratique de la valeur, non pas seulement le conflit entre le marchand et le non-marchand comme le fait Jean-Marie Harribey, mais ce que j’observais dans la réforme de la sécurité sociale : la lutte de classes sur les institutions de la valeur que sont le salaire, le marché du travail, la propriété lucrative, le crédit. Je me suis avisé depuis – ce qui m’a confirmé dans ma démarche – que ces lieux de la lutte de classes en matière de sécurité sociale sont décisifs dès la Libération. Si je titre « 1946 change le salaire et donc le travail », et non pas 1945 comme on s’y attend, c’est précisément pour me démarquer de la fable d’une période de convergence politique large sur le programme du CNR : le programme du CNR, dont la dernière mouture est largement due aux communistes, ne sera réellement appliqué que par les ministres communistes entre novembre 1945 et novembre 1946, sur les quelques strapontins qui leur sont concédés pour un temps très court, et cela face à l’hostilité constante du patronat évidemment, mais aussi des ministres SFIO et MRP et de De Gaulle, qui démissionne dès janvier 1946 pour réorganiser la droite. Le statut de la fonction publique, le régime général de sécurité sociale et la nationalisation d’EDF-GDF sont construits de haute lutte par les seuls communistes et les ex-unitaires de la CGT (les ex-confédérés, eux, préparant la scission de 1947). L’intensité du conflit portait sur la définition et la production de la valeur : par la socialisation du salaire, par la nationalisation avec de réels pouvoirs économiques aux travailleurs [6], par les premiers éléments d’un statut politique du producteur dont le salaire à vie, il s’agissait d’affecter aux travailleurs la capacité de produire sans marché du travail, sans propriété lucrative, et en remplaçant le cycle capitaliste profit/crédit par le cycle subvention/cotisation [7].

Si je suis devenu à ce point critique d’une stratégie de hausse du pouvoir d’achat, de plus juste distribution des richesses grâce à une révolution fiscale, de reconquête des points de PIB perdus par le travail en faveur du capital depuis les années 1980, ça n’est pas du tout par mépris pour les revendications salariales ou pour la justice sociale : je milite au contraire pour que le salaire redevienne le cœur de l’action syndicale, et qu’on en finisse avec la funeste priorité à la lutte pour l’emploi qui conduit à tous les abandons salariaux ; je milite pour que la justice repose sur un statut politique du producteur, et qu’on cesse de l’attendre d’une meilleure fiscalité. Car la lutte pour le salaire et pour le statut politique du producteur a conduit, lorsque la classe ouvrière était à l’offensive, à tout autre chose qu’une hausse du pouvoir d’achat due à un changement du curseur dans le partage de la valeur ajoutée, ou à un meilleur partage de la richesse entre actifs et inactifs dû à un calcul non strictement contributif de la pension. La réduction des inégalités entre les travailleurs du fait de prestations sociales peu ou pas contributives est évidemment positive, mais en quoi est-elle anticapitaliste ? Quant au pouvoir d’achat, c’est ce qui définit le salaire capitaliste : le prix de la force de travail se mesure à ce que le salarié doit acheter pour satisfaire ses besoins. Non seulement la bourgeoisie transforme ceux qui sont les seuls producteurs en « demandeurs d’emploi », mais, en payant leur force de travail, elle les appréhende exclusivement comme porteurs de besoins. C’est contre ce mépris anthropologique que se sont construites dans la lutte les institutions anticapitalistes du salaire porteuses d’une autre pratique de la valeur et donc du travail, celles-là mêmes que Pierre s’obstine à ne pas voir : le salaire à vie, la qualification, la socialisation ouvrière d’une part suffisante de la valeur dans le régime général pour produire autrement, sans marché du travail, sans propriétaire lucratif et sans crédit, comme il a été possible de le faire pour la santé. Il est tout à fait significatif que ce soit sur ces points qu’il me critique.

