La notion de répertoire d’action collective a été construite par l’historien et sociologue Charles Tilly, pour rendre compte des transformations intervenues dans les registres de mobilisation contestataire. « Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique, mais qui ressemble plutôt à celui de la commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi » [2]. Dans son livre La France conteste, il montre le passage, au milieu du XIXe siècle, en lien avec l’apparition du capitalisme industriel et des États-nations, d’un répertoire local/patronné à un répertoire national/autonome, qui repose sur des revendications explicitement formulées, des formes d’action novatrices (la grève, la manifestation de rue), et qui se déploie principalement dans les centres urbains, autour des sites du pouvoir. Dans les années 2000, plusieurs observateurs du mouvement altermondialiste ont noté une évolution sensible des formes de l’action collective [3]. Charles Tilly n’a jamais cependant validé l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau répertoire. Quant aux chercheurs français, sans doute vaccinés par les excès de la rhétorique sur les nouveaux mouvements sociaux, et de plus en plus confrontés à des usages pas toujours très rigoureux de cette notion, ils ont légitimement fait preuve d’une certaine prudence interprétative [4]. Quitte à être rapidement démenti ou contesté, rien ne nous interdit cependant de reformuler la question aujourd’hui à la lumière de la « crise » que nous traversons.
Si, comme l’affirmait Charles Tilly, « le répertoire en usage dicte l’action collective » [5], il est donc nécessaire de s’interroger sur les conditions macro-sociales qui ont rendu possible l’apparition d’un nouveau répertoire (que l’on pourrait désigner comme local/autonome) qui, pour les années à venir, coïncidera et/ou entrera en concurrence avec le répertoire précédent. Le mouvement des indignados à Madrid, lorsque la Puerta del Sol fut rebaptisée Plaza de la Solidaridad par des dizaines de milliers de manifestants le 15 mai 2011, apparaît aujourd’hui comme la référence de ce « militantisme de l’agora » [6]. Sans céder à la « hantise des origines », selon la formule de Marc Bloch, on notera cependant qu’il est possible d’établir une généalogie plus dense de ces pratiques en étudiant, comme l’a fait l’historienne Marianne Debouzy, les mouvements de désobéissance civile [7]. Les deux caractéristiques principales des mouvements de type occupy sont :
- l’importance des pratiques délibératives où chacun est invité à exprimer son point de vue en un temps volontairement limité. Comme l’a noté Loïc Blondiaux, « pour une grande partie de ceux qui participent à Nuit Debout, le principe et l’idéal démocratiques l’emportent sur toute autre cause » [8].
- le souci d’éducation populaire : « Ici, précise Ludivine Bantigny, on ne prétend éduquer personne, on part du principe que tout un chacun dispose d’une forme de savoir lié à son métier, à son milieu, à ses passions ou engagements divers » [9], ce qui autorise une véritable libération de la parole pour les participants les moins aguerris aux joutes militantes.
Par ailleurs, le recours aux réseaux sociaux permet une duplication rapide des occupations et la mobilisation de participants en dehors des cadres institutionnels classiques, le plus souvent en empruntant le mot d’ordre des gauches radicales d’une « convergence des luttes » mais surtout une diffusion en direct des images du mouvement [10]. Au total, j’ai recensé à partir des données fournies par le site wiki [11] 225 lieux de rassemblement différents qui ont pris forme à la suite du rassemblement de la place de la République à Paris dans une logique de « traduction politique spontanée » [12].
