Fraude et évasion fiscales, aggravation des injustices, affaiblissement de la démocratie

mardi 28 juin 2016, par Gérard Gourguechon *

La fraude fiscale n’est pas un phénomène récent. Il est probable que la première fraude fiscale a été concomitante du premier impôt. Et cette première fraude a probablement été une cause supplémentaire d’injustice dans un monde qui en connaissait déjà de multiples. Aujourd’hui, en 2016, avec la totale liberté de circulation des capitaux sur la planète, avec la multiplication des échanges internationaux, avec les nouvelles technologies qui permettent de déplacer très rapidement des fonds dématérialisés, avec la constitution de sociétés multinationales implantées sur les cinq continents, la fraude fiscale est devenue un phénomène de masse par son volume global, par son poids énorme sur tous les budgets publics, par ses effets sur l’accroissement des inégalités, sur les conditions du développement économique et sur les déséquilibres sociaux. Tout ceci est tant une cause qu’une conséquence d’un affaiblissement général de la démocratie dans la plupart des pays.

1- Fraude et évasion fiscales : de quoi parle t-on ?

Dans tout groupe humain doté d’un système fiscal, il s’est tout de suite trouvé des personnes qui ont cherché à y échapper, en partie ou en totalité. Ces personnes continuent pourtant de vouloir bénéficier des prestations, des protections et des services offerts par les budgets publics, mais des budgets publics financés par les impôts payés par les autres. C’est le comportement dit du « passager clandestin » qui participe au voyage sans payer son billet, qui participe au repas et à la distribution, mais sans payer son ticket.

Il existe une large gamme de procédés, de méthodes, de comportements, pour échapper, en totalité ou en partie, à un ou plusieurs impôts, voire échapper à toute fiscalité. Dans ce domaine, comme dans quelques autres, il nous faut éviter d’utiliser les mots retenus et employés par les tenants du système dominant. Les fiscalistes, les politiques, et d’autres, nous parleront d’évasion fiscale, qui nous est alors parfois présentée comme une fuite légitime, d’optimisation fiscale, qui devient parfois, à leurs yeux, une recherche de plus d’efficacité capitaliste, de fraude fiscale, qui serait elle officiellement condamnable, même si il est possible de lui trouver des circonstances atténuantes, voire de criminalité en bande organisée, selon le niveau de sophistication atteint. Et la fraude fiscale peut revêtir différents aspects et différents degrés, depuis le « travail au noir » d’un artisan jusqu’aux montages financiers complexes initiés par les multinationales et faisant intervenir de multiples entités juridiques localisées dans différents États et territoires.

Dans tous les cas, il s’agira d’échapper à l’impôt, que ce soit « légal » dans un système législatif national et dans le regard « international » actuel, ou « illégal » dans le même cadre.

2- L’évitement de l’impôt par la loi elle-même

La façon la plus efficace et la plus sûre d’éviter l’impôt est celle qui intervient lors de l’élaboration même de la loi fiscale. Ainsi, sous l’Ancien Régime, la noblesse et le clergé échappaient à une grande partie des impôts et taxes du fait même des lois existantes. Ils évitaient l’impôt, au vu et au su de tous, car telle était la loi. Après la Révolution et avec l’abolition des privilèges, il devenait plus difficile pour les classes privilégiées de procéder aussi ouvertement. Mais des avantages et des privilèges n’en demeuraient pas moins, et il y avait encore des catégories sociales qui s’efforçaient de bénéficier de mesures fiscales favorables. L’histoire politique et parlementaire du XIXe et du XXe siècles est truffée de batailles acharnées entre les tenants de mesures fiscales différentes. En France, la mise en place d’un début d’impôt sur le revenu a été très difficile au début des années 1900, les représentants de la bourgeoisie avançant des arguments économiques et des préoccupations de libertés fondamentales pour éviter un tel nouvel impôt. Aujourd’hui encore, quand, au niveau national, une classe ou une catégorie sociale s’organise pour échapper à un impôt par le fait de dispositions législatives particulières, et donc après des débats publics dans un système où il revient au Parlement de voter l’impôt, il n’est plus possible d’avancer un quelconque argument reposant sur un privilège de naissance ou autre. Sont donc avancés des arguments économiques (l’impôt va être défavorable à la croissance, à l’emploi, à l’attractivité du territoire national, à l’investissement, etc.) et des arguments basés sur les libertés et les droits fondamentaux (l’impôt serait confiscatoire, inquisitorial, il porterait atteinte à la vie privée des personnes, au libre-arbitre de chacune et de chacun, etc.).