L’enjeu du salaire à vie s’est imposé à moi lorsque j’ai mesuré les conséquences désastreuses de la « lutte pour la répartition contre la capitalisation » telle qu’elle a été menée en 2003. Il est vrai que sous Juppé quelques velléités de régimes en capitalisation, poursuivies par Jospin, avaient à juste titre alerté contre ce danger [8]. Mais que cela ait entraîné tout le mouvement de 2003 dans une « défense de la répartition » a empêché de voir que la réforme n’était pas dirigée contre la répartition (ce que la CFDT a eu beau jeu de montrer), mais contre la répartition telle que la pratiquent le régime général et les régimes statutaires. L’enjeu de la réforme des pensions menée avec tant de détermination depuis 25 ans par les gouvernements successifs sous la houlette intellectuelle de Rocard, évidemment canonisé dès sa mort, est d’imposer les pensions fondées sur le décompte des cotisations contre les pensions fondées sur le remplacement d’un salaire de référence, parce que ce qui se joue dans ce conflit, c’est la production de la valeur et non pas sa répartition. Je note que Pierre prend acte aujourd’hui de l’opposition que j’ai énoncée entre cotisation-prévoyance et cotisation-salaire, mais il n’en tire aucune conséquence, ni stratégique (car alors il devrait interroger lui aussi les mots d’ordre que je conteste), ni théorique (car alors il ne pourrait pas m’adresser les critiques théoriques qu’il m’adresse sur la valeur).

La cotisation-prévoyance, c’est celle du « j’ai cotisé, j’ai droit » qui préside à l’Agirc-Arrco et à tous les comptes personnels que la CFDT et le Medef construisent, ANI après ANI, et que le gouvernement Valls a entrepris de regrouper dans le CPA et d’étendre aux indépendants. La pension est alors un revenu différé né de la « solidarité intergénérationnelle » : quand je suis retraité, j’ai le droit de bénéficier des cotisations des actifs en retour de la part de mon salaire que j’ai consacrée aux inactifs quand j’étais moi-même actif. C’est le fonds de commerce des réformateurs, qui entendent fonder le droit à pension sur les cotisations de la carrière. Ils ont gagné cette bataille idéologique parce que c’est sur ce terrain – leur terrain - qu’a été menée la « défense de la répartition » : certes, comme je l’ai dit, la stricte contributivité des prestations était contestée par les opposants à la réforme, mais pas du tout la légitimité du fondement du droit à pension des retraités dans leurs cotisations passées. Je n’ai vu nul tract syndical contester la prise en compte de la carrière dans le calcul de la pension et proposer la suppression des annuités. J’ai plutôt assisté avec tristesse, en 2010, à l’enlisement des opposants dans des propositions d’autre calcul de la « carrière complète » (réduire sa durée, inclure des temps non cotisés), ce qui légitimait celle-ci comme fondement du droit à pension.

Contre la cotisation-prévoyance [9] des régimes complémentaires, la cotisation-salaire, elle, a été construite en 1946 par la CGT dans le régime général et dans ceux des salariés à statut, sur le modèle de celui des fonctionnaires. La pension y est construite non pas comme la contrepartie des cotisations de la carrière, mais comme le remplacement du meilleur salaire à un âge politique : les termes essentiels sont ici « 75 % du brut », « salaire des six meilleurs mois », « cinquante-cinq ans (cinquante pour les métiers pénibles) ». Nul droit au loisir après une longue vie de travail dans cette revendication du droit à la continuation à vie du meilleur salaire à un âge où l’on est parfaitement en mesure de produire de la valeur. Mais cette valorisation de l’activité du retraité comme travail dans un salaire à vie libéré du marché du travail, telle qu’en posent les prémisses le régime général, ceux des fonctionnaires ou des salariés à statut, se heurte à une telle hostilité de la classe dirigeante (alors que la cotisation-prévoyance ne lui pose aucun problème, fût-elle en répartition) qu’on ne peut continuer à l’affirmer qu’en reprenant la bataille de la CGT des années 1950 pour le déplafonnement du régime général et la suppression des régimes à points, en continuant la bataille pour l’abaissement de l’âge de la retraite (de 1945 à 1982, le mot d’ordre est passé de 65 ans à 55 ans, un âge qui, dans l’esprit des dirigeants, devait encore baisser), et en menant une bataille, elle nouvelle, pour la référence au seul salaire des 6 meilleurs mois dans le privé (comme c’est le cas dans la fonction publique et les régimes spéciaux) et pour la suppression des annuités dans le calcul d’une pension clairement posée comme salaire à vie dont la légitimité vient du travail des retraités.