Paris (place de la République) 10 avril 2016 [13]
Paris est-il en train de prendre le train madrilène ? En apparence oui. Le mouvement Nuit Debout qui s’est structuré dans le prolongement d’une journée d’action interprofessionnelle « classique » contre le projet de loi Travail et autour de la projection place de la République du documentaire militant de François Ruffin Merci Patron ! peut être comparé au mouvement 15-M espagnol, même si sa base sociale est pour le moment plus restreinte. Le reportage réalisé par les journalistes du Monde place de la République à Paris nous propose quelques indications sur la sociologie de l’agora parisienne : « Signe de la difficulté du mouvement à drainer un public plus large deux semaines après son éclosion, parmi les militants de longue date ou les simples curieux, professeurs, lycéens, intermittents et « intellos précaires » restent malgré tout surreprésentés place de la République, loin d’une réelle mixité sociale » [14]. La notion de mixité sociale qui vient à l’appui du propos est certes contestable, mais la plupart des témoignages vont dans le même sens. Comment dès lors caractériser les nuitdeboutistes ? Dans un livre récent, Jean-Pierre Garnier attire notre attention sur l’émergence d’une « petite bourgeoisie intellectuelle très diplômée occupant des emplois hautement qualifiés dans la nouvelle économie fondée sur l’information, la communication et la création » [15]. Cette caractérisation est sans doute trop restrictive. Si l’on prend en compte tous les détenteurs d’un capital culturel élevé qui par ailleurs ne disposent que d’un faible volume de capital économique, on est amené à inclure dans ce groupe social une bonne part des diplômés de l’enseignement supérieur qui sont employés par l’État – au premier chef les enseignants – et surtout cette masse de précaires, eux aussi diplômés, voués à des emplois subalternes au sein des industries culturelles ou aux mirages de l’auto-entreprenariat. Cette petite bourgeoisie intellectuelle est confrontée en permanence, dans l’espace urbain et dans le cadre des relations de travail, à des inégalités de richesse dont les fondements lui échappent, car relevant d’une autre logique d’accumulation, ou plus exactement d’une logique d’accumulation d’une autre forme de capital, le capital économique. Elle est surtout confrontée à une crise des débouchés, liée aux politiques d’austérité qui limitent les recrutements de fonctionnaires d’une part, et à la concurrence très forte qui règne sur les segments du marché du travail qui lui sont accessibles de l’autre, d’où l’émergence en son sein de « dispositions collectives à la révolte » pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu :
- Il n’est donc pas très surprenant que cette petite bourgeoisie intellectuelle érige en adversaires les plus riches, les fameux 1% cloués au pilori par le mouvement Occupy Wall Street. Le terme « oligarchie » est d’ailleurs celui qui revient le plus souvent dans les débats pour les désigner. Tout se passe comme si en effet se mettait en place aujourd’hui une nouvelle économie morale centrée moins sur l’analyse des rapports de production ayant donné naissance à une bourgeoisie transnationale que sur la dénonciation des comportements extravagants des nouveaux riches d’une part, et des comportements serviles des gouvernants à leur égard de l’autre [16]. Au centre de cette nouvelle économie morale, on trouve une critique des effets du néolibéralisme, à la fois quant aux menaces sur la démocratie que fait peser l’accroissement des inégalités sociales [17] et quant à la prédominance du capital économique sur le capital culturel. La prégnance de cette dimension morale ne veut pas dire pour autant que ces groupes ne sont pas conscients de leurs intérêts de classe, comme en témoignent le succès des mouvements québécois contre la hausse des frais d’inscription à l’université et la dette étudiante qui en est la conséquence immédiate [18].
- Il n’est pas surprenant non plus que les mouvements de type occupy se focalisent sur les nœuds de l’espace urbain (les places) ou sur des espaces ruraux à reconquérir et à préserver. Dans les deux cas, nous ne sommes plus dans une confrontation avec l’État, mais dans un contournement des lieux de pouvoir au profit de lieux autonomes ou plutôt que les acteurs veulent autonomiser, symboliquement ou de manière plus tangible (les zones à défendre) en créant ce que David Graeber nomme « un territoire totalement extérieur au système » [19]. Ce contournement n’est d’ailleurs pas réciproque, et il n’aura échappé à personne à quel point l’État policier s’applique à détruire ou à limiter ces espaces d’autonomie, dans un contexte de fort recul des libertés publiques [20]. Il n’est pas non plus systématique comme le montre l’exemple de Grenoble, où l’occupation du parvis de la maison de la culture (MC2) s’est faite en bonne intelligence avec la municipalité [21] ou, précédemment, les villages Alternatiba.
- Il n’est pas très surprenant enfin que ceux qui sont exploités de manière plus classique par le capital demeurent plus ou moins à l’écart de telles actions, car attachés aux formes d’action du mouvement ouvrier ou, malheureusement, aveuglés par les discours racistes et xénophobes de l’extrême droite qui les incitent à ériger en valeur ultime leur illusoire « capital d’autochtonie » [22] à l’encontre des migrants et des réfugiés.