Très concrètement, ceci signifie que des dispositions fiscales sont rédigées « à deux mains », par des représentants de certains intérêts économiques et financiers d’une part, et par les détenteurs officiels du pouvoir législatif et réglementaire d’autre part. Le lobbying est une pratique courante, tout comme les conflits d’intérêts largement tolérés et les va-et-vient entre les directions d’entreprises et les cabinets ministériels, etc. Il est notoire qu’à Bruxelles, les réglementations sur la régulation des banques sont rédigées par des représentants des banques.

3- L’évitement de l’impôt par le recours à la diversité et à la complexité des lois

Parvenir à faire voter des lois fiscales ouvertement favorables à une catégorie sociale peut rester une opération politique difficile : des contre-arguments quant à l’efficacité économique ou à la justice sociale peuvent être mis en avant à tout moment par d’autres catégories du corps social. La contre-offensive des catégories sociales privilégiées et de leurs représentants comme de leurs porte-parole peut se traduire par diverses manœuvres. Il peut s’agir de faire voter des dispositions apparemment ouvertes à tous mais qui, de fait, ne profiteront qu’à certaines personnes ou à certaines catégories sociales. Certaines « niches fiscales » relèvent de cette pratique. L’habileté peut aussi consister à faire voter des lois particulièrement complexes à comprendre, comportant des dispositions dérogatoires (par exemple en fonction du secteur économique ou géographique, ou de certains critères familiaux ou sociaux adaptés aux cas particuliers qu’il s’agit de favoriser). La loi peut aussi contenir des mesures apparemment contradictoires, sujettes à interprétation, puis à contentieux et à jurisprudence. Certains contribuables disposent de conseils fiscaux aguerris qui sauront éclairer leurs clients dans ce dédale. Cette complexité est alors, très souvent, un choix délibéré du législateur permettant de dissimuler en grande partie les avantages que la législation ouvre à certaines personnes et à certaines entreprises.

4- L’évitement de l’impôt par la concurrence fiscale organisée internationalement

Jouer de la diversité des systèmes fiscaux au plan international est devenu une pratique courante pour toutes les entreprises qui « travaillent » à l’international. C’est dire déjà que ce genre d’évitement est réservé aux entreprises et aux particuliers les plus riches.

Une diversité fiscale normale

Les pays, les États ont des histoires, des organisations politiques et administratives différentes, et aussi des réalités économiques, géographiques, climatiques, humaines, sociales, culturelles, etc., différentes également. Il est normal que ceci conduise à des législations relativement différentes, y compris en matière fiscale. La diversité fiscale est tout d’abord le résultat combiné de l’histoire et des réalités des mondes. Mais elle est devenue plus que cela.