Mais pour mener cette bataille, il faut théoriser la pratique salariale de la valeur contre sa pratique capitaliste. Pour nous en tenir aux pensions, il y a une pratique capitaliste de la répartition qui veut qu’on ne produise que si l’on valorise dans l’emploi le capital des propriétaires et des prêteurs : les retraités (comme les fonctionnaires d’ailleurs) sont de ce fait définis comme improductifs et ont droit à la « solidarité » des actifs tout comme ils avaient eux-mêmes, dans l’emploi, cotisé pour des non productifs. C’est l’Arrco-Agirc et son revenu différé. Mais, contre cette pratique capitaliste, se met en œuvre depuis 1946 une pratique salariale de la répartition : comme elle le fait avec le statut de la fonction publique, la classe ouvrière, en instituant dans le régime général et les régimes statutaires le salaire à vie des retraités, institue une autre validation sociale du travail que l’emploi capitaliste, elle commence à élargir le champ du travail productif à l’activité des fonctionnaires et des retraités. Elle modifie la pratique de la valeur, puisque le travail, source de la valeur, n’est plus cantonné à l’emploi capitaliste : des retraités sans employeurs voient leur activité validée par l’obtention d’un salaire.

C’est bien sûr la production de marchandises qui génère la monnaie des pensions, comme toute monnaie. Mais cela ne signifie pas que ce sont les producteurs du marchand qui financent les retraités, comme le dit Pierre, pas plus qu’ils ne financent les soignants fonctionnaires ou libéraux, pas plus d’ailleurs que les producteurs de chaussettes ne financent les producteurs de chaussures. La production marchande et la production non marchande sont complémentaires, et leurs producteurs sont égaux en droit de tirage sur l’une et sur l’autre. La cotisation-salaire n’est pas un transfert social. Une telle expression suppose que retraités et soignants auraient des activités utiles mais ne produiraient pas de valeur leur donnant un droit de tirage sur les productions marchandes, alors que les producteurs de marchandises ont un droit de tirage sur les productions non marchandes. Que les capitalistes, et les réformateurs à leur service, récusent que les fonctionnaires, les soignants ou les retraités travaillent, cela renvoie à leur position de classe. Mais combien de batailles perdues faudra-t-il pour que leurs opposants cessent de leur donner raison et, en reconnaissant la validation sociale qu’opère la cotisation-salaire de travaux non capitalistes, mènent enfin la bataille pour marginaliser la production capitaliste dans l’ensemble de la production ?