Une des particularités de ce nouveau répertoire d’action est que, dès le départ, il a suscité de nombreuses critiques sur son efficacité, critiques souvent formulées à l’aune des avantages supposés du répertoire précédent. Ces critiques portent tout autant sur les objectifs affichés que sur les moyens mis en œuvre [23]. La formule, empruntée par Thomas Frank à Slavoj Žižek, d’un mouvement tombé amoureux de lui-même [24], m’est d’ailleurs revenue à l’esprit lorsque j’ai vu naître un mouvement de ce type sur le campus de l’université de Nanterre, où j’enseigne. L’obstination d’un petit groupe d’étudiants en arts du spectacle et en philosophie à occuper une salle du bâtiment de l’UFR de lettres tout comme leur rhétorique néo-situationniste ont quelque chose de fascinant. Sans jamais chercher à construire un mouvement de masse, comme le faisaient usuellement les étudiants qui cherchaient à bloquer les bâtiments lors des journées de grève et de manifestation, ces indignés nanterrois vivent au milieu d’un campus qui, on peut le regretter, les ignore ou refuse de les prendre au sérieux. À la réflexion, ce mouvement m’est plutôt apparu comme une contre-société du spectacle. Contre-société au sens où ce qui est mis en avant, c’est un mode de vie affranchi du travail, mais société du spectacle au sens où ce mouvement s’érige de lui-même en spectacle à travers une mise en scène collective qui n’est pas sans évoquer, notamment pour la place qu’y tiennent les mots d’ordre provocateurs [25], les personnages du film La Chinoise de Jean-Luc Godard, qu’un des biographes du réalisateur appréhende ironiquement comme « les Robinsons du marxisme-léninisme » [26]. Les rassemblements Nuit Debout n’ont assurément pas ce caractère paroxystique… mais cette dimension existentielle y est aussi présente.
Quelles sont les perspectives ouvertes aujourd’hui par ces mouvements ? De leur succès dépendra, à terme, la consolidation du nouveau répertoire d’action collective évoqué dans cet article. Cette question me semble d’ailleurs plus intéressante que la lancinante question des « débouchés électoraux » par laquelle journalistes et/ou opposants à ce mouvement tendent à en minimiser l’importance politique. La politique qui se joue et se rejoue au sein du champ éponyme est peut-être morte pour ceux qui, à l’instar de Philippe Corcuff, appellent à « déboucher démocratiquement une politique représentative structurellement engorgée de boue oligarchique » [27]. De fait, la professionnalisation politique et la relation de délégation qui structure la démocratie représentative figurent aujourd’hui au banc des accusés [28]. Mais une alternative démocratique durable à la politique professionnelle reste à inventer. Sommes-nous prêts à affronter à mains nues, c’est-à-dire sans le secours des institutions plus anciennes du mouvement ouvrier, partis politiques et syndicats, le capitalisme financier et globalisé ? Pour le dire autrement, avec les mots d’Engels réfléchissant a posteriori au rôle des barricades en juin 1848, les mouvements de type occupy n’ont-ils pas « un effet plus moral que matériel » [29] ? Même si c’était le cas, ils auraient un rôle positif à jouer dans la lutte contre le discours néolibéral hégémonique. Pour que ce mouvement soit plus efficace, il sera nécessaire que l’ensemble des fractions des classes dominées réussisse à s’en approprier les codes et à faire de ce répertoire local/autonome l’outil de toutes les luttes émancipatrices. L’invention d’un nouveau répertoire est un processus complexe, notamment à cause des frictions qu’il engendre avec les groupes attachés à l’ancien répertoire [30], et qui nécessite du temps. Il faut lire en deçà des textes issus de savants compromis militants en vue de la manifestation du 28 avril, pour ne pas sous-estimer l’écart qui subsiste aujourd’hui entre ces deux répertoires, celui qui ne veut pas disparaître et celui qui peine à émerger, malgré les efforts réels, notamment du côté de la CGT jusqu’ici plutôt réticente vis-à-vis de la thématique de la convergence des luttes, thématique beaucoup plus familière aux adhérents de Solidaires [31]. Ces divergences sont d’autant plus difficiles à dépasser qu’elles ne sont pas principalement les produits de batailles idéologiques, mais bien plutôt d’inscriptions différentielles dans la dynamique de la contestation. Il est peut-être encore trop tôt pour savoir de manière définitive ce que seront les nouveaux standards – au sens musical du terme – des luttes sociales à venir [32]. Espérons en tout cas qu’ils seront plus novateurs que la playing list très consensuelle de l’« Orchestre debout » parisien (Verdi, Beethoven, Dvořák) élaborée sur la base d’un sondage Facebook !