Une diversité fiscale organisée et faisant système

Avec la multiplication des échanges commerciaux au niveau mondial, progressivement, certaines « normes » tendent à être adoptées dans certains domaines. Plus particulièrement, des zones d’échanges plus intenses ont été organisées plus ou moins au niveau continental (Asie du Sud-Est, Amérique du Sud, etc.). L’Union européenne est maintenant un regroupement assez ancien et particulièrement organisé. Au sein de l’Union européenne, des États membres sont parvenus à abandonner leur monnaie nationale pour adopter une monnaie unique entre eux et avec le reste du monde, l’euro. Par contre, en matière de fiscalité, le rapprochement n’est pas à l’ordre du jour. Bien au contraire, le discours dominant, un discours libéral qui va favoriser les capitaux mobiles, prône la concurrence fiscale entre les États, entre tous les États, y compris à l’intérieur d’un « marché commun ». Vers les opinions publiques, il n’est pas dit que cette concurrence fiscale délibérée est un choix politique et idéologique qui va favoriser les classes privilégiées de la planète. Il nous est dit que les États sont jaloux de leur souveraineté en matière fiscale et qu’ils veulent rester maîtres de leurs rentrées budgétaires, signe de souveraineté nationale. C’est une vaste fumisterie. Ces mêmes États, dits jaloux de leur souveraineté nationale, ont accepté de perdre leur monnaie nationale, de ne plus pouvoir, librement et souverainement, « battre monnaie ». Il s’agit pourtant d’un des premiers signes de souveraineté d’un État. De plus, la souveraineté fiscale est, en réalité, également perdue. Il n’y a certes pas de discussion officielle entre les États, et devant leurs opinions publiques, pour décider d’un rapprochement progressif de plusieurs pans des fiscalités des États membres. Mais la concurrence fiscale devient un argument avancé par chaque gouvernement pour obtenir de son opinion publique des mesures fiscales spécifiques favorables aux capitaux. Le même « argument économique » est mis en avant par chaque gouvernement : « il faut que le territoire national soit attractif pour les capitaux, car il faut attirer les investisseurs, car il faut tout faire pour favoriser l’emploi ». C’est le même discours qui est tenu devant les Français, devant les Italiens, les Allemands, les Polonais, etc. : il faut ménager les entreprises françaises, italiennes, allemandes, polonaises, pour sauver l’emploi en France, en Italie, en Allemagne, en Pologne, etc. À partir de ce prétexte, tous les gouvernements vont prendre des orientations fiscales convergentes. Sur une période longue (une trentaine d’années), il est facile de constater que, dans tous les pays de l’Union européenne, le taux de l’impôt sur les sociétés a baissé, de même que la progressivité de l’impôt sur le revenu, alors que les taxations indirectes et sur les consommations, particulièrement la TVA, ont sensiblement augmenté. C’est une autre façon de permettre à certaines classes sociales d’éviter une partie de l’impôt : quand l’impôt sur les sociétés passe de 50 % (en France, jusqu’en 1986) à environ 33,3 % (en 2016), ça veut dire que le revenu disponible pour les actionnaires pour un bénéfice déclaré de 100, passe de 50 à 66,6. Ca veut dire que les gains des rentiers et des détenteurs de capitaux sont plus élevés. Et, pendant le même temps, le taux des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu est très fortement abaissé. Ça veut dire que, pour des profits et revenus identiques, le revenu net après impôt est très sensiblement augmenté, et ceci même en dehors de toute augmentation des profits et des hauts revenus.

5- La concurrence fiscale systématique, élément de domination des couches privilégiées

Il arrive que quelques idéologues libéraux s’expriment pour vanter les mérites d’une concurrence fiscale pleine et entière. Il nous est alors expliqué que cette concurrence fiscale permet de limiter la pression fiscale des États, les obligeant à être « raisonnables » en matière de taxation, et particulièrement de taxation des éléments de richesse et de revenu les plus mobiles (les capitaux, depuis leur totale liberté de circulation, sans limites ni contrôles, sur la planète). Du fait de la sous-taxation d’une part grandissante du capital et des revenus du capital, les États sont conduits à réduire leurs dépenses publiques, car la sur-taxation des couches moyennes et modestes atteint vite les limites supportables économiquement (il faut maintenir une consommation de masse pour absorber les productions du système) et politiquement (il faut éviter d’arriver au stade des révoltes incontrôlables). La limitation des dépenses publiques présente de multiples avantages pour les détenteurs de capitaux et les propriétaires et gérants de la finance libéralisée. Cela va accélérer la marche vers un système d’États modestes, c’est-à-dire vers un recul généralisé de l’intervention publique, en matière économique, sociale, etc. Cette dynamique supplémentaire participe donc aussi de la financiarisation de la planète et de l’extension continue du marché à tous les domaines de la vie.

6- La fraude fiscale, en dernier recours pour celles et ceux qui estiment insuffisants les évitements de l’impôt par les autres procédés

Toutes les formes d’évitement de l’impôt examinées précédemment présentent l’avantage d’être légales, ou d’en avoir l’apparence, dans le cadre des lois actuelles. Leur légalité organisée est moins cynique que celle appliquée durant l’Ancien Régime ; elle s’habille d’artifices (complexité des textes, diversité des systèmes législatifs, etc.), lesquels suffisent aux bénéficiaires pour dormir en paix et même être de très honnêtes citoyens respectés, médaillés, récompensés, honorés, élus, montrés en exemple. Cette large palette de possibilités offertes pour échapper à l’impôt n’est, pour autant, pas jugée suffisante par certains qui vont prendre le risque de se mettre « hors la loi ».