La légitimité de cette validation sociale du travail par le salaire à vie et non pas par l’emploi est bien sûr suspendue à son ampleur, à sa durée, à sa généralisation à toute la production marchande pour en éliminer la valeur capitaliste. On peut s’appuyer, pour cela, par exemple sur la très forte aspiration des retraités à voir leur activité validée socialement comme travail. C’est pourquoi, plutôt que de faire du droit au loisir une thématique centrale du droit à retraite (et d’ainsi laisser aux réformateurs le champ libre pour que la validation du travail des retraités se fasse par le cumul emploi-retraite, donc sous sa forme capitaliste), il est important d’organiser la contribution des retraités à la production des entreprises marchandes non capitalistes qui se multiplient aujourd’hui et trouveraient un soutien remarquable dans la mobilisation de retraités qu’elles n’auront pas à payer, puisqu’ils le sont déjà par la caisse des retraites. Ajoutons à cette campagne la popularisation de propositions comme l’exclusivité des entreprises propriétés de leurs salariés dans l’accès aux marchés publics, la création d’une cotisation permettant aux entreprises reprises par leurs salariés de ne pas avoir à payer les salaires jusqu’à ce qu’elles trouvent leur viabilité, ou encore le maintien du salaire pour tous les licenciés jusqu’à ce que les entreprises qu’ils créent soient viables, et d’autres propositions encore qui toutes concourront à affirmer l’espace de la production marchande non capitaliste : on voit combien la socialisation salariale de la valeur dans la cotisation-salaire peut porter une offensive anticapitaliste, ce que les mots d’ordre que défend Pierre sont incapables de faire depuis plusieurs décennies. L’argument qu’il m’oppose, à savoir que c’est vouloir sauter 15 mètres alors que nous sommes incapables d’en sauter 5, peut parfaitement se retourner : c’est faute de mobiliser sur des objectifs ambitieux qui assument et prolongent le déjà-là révolutionnaire des conquêtes syndicales que nous sommes devenus incapables de sortir de la défensive, et donc de la défaite.

Mais justement, Pierre s’enferre à ne voir aucune révolution salariale dans les conquêtes de 1946. Je rappelle que la révolution, c’est le changement du mode de production, c’est une autre pratique de la valeur et donc du travail, avec, pour contrer les institutions de la pratique capitaliste de la valeur, un statut politique du producteur qui assure à ce dernier, dès sa majorité, un salaire à la qualification personnelle et une maîtrise collective de l’investissement rendant possible la propriété d’usage de l’outil de travail par les intéressés, sans appel ni au crédit ni à la propriété lucrative. Un tel statut libèrera la production marchande de sa soumission mortifère à la valorisation du capital, tout en affirmant une production non marchande. Or tout cela existe en puissance, à grande échelle, grâce aux conquêtes passées que tant aujourd’hui sous-estiment ou qu’ils rapportent, au mépris de tout travail d’archives, à une époque « qui voulait ça » (la Libération) pour se consoler de leurs échecs.

Prétendre, comme le fait Pierre, qu’il n’y a pas dans la fonction publique de salaire à vie, à vie parce qu’attaché à la qualification de la personne à travers son grade, et non pas au poste, relève de la volonté de ne pas voir. Il invoque comme cause première de l’absence de chômage des fonctionnaires l’obligation qu’a l’État de leur fournir un emploi. Mais sur quoi repose cette obligation qui n’a pas été édictée pour les employeurs capitalistes ? Sur le fait que l’État est bon alors que les employeurs sont méchants ? Sur l’exigence de continuité du service public ? Mais il y a continuité de la production de pain sans qu’il y ait garantie d’emploi des boulangers. L’obligation d’emploi des fonctionnaires n’est pas une cause, c’est une conséquence, la conséquence de la longue (on retrouve toujours l’importance de la durée et de la taille des institutions) construction, de la monarchie de Juillet à la loi Thorez d’octobre 1946 sur le statut de la fonction publique d’État, d’une logique du grade contre la logique de l’emploi. Ce n’est pas de l’exercice d’une fonction correspondant à un emploi que le fonctionnaire tient ses droits vis-à-vis de l’État, mais du grade, titre personnel, conféré aux membres de son corps. Alors que l’emploi est confié à titre précaire, le grade est définitivement acquis, et les fonctionnaires s’en sont saisis pour imposer la continuité de leur salaire et donc l’obligation pour l’État de leur fournir un emploi s’il ne veut pas les payer à ne rien faire. Même si c’est sous une forme atténuée, faute que la qualification personnelle y soit instituée dans des grades attachés à la personne, nous observons le même phénomène dans le privé, dans les entreprises ou les branches où les syndicats ont été en mesure d’imposer une continuité de carrière parce qu’un long travail de légitimation dans la convention collective du salaire à la qualification, certes du poste, a rendu possible, indirectement, un salaire à la qualification personnelle, de sorte que, dans ces entreprises ou ces branches, le changement de poste, voire le changement d’entreprise, se fait dans la continuité ou la progression du salaire. Certes, il ne s’agit pas d’un salaire à vie aussi accompli que dans la fonction publique ou dans la pension de retraite, puisque le risque de licenciement pour baisse d’activité ou suppression du poste est toujours là, alors qu’il a été supprimé en 1946 pour les fonctionnaires du fait de l’institution du grade. On voit combien l’institution d’une qualification personnelle est un antidote émancipateur au marché du travail capitaliste.

