Le retour du néolibéralisme en Argentine

mardi 28 juin 2016, par Alfredo Calcagno *

Arrivé au pouvoir, en 2003, dans un pays en ruines après la plus violente crise économique, sociale et politique de son histoire, Nestor Kirchner avait mis en place une ambitieuse politique de relance keynésienne. En 2007, Cristina Kirchner, son épouse, lui a succédé à la tête du pays et a continué sur la même voie. Mais, après douze ans de kirchnérisme, ce mouvement politique issu du péronisme, l’Argentine a pris un virage à 180° avec l’élection de Mauricio Macri, un libéral de droite, aux élections présidentielles de novembre 2015.

Alfredo Calcagno, économiste, coordinateur du rapport sur le commerce et le développement de la CNUCED, nous a accordé en février 2016 l’entretien qui suit.

Q : Que reprochait-on aux Kirchner pour accepter ainsi le retour du néolibéralisme en Argentine ?

Alfredo Calcagno. Lorsqu’on met en perspective la situation en Argentine depuis 2003, on constate qu’elle s’était rétablie de façon assez spectaculaire : doublement du revenu par habitant, réduction du taux de pauvreté de 54 % à moins de 20 % et du taux de chômage de 23 % à 5,5 %. Cependant, une certaine érosion de la popularité des « K » (comme on les appelle en Argentine) s’est fait jour à partir de 2011 en raison de la stagnation de l’économie. Certes, l’emploi et le niveau de vie des ménages se sont maintenus et les conflits sociaux n’avaient rien à voir avec les problèmes dont Nestor Kirchner avait hérité douze ans auparavant. Mais le gros de l’impact des réformes entreprises était passé.

Q : pendant la campagne, l’opposition s’est emparée des thèmes de la criminalité et de l’insécurité. Qu’en est-il réellement ?

AC. Il y a un problème de criminalité en Amérique latine, mais on ne peut pas dire qu’il est spécifique à l’Argentine, qui est, au contraire, un des pays les plus sûrs de la région. La réalité est que, comme souvent, les médias aux mains des groupes économiques ont instrumentalisé le thème de l’insécurité à des fins de propagande. Ce qui n’est pas surprenant quand on sait que le gouvernement de Cristina Kirchner s’était élevé contre le monopole et la concentration des moyens de communication.

Les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) des Nations unies sur la violence indiquent qu’avec 6 meurtres par an sur 100 000 habitants (dans un pays de 40 millions d’habitants, cela fait tout de même six assassinats par jour), l’Argentine est au niveau des États-Unis. Tandis qu’au Mexique les chiffres sont de 22 meurtres pour 100 000 habitants, plus de 32 au Brésil et 104 au Honduras. La criminalité n’a cependant pas augmenté de façon significative avec les Kirchner et, depuis l’élection, les crimes ne font plus la une des journaux. Selon les sondages, la sécurité n’est plus le principal souci des Argentins – à présent, c’est l’emploi…

Q : L’arrivée du gouvernement Macri marque une rupture radicale avec le gouvernement précédent. Comment caractérisez-vous ce tournant ?

AC. Ce gouvernement est arrivé en déclarant qu’il ne toucherait pas aux acquis sociaux de la période précédente, qu’il allait combattre la drogue et la corruption et relancer l’économie. Il n’était pas question de re-privatiser le pétrole ou la compagnie aérienne nationale, ni de revenir sur les réformes de la sécurité sociale et des retraites pour tous (s’attirant par là des critiques à l’intérieur même de son propre parti). Toutes ces promesses exigeraient en principe de ne pas réduire les ressources fiscales (que le gouvernement Kirchner avait augmentées de 25 % du PIB à presque 40 %). Mais, dans le même temps, on nous promet de réduire les impôts sur les exportations et de baisser le taux des prélèvements sur les hauts salaires. Ce qui aura évidemment un coût fiscal, en partie compensé par la suppression des subventions sur l’électricité, le gaz et les transports dans la zone métropolitaine. De plus, le gouvernement Macria rapidement entrepris de libéraliser l’accès aux devises. Dans la période précédente, on avait limité l’accès aux devises pour enrayer la fuite des capitaux, entraînant par là la création d’un marché parallèle (de 14 pesos pour un dollar, alors que le taux officiel était de 9,5). Le pari de Mauricio Macri est de créer ainsi « un choc de confiance » permettant de faire affluer les capitaux et d’encourager les exportateurs à vendre leurs stocks, au lieu de spéculer sur le marché des devises. Avec la dévaluation, le peso est aujourd’hui à 15,6 pour un dollar.

Q : Est-ce que cette dévaluation a déjà des répercussions ?

AC. Évidemment, une dévaluation de cette importance est répercutée de façon immédiate sur les prix. Nous assistons donc à une accélération de l’inflation depuis l’élection. Pour le mois de mars, on s’attend déjà à un surplus d’inflation de 3 % à cause de la suppression des subventions sur les services publics. C’est le « panier de la ménagère » qui subit de plein fouet cette situation. Le gouvernement s’est engagé à limiter l’inflation en 2016 à 20-25 %, mais cela semble un objectif très ambitieux. Dans ce but, il va essayer de comprimer la masse monétaire et de financer le déficit public par la dette. D’où l’urgence pour lui d’accéder aux marchés financiers internationaux. C’est pourquoi l’annonce de la relance des négociations avec les fonds vautours est un signal clair envoyé aux marchés : l’Argentine est prête à « remplir ses devoirs » et s’engage à fonctionner « normalement » sur les marchés internationaux. Le gouvernement Macri est donc en train de ré-endetter l’Argentine, profitant de ce que la dette externe a été ramenée par les Kirchner à moins de 10 % du PIB.

Q : Ce qui mettrait l’Argentine dans une situation vulnérable en cas de bulle financière…

AC. C’est possible, mais pas de façon immédiate puisque la dette argentine est peu élevée. Et, bien sûr, cela dépendra de l’utilisation qui sera faite de ces devises. L’intention de Mauricio Macri est de récupérer de la croissance fondée sur cet endettement. Par ailleurs, il a entrepris de supprimer tous les freins aux importations que les Kirchner avaient mis en place dans une intention protectionniste. Résultat, avec une inflation qui s’accélère, un salaire réel en train de chuter et des secteurs d’activité qui vont être exposés à une concurrence externe parfois déloyale, on peut s’attendre dès maintenant à une augmentation du chômage. Dans une perspective libérale, le nouvel État n’entend plus contrôler les prix et les importations, mais est intervenu radicalement pour licencier des fonctionnaires dans les secteurs jugés non prioritaires : 25 000 employés ont ainsi été mis à la porte du jour au lendemain dont 500 rien qu’au ministère de la Culture ; le centre culturel Kirchner, inauguré en juillet 2015, a été fermé (provisoirement ?). Plusieurs services publics et des organismes de contrôle financier et des prix réduisent leur personnel. Même les responsables du projet ARSAT, une des vitrines technologiques du pays, qui a mis en orbite en 2015 deux satellites de télécommunications entièrement conçus en Argentine, ont été licenciés. On entend ainsi réduire un emploi public jugé excessif, mais en diminuant aussi le rôle de l’État.

Q : Le gouvernement Macri fait le pari de relancer les exportations à un moment où la demande mondiale est en baisse. Est-ce que ce n’est pas un peu risqué ?

AC. On entre en effet actuellement dans une phase où les économies émergentes sont à leur tour frappées par la crise. Ces pays subissent une dépréciation de leur monnaie qu’ils essaient de juguler avec des politiques monétaires restrictives. En outre, les investissements sur les matières premières qui ont été encouragés par les prix à partir de 2003 commencent à mûrir, mais la demande n’a pas suffisamment augmenté pour absorber ces nouvelles capacités de production. Les pays en développement sont aussi touchés par la chute des prix des matières premières : en janvier 2016, par rapport à une moyenne sur l’année 2014, le pétrole a baissé de 70 %, les aliments de base de 20 %, les produits miniers de 36 %... Tout le monde est frappé, mais pas avec la même intensité. Il est clair que ce contexte international n’est pas favorable à une stratégie qui veuille déplacer le moteur du dynamisme économique du marché interne (ce qui a été une constante du gouvernement Kirchner) vers l’économie internationale.

Propos recueillis par Isabelle Bourboulon

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