Éditorial : Travail et revenu sont dans un bateau…

mardi 11 octobre 2016, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

Le travail et le revenu sont dans un bateau. La tempête capitaliste arrive et une lame envoie par le fond le travail qui se noie. Plus personne ne ramant dans la cale, le revenu se tarit. Certains invoquent alors une génération spontanée de richesse venant de nulle part, mais pouvant se rendre indéfiniment dans toutes les demeures.

Cette histoire pourrait être celle du revenu d’existence inconditionnel ou de ses copies, allocation universelle et salaire à vie. La violence de la crise capitaliste est telle, avec le chômage, la précarité, les inégalités, l’affaiblissement du droit du travail et de la protection sociale, que des succédanés aux salaires décents et au partage du travail sont imaginés, aux deux bords de l’échiquier politique et idéologique. Une partie de la droite a compris le pari qu’elle pouvait tirer de l’instauration d’un revenu de base qui ajouterait à la libéralisation du marché de l’emploi ce qu’elle n’a pu encore obtenir : le contournement, voire la disparition, du salaire minimum. La gauche social-libérale, toujours pleine de bonne conscience, se pâme pour un nouveau droit après avoir saccagé les anciens. Une bonne partie de la gauche radicale, qui a perdu ses illusions, tombe sous le charme d’une nouvelle utopie. Quant à la famille « alternative », elle rêve à un ailleurs que le travail pour se nourrir, se loger, s’éduquer et se soigner.

Une presse quasi unanime conforte ce mouvement : Libération, Politis, Charlie Hebdo, Mouvements, Le Monde diplomatique, L’Âge de faire, Sciences humaines, Socialter, Terra éco… L’Humanité hésite, c’est dire… Il ne manque plus que Capital et Les Échos et le tour sera complet.

Tout ce beau monde n’oublierait-il pas le b-a-ba de l’économie politique ? À savoir qu’il n’y a pas de valeur économique qui ne soit produite par le travail humain. Et que vouloir détacher, au niveau de la société dans son ensemble, l’une de l’autre revient soit à adhérer au mythe de la génération spontanée, une figure du créationnisme en économie, soit à croire en la fécondité du capital, ce fétichisme tant dénoncé par Marx, soit à espérer un miracle monétaire lâché par hélicoptère [1].

En quoi la revue Les Possibles peut-elle contribuer à ce débat ? C’est la question que nous nous sommes posée, alors que l’année 2016 a connu une attaque sans précédent contre le Code du travail, dont le fondement était d’établir un cadre unifié pour l’ensemble des travailleurs salariés, et qui vient d’être mis à mal par la préférence accordée à l’accord d’entreprise. Le rapport de subordination de la force de travail à l’employeur capitaliste en sort renforcé. C’est une manière de réaffirmer la primauté du droit de propriété sur tout autre droit humain. Tel est le contexte dans lequel nous ouvrons notre dossier.

Trois premiers articles dressent le constat. D’abord, celui de Gérard Gourguechon fait le bilan de la lutte contre la loi travail. Il explique en quoi l’inversion de la hiérarchie des normes participe à une « radicalisation au service de la finance ». Le deuxième article de Werner Rügemer montre combien le prétendu miracle allemand doit à la précarisation d’une bonne partie des travailleurs. L’une des conséquences les plus graves de ces réformes est la détérioration de la santé des travailleurs, explique Évelyne Perrin. Le travail « réformé » ruine la santé ; la retraite permet-elle de la récupérer ?

Christiane Marty a épluché le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites : on a de la peine à trouver en quoi la situation s’améliore, sinon en postulant des scénarios économiques futurs irréalistes.

Suivent deux articles à la charnière de l’analyse descriptive et de la théorie. Michel Husson fait l’inventaire des éléments dont on dispose pour comprendre l’origine de la faiblesse des gains de productivité du travail. Cet essoufflement explique que le capitalisme pourrait être entré dans une phase de longue stagnation. Matthieu Montalban aborde la question de l’économie collaborative et des transformations apportées par la robotique. C’est pour lui l’occasion de revenir sur la relation entre les changements d’ordre technique et les changements portant sur les rapports sociaux. Stagnation de la productivité et révolution technique, la rencontre est pour le moins paradoxale et oblige à reposer l’exigence de réduction du temps de travail.

Les économistes orthodoxes ont fait leur rentrée en publiant un pamphlet odieux contre tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Leur cheval de bataille est la RTT qu’ils exècrent. Thomas Coutrot démontre que leur méthode prétendument scientifique est une somme d’incohérences.

Une dernière section de ce dossier sur le travail a une ambition encore un peu plus théorique. Pierre Khalfa ouvre le débat sur la proposition de salaire à vie de Bernard Friot. Il expose ses réserves de fond, tant sur le statut de la force de travail que sur la qualification censée légitimer le salaire à vie. Bernard Friot lui répond, en insistant sur l’importance des institutions salariales fondées après-guerre qui préfigurent selon lui un autre rapport au travail.

Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone, font partie depuis longtemps des chercheurs du courant cognitiviste. Ils expliquent que le « revenu social garanti » serait un revenu primaire, engendré par les multiples activités hors du travail, qui sont la caractéristique essentielle du capitalisme de la connaissance. Jean-Marie Harribey, sur la base de la théorie de la valeur de Marx, réexposée en soulignant le caractère irréfragable de la validation sociale, réfute les théories du salaire à vie et du revenu d’existence, et soutient que l’inconditionnalité d’un revenu est contradictoire avec la nécessité d’une validation collective.