Venons-en précisément à la qualification, dont Pierre nie qu’elle joue un rôle décisif dans l’affirmation d’une autre production, d’un autre travail, d’une autre valeur, que leurs avatars capitalistes. Quel est le cœur de mon propos ? La pratique capitaliste de la valeur repose sur le déni que les travailleurs sont des producteurs. Certes, ils sont reconnus dans leur travail concret, et le diplôme atteste de leur capacité à produire des valeurs d’usage. Mais la production de valeur économique est le monopole des propriétaires de l’outil de travail. Demandeurs d’emploi sur le marché du travail, ressource humaine dans l’entreprise, les travailleurs sont des mineurs économiques réduits à des êtres de besoins dont le salaire est du pouvoir d’achat. Contre ce déni de reconnaissance comme producteurs ayant droit à la maîtrise de la production, l’imposition du salaire à la qualification, fût-ce des seuls salaires minimaux de la convention collective, est une victoire considérable obtenue par une très forte mobilisation syndicale autour de la négociation de la convention collective dans les années 1950-70. Alors que la certification renvoie au travail concret producteur de valeur d’usage (y compris bien sûr immatérielle, dans le cas de la licence de mathématiques), la qualification, et le salaire qui lui est attaché, renvoient à cet autre versant de la production qu’est le travail abstrait. Certes, qualification et travail concret ne sont pas étrangers l’un à l’autre, car toute production de valeur suppose la production d’une valeur d’usage. Mais, contre le salaire prix de la force de travail d’un être de besoins nié comme producteur de valeur économique et payé pour le temps de travail (et que ce salaire soit un tarif résultant d’un rapport de forces ne change rien à la chose), le salaire à la qualification affirme que le travailleur est capable de produire de la valeur, il le sort de l’illégitimité pour décider de la production de valeur. Si, en plus, la qualification est un attribut de la personne et non pas du poste, la validation sociale du travail commence à s’émanciper de la logique capitaliste du chantage à l’emploi.

Niant le caractère révolutionnaire d’une qualification qui fonde la dignité du travailleur comme producteur de valeur économique et subvertit l’instrumentation capitaliste de sa capacité à produire des valeurs d’usage, Pierre ne peut évidemment que lire à contresens la proposition d’un statut politique du producteur. Il reprend à son compte l’idée reçue selon laquelle le salaire à la qualification personnelle serait une distribution à partir de 18 ans d’un pouvoir d’achat dont bénéficieraient des passagers clandestins tranquilles dans leur hamac. Les conquêtes de 1946 nous disent tout autre chose. En affectant une part suffisante de la valeur aux caisses d’un régime général géré par les travailleurs eux-mêmes, ainsi reconnus comme dignes de décider de la production de valeur, ces conquêtes ont permis, tant que la cotisation-maladie a augmenté, de produire la santé sans marché du travail, par des soignants ayant un salaire à la qualification personnelle, qu’ils soient libéraux ou fonctionnaires, sans propriété lucrative de l’outil de travail (sauf la production des médicaments), et sans chantage à la dette puisque la hausse du taux de cotisation à l’assurance-maladie a permis aux caisses de subventionner l’énorme investissement qu’a représenté dans les années 1960 la sanitarisation de l’hôpital. Généraliser cette production non capitaliste de santé à toute la production marchande, telle est la boussole d’un statut politique du producteur qui, à 18 ans, enrichirait la citoyenneté de trois droits inséparables pour fonder la souveraineté populaire sur la valeur : premièrement, l’attribution à chacun du premier niveau de qualification et d’un droit à la carrière salariale ; deuxièmement, la copropriété d’usage de tout outil de travail qu’il aura entre les mains au cours de sa vie, et donc le droit de participer à la décision de ce qui est produit, comment et avec quel outil (s’agissant de la part de la valeur ajoutée restant dans l’entreprise pour l’autofinancement), sans tirer de cette propriété aucun revenu ; troisièmement, le droit de délibérer dans les instances de coordination de l’activité économique, qu’il s’agisse des caisses chargées de collecter une cotisation économique pour subventionner l’investissement, y compris par une création monétaire sans crédit, des caisses de salaire ou des jurys de qualification. Dans Émanciper le travail ou dans des textes plus récents, j’expose par quel chemin concret nous pouvons continuer à avancer dans cet objectif.

Concluons : la réfutation que Pierre propose de mon travail repose sur ce postulat, hélas si commun dans la science sociale : il n’y aurait qu’une seule classe pour soi, la classe capitaliste, et en face les travailleurs auraient pu se révolter, faire sécession, établir provisoirement des rapports de force localisés, mais n‘auraient pas réussi à se constituer en sujet politique en mesure de commencer à instituer à l’échelle macroéconomique une alternative. Sortir de ce postulat est la condition sine qua non de la sortie de la défaite.

20 septembre 2016

Notes

[1Je le désignerai par son prénom dans la suite du texte : Pierre Khalfa est un ami et je souhaite que notre controverse soit le fait de deux personnes également soucieuses de la vitalité du mouvement populaire.

[2Je rappelle, contre une référence souvent fautive – et y compris chez Pierre – que dans Puissances du salariat « puissances » est au pluriel : le salariat tel que je l’analyse est en puissance, il n’est pas puissant au point de l’emporter sur la bourgeoisie capitaliste. Par ailleurs, l’édition de 1998 ne reprend qu’une partie du manuscrit remis à l’éditeur. L’édition complète a été publiée en 2012, toujours à La Dispute.

[3Pour ne pas parler des trois échecs sans mobilisation importante, face à la réforme des régimes spéciaux en 2007, que la victoire de 1995 n’a donc fait que retarder, face à la réforme des pensions du régime général en 2012, et face à la poursuite délibérée de la suppression ou du remboursement des cotisations patronales au régime général par les gouvernements Ayrault et Valls.

[4Mon travail est un « work in progress » : j’ai abandonné dans mon dernier ouvrage Émanciper le travail le terme de « convention » que j’utilisais dans L’enjeu du salaire au bénéfice du terme de « pratique », et je m’étonne que Pierre, qui critique mon usage de « convention », n’en fasse pas état. Cette remarque vaut d’ailleurs pour plusieurs de ses critiques, qui portent sur des passages de L’enjeu des retraites ou de L’enjeu du salaire que je ne reprends pas à mon compte ou que je corrige dans Émanciper le travail.

[5Alors que je mène le raisonnement sur les gains de productivité en me plaçant du point de vue des réformateurs, pour montrer en interne la faiblesse de leurs projections, point de vue qui n’est évidemment pas le mien, Pierre me lit à contresens en me l’attribuant.

[6Que s’empressera de supprimer Robert Lacoste, le ministre socialiste de la production industrielle qui succède en décembre 1946 à Marcel Paul.

[7Je développe tous ces points dans Émanciper le travail.

[8Mais de toute façon la répartition ne peut pas être la réponse à la capitalisation, qui fonctionne elle aussi, évidemment, en répartition au temps T de la valeur produite au temps T.

[9Je ne peux pas revenir ici sur l’histoire de la création du régime général en 1946, je le fais dans les deux premiers entretiens d’Émanciper le travail, auquel je renvoie le lecteur.

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