La fraude fiscale a pour but de se soustraire au paiement de l’impôt par le recours à des procédés déclarés illégaux. Pour le Conseil des impôts, remplacé en 2005 par le Conseil des prélèvements obligatoires, « il y a fraude dès lors qu’il s’agit d’un comportement délictuel délibéré, consistant notamment à dissimuler une fraction des recettes et / ou à majorer les charges ». La fraude fiscale fait l’objet de majorations pour mauvaise foi et éventuellement d’une répression pénale. Mais si le contribuable a omis de bonne foi d’appliquer correctement les textes en vigueur, il y aura une simple erreur dont le redressement par les services fiscaux ne comporte généralement pas de majoration ou de pénalités, sous réserve des intérêts de retard.

Les procédés de fraude sont très nombreux ; ils peuvent être particuliers à certains impôts. Très généralement, il s’agit, pour un impôt basé sur une déclaration du contribuable, de ne pas déclarer des revenus ou de ne pas déclarer un chiffre d’affaires, une recette encaissée. Il est évident que la peur du gendarme est un élément dans la spontanéité et la véracité des déclarations. Il faut savoir qu’aux inégalités touchant à la loi fiscale elle-même (par exemple, la sous-taxation des revenus du capital par rapport aux revenus du travail, ce qui est « logique » dans un système capitaliste qui doit permettre au capital de fructifier, de se reproduire, de s’accumuler et se concentrer), s’ajoutent les inégalités découlant des conditions d’application de cette loi fiscale. Certains revenus et certaines activités ouvrent plus de possibilités de recours à la fraude fiscale. Les différentes catégories sociales et professionnelles ne sont donc pas dans une situation identique à l’égard de la fraude fiscale, et cela résulte assez souvent de choix politiques délibérés. Les salariés et les retraités sont très facilement contrôlés, à partir des déclarations faites par les employeurs et les caisses de retraite à l’administration fiscale. Par contre, de nombreuses professions libérales, commerciales, industrielles, disposent de multiples possibilités de soustraire une partie de leurs activités à l’impôt (paiements en espèces, absence de facturation de services et de travaux, présentation de ventes à l’intérieur du territoire national comme des exportations donnant droit à remboursement de TVA, etc.). De même, il sera encore possible de réduire le bénéfice imposable en imputant indûment certaines dépenses (des dépenses personnelles présentées comme des dépenses professionnelles, etc.) ou en présentant des fausses factures comme pièces de dépenses (sachant qu’une fausse facture ressemble totalement à une vraie facture, la seule différence étant qu’elle ne correspond pas à une réalité). Et, à l’intérieur du « monde de l’entreprise », l’éventail des procédés de fraude est particulièrement large. Les multinationales, celles qui disposent de conseillers fiscaux et d’avocats d’affaires plus ou moins sur les cinq continents, et qui peuvent localiser des activités sur une très grande diversité de territoires, ont en mains tout un arsenal de possibilités qui leur permettent de minorer très fortement leurs contributions aux budgets publics. Pour elles, le contrôle fiscal ne peut être que marginal, compte tenu de leur complexité extrême résultant du nombre de sociétés, de filiales, de localisations, de législations en cause, de pièces comptables, etc. Vérifier une multinationale, ce ne peut être que vérifier une toute petite partie de ses activités de par le monde.

7- La double utilité des paradis fiscaux pour leurs utilisateurs et bénéficiaires

Le nec plus ultra dans la concurrence fiscale

Nous avons vu que l’organisation méthodique de la concurrence fiscale entre les États et les territoires (voire entre les régions à l’intérieur d’un État fédéral), en lien avec une totale liberté de circulation des capitaux, donnait aux détenteurs de capitaux (que nous pouvons désigner du terme « capitalistes ») des avantages indéniables. Le capitaliste, le rentier, peut vivre sur la Côte d’Azur et avoir une grande partie de ses biens et capitaux producteurs de profits et de revenus localisés dans des zones attractives pour les capitaux mais pas forcément agréables à vivre. Par contre, le salarié a beaucoup moins de choix. La force de travail est, pour de multiples raisons, beaucoup moins mobile que le capital. Le capital peut désormais se déplacer, se délocaliser à la vitesse d’un clic sur la souris d’un ordinateur, et cela peut être effectué par un particulier, une entreprise, une banque, un fonds d’investissements, etc. Le travailleur, par contre, est attaché à son pays, sa langue, sa famille, ses habitudes, etc. L’organisation de la rareté du travail par un chômage de masse résultant en grande partie d’une absence de réduction du temps de travail en correspondance avec les gains de productivité, va amener ces mêmes travailleurs à accepter des reculs sous la promesse d’arrivée de capitaux annoncés comme devant « créer des emplois ». C’est ainsi que le dumping fiscal (comme le dumping social) est une opportunité de tous les instants pour les classes privilégiées.

Tout en haut de la pyramide dans la course au moins-disant et au moins-faisant fiscal, se trouvent un certain nombre de territoires particulièrement attractifs pour les capitaux à la recherche d’une imposition très faible, voire inexistante. Ce qu’il est désormais courant d’appeler les « paradis fiscaux » sont ces territoires, ces régions du monde qui sont plus ou moins hors la loi, hors la loi commune, et pas seulement dans le domaine fiscal. L’existence de territoires « hors impôts » n’est pas récente. Le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la France, etc., y ont eu recours pour inciter des armateurs et des investisseurs à s’établir dans les comptoirs, sur les terres découvertes et conquises. Et, au fil des ans, quelques pays ont pu faire ce choix d’une fiscalité très attractive pour certaines catégories sociales. L’exemple de la Suisse offrant son système bancaire et sa législation fiscale aux nouveaux contribuables allemands et français de l’impôt sur le revenu est connu. Mais, avec la libéralisation de la circulation des capitaux, ce qui était exceptionnel est devenu système. Nombre de petits États indépendants ont « vendu » une partie de leur souveraineté en se mettant au service d’une demande internationale pressante. C’est ainsi que la City de Londres a œuvré pour que des territoires encore plus ou moins directement rattachés à la Couronne britannique mettent leur législation à la disposition des banquiers et des financiers de la place financière de Londres. C’est en partie grâce à ce vaste réseau de territoires « off shore », qui, en plusieurs cercles concentriques, va de l’île de Man, de Jersey et Guernesey, Gibraltar, les Bermudes, jusqu’aux îles des Caraïbes (Caïmans, Turques-et-Caïques, etc.), etc., que la City de Londres présente une force de frappe financière prodigieuse, sans rapports avec le poids économique actuel du Royaume-Uni. Certains territoires ont été spécialisés pour certaines opérations, en retenant les avis et conseils d’avocats d’affaires envoyés par des intérêts financiers. Ainsi, des territoires ont été spécialisés pour accueillir les pavillons de complaisance, ceux qui permettent à une très grande partie du fret maritime de se déplacer au moindre coût, ce qui facilite la « concurrence libre et non faussée » des biens et des produits sur l’ensemble de la planète. Ainsi, la Barbade est devenue le paradis fiscal des sociétés des industries extractives cotées au Canada.

En étant spécialisés dans certaines opérations, en étant attractifs fiscalement pour certaines sociétés ou certains revenus ou patrimoines, les paradis fiscaux vont servir de pôle de référence en matière de concurrence fiscale. À chaque fois, ou presque, ces mesures particulières sont réservées aux non-résidents. Nombre de législations et réglementations fiscales des paradis fiscaux précisent effectivement que ces dispositions particulières favorables sont limitées aux entreprises n’ayant pas d’activités locales dans le territoire. Nous pourrons donc rencontrer à Jersey, un petit commerce de boucherie-charcuterie qui relèvera d’un taux d’imposition sensiblement plus élevé que celui qui sera appliqué à un trust international de la boucherie localisé à Jersey mais n’y ayant aucune activité ! C’est dire qu’il s’agit bien de favoriser les capitaux mobiles, ceux qui sont importants et très importants. C’est la première fonction dévolue à ces territoires.

Le secret et l’impunité

Cette deuxième fonction est très complémentaire de la première, le moins-disant et le moins-faisant fiscal. Les législations mises en place dans ces divers confettis de la planète vont être autant d’exceptions aux législations et réglementations civiles, commerciales, pénales, bancaires, judiciaires, sociales, environnementales, etc. Ces territoires vont aussi servir à abriter et recueillir les capitaux gagnés illégalement sur le reste de la planète (fraude fiscale, trafics, corruption, blanchiment d’argent, etc.). Nous allons donc y trouver des fonds provenant de la criminalité financière et des fonds provenant du grand banditisme, du terrorisme. Les paradis fiscaux n’ont pas été faits par et pour ce genre de criminels, mais ceux-ci vont très largement les utiliser. Très globalement, ces territoires servent donc aussi à protéger certaines personnes de l’application de certaines législations nationales. Il s’agit souvent de les mettre à l’abri de toutes poursuites judiciaires et de toutes condamnations. Le secret bancaire et la possibilité de constituer très facilement et très rapidement des sociétés garantissant l’anonymat des propriétaires réels vont concourir à cette quasi-impunité. La fonction de « gardiens du secret » est une fonction essentielle aussi des paradis fiscaux et judiciaires. Ils l’assurent par la conjonction de plusieurs réglementations et pratiques : possibilité de constituer facilement des sociétés où les noms des donneurs d’ordre et des propriétaires réels n’apparaissent pas ; désignation des sociétés par des numérotations dissimulant les identités réelles ; absence de registre des entreprises localisées dans le territoire ; absence de coopération avec les autres États pour fournir des informations sur les sociétés localisées dans le territoire et sur les opérations auxquelles elles se livrent, etc.

8- Les conséquences de la fraude et de l’évasion fiscales

Les conséquences d’un développement large de l’évitement de l’impôt par les entreprises et les personnes qui accaparent une part grandissante des revenus, des profits et des patrimoines sont très nombreuses.

Une première conséquence, trop souvent oubliée ou négligée, est la situation d’inégalités généralisées qui va résulter de l’accentuation d’une fraude et d’une évasion fiscales de haut niveau. Face à une telle situation, les citoyens seront encore moins « égaux » entre eux. Cette inégalité se creusera, en matière de richesses, et aussi en matière de droits, entre les détenteurs de capital, qui échappent plus à l’impôt, et les autres. Cela va aussi intervenir à l’intérieur du monde économique. Quand les multinationales ne payent que très peu d’impôts par rapport aux PME, il s’agit d’une concurrence déloyale. Cet avantage va avoir de multiples conséquences, en matière d’accès aux marchés publics par exemple, et aussi en matière de prix offerts aux clients. Nous pouvons le constater, et le visualiser, tous les jours, par exemple dans le commerce de détail. Des petits commerces sont régulièrement remplacés par des grandes surfaces et des centres commerciaux, et par des « franchisés » dont une partie des bénéfices est renvoyée vers l’entreprise « mère » (qui vend ses produits, loue sa marque, loue ses brevets, etc.). Cette dynamique conduit à accélérer les pertes fiscales pour les budgets publics et à favoriser la concentration capitaliste comme l’extension de la finance. À terme aussi, ceci mène à la constitution de vastes oligopoles où la concurrence devient de plus en plus artificielle (répartition des marchés entre eux, fixation de prix ou de tarifs d’un commun accord, etc.).

Une autre conséquence, très directe et visible, même si elle est difficilement mesurable avec précision, est une absence de rentrées budgétaires pour les États et les collectivités publiques. Face à cette situation, les pouvoirs politiques vont tout à la fois taxer plus fortement les personnes qui ne peuvent pas frauder (salariés, retraités, consommateurs, etc.) et réduire certaines dépenses publiques (les gouvernements diront qu’il faut faire des économies budgétaires, qu’il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens, qu’il ne faut pas laisser de dettes à nos enfants, etc.). En tout état de cause, ce qui aura été fraudé par les uns finira par être payé par les autres, soit directement par une pression fiscale accrue, soit indirectement par une réduction de certaines dépenses publiques et de certains services publics.

L’évitement fiscal de grande ampleur est une des causes principales des déficits publics qui conduisent les États à cultiver une dette publique. Cette dette publique va mettre les États sous l’emprise des prêteurs qui sont, plus ou moins, des organismes derrière lesquels on retrouve notamment les personnes qui ont pu échapper à l’impôt. Ainsi, l’évasion et la fraude fiscales sont un moyen, parmi d’autres, qui permet des transferts financiers du plus grand nombre vers les privilégiés. Ce sont donc des accélérateurs d’inégalités.

Ils participent aussi à une inversion des pouvoirs par un basculement du pouvoir politique vers le pouvoir économique et vers les détenteurs de capitaux. Les reculs de l’intervention publique ouvrent aux marchés et aux capitaux de nouveaux pans des rapports économiques, sociaux et humains. Ceci signifie que le champ d’intervention des choix démocratiques est régulièrement restreint pour relever progressivement de la