Stéphanie Treillet poursuit dans la même direction pour souligner la contradiction de vouloir rémunérer des activités autonomes qui n’entrent pas dans la circulation monétaire, soit par l’échange marchand, soit par la fiscalité. De plus, le revenu d’existence serait une grave menace sur l’autonomie des femmes. Au total, face à cette proposition, la réduction du temps de travail pour le plein emploi est la réponse à apporter aux politiques de l’emploi néolibérales.

Enfin, dans le contexte de la révolution numérique, Olivier Landau argumente en faveur de l’extension du régime des intermittents du spectacle à l’ensemble du travail pour former une « économie de la contribution ». On pourra y trouver un aperçu significatif des multiples interrogations que pose cette évolution, des contresens et des contradictions auxquels la théorisation de celle-ci peut aboutir si on confond activité personnelle et travail social productif, si on prône le versement d’un revenu qui n’a pas de soubassement réel et si on donne comme exemple d’« économie collaborative » le modèle Uber où la collaboration consiste à supprimer toute protection sociale aux travailleurs.

La partie « débats » de ce numéro des Possibles s’ouvre par un article de Denis Sieffert sur « les nouvelles formes de la parole démocratique ». La décennie de crise globale que nous traversons connaît un renouveau d’expression démocratique, des Indignés à Nuit debout. Il est sûr que les replâtrages institutionnels ne suffiront pas à redonner un sens à la démocratie, indissociable de l’intérêt général comme bien commun.

Claude Vaillancourt, président d’Attac Québec, donne un aperçu sur le dernier forum social mondial qui s’est tenu cet été à Montréal. Bien qu’il ait dû faire face à des difficultés inédites, ce forum a réussi à tenir une « agora des initiatives » sur le droit à l’éducation, le refus des traités de libre-échange ou la bataille contre l’extractivisme générateur de gaz à effet de serre.

La commission « Eau » d’Attac fait le point sur le transfert de la compétence de la gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations, qui doit intervenir en janvier 2018, dans le cadre de la réforme territoriale en France. Les auteurs décrivent cette réforme comme une « malfaçon législative » : confusion entre les finalités et les moyens, flous concernant la maîtrise d’ouvrage ou le financement, gestion des digues incohérente, etc.

La revue poursuit la réflexion sur l’éducation par un article d’Alain Beitone et Raphaël Pradeau. Les auteurs soutiennent que les forces de droite et du centre portent deux discours différents, tandis que les pédagogues de gauche tombent dans un piège en prenant le risque de remettre en cause le système éducatif public et républicain.

Michel Cabannes rend compte du dernier livre de Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Pour comprendre le néolibéralisme, il faut intégrer les aspects économiques et institutionnels, car « le déploiement historique du capital suppose à chaque étape une mise en forme symbolique et une mise en œuvre institutionnelle ». Les auteurs insistent sur le rôle de l’État « promoteur du néolibéralisme » qui n’est pas un ultralibéralisme. Mais l’avertissement est clair : le néolibéralisme est en train de se radicaliser, disent-ils, au risque de sous-estimer la portée de l’État social. L’alternative déployée par Dardot et Laval préconisant l’action « par en bas » suffira-t-elle ? On peut en douter, répond Michel Cabannes.

La revue des revues, préparée par Jacques Cossart termine ce numéro. On y retrouvera les comptes rendus habituels des dernières préconisations des institutions internationales, du FMI, à la Banque mondiale, à la CNUCED et à l’OIT. On ne s’étonnera guère de l’imbroglio dans lequel sont plongés les experts mondiaux : l’austérité reste le mantra général, mais il faut bien reconnaître que « au lieu de permettre la croissance, plusieurs politiques néolibérales ont augmenté les inégalités, compromettant en retour une expansion durable ». Et c’est sans compter les effets délétères sur la santé des plus pauvres et sur la mortalité infantile. Même aux États-Unis, l’état de la population laisse à désirer. Quant à l’avenir du travail, thème de notre dossier, il n’est pas aussi rose que le promettent les chantres de la révolution numérique. Et l’avertissement vient de l’Organisation internationale du travail.

Décidément, le travail reste au cœur des interrogations sur notre avenir. Il ne faut pas s’en étonner, et cela à plusieurs titres. Le travail est la seule source de la valeur économique. Il est le seul « facteur de production » au sens propre. Les autres éléments concourant à la « valeur ajoutée » sont les éléments permissifs du travail, le « cadre » dans lequel il évolue, comme disait Keynes avec des accents très classiques, sinon marxiens. Si l’on peut dissocier la distribution de revenus de l’apport productif individuel, on ne peut le faire à l’échelle de la production. Autrement dit, si l’on crée un nouveau droit au revenu, comme on a créé un droit à l’éducation, à la santé, à la retraite, la satisfaction de ce droit exigera un travail productif validé à l’échelle collective.

Si le travail est aussi prégnant dans la réflexion théorique et politique, c’est aussi parce que, derrière la redéfinition de son sens, de ses finalités et de son partage, se dresse l’exigence de remettre à plat les finalités du système productif. Le social rejoint l’écologie (ou est rejoint par elle). Travail et revenu sont dans un bateau. Encore faut-il qu’il vogue sans que la ligne de flottaison ne soit pas dépassée par une empreinte écologique insoutenable. Sinon, ce sera la galère !

Notes

[1L’image de l’hélicoptère est due à Milton Friedman, « The Optimum Quantity of Money », dans The Optimum Quantity of Money and Other Essays, Chicago, Aldine, Publishing Company, 1969. Dans son esprit, il s’agissait de moquer les politiques monétaires cherchant à redynamiser l’économie, parce que, selon lui, cela ne sert à rien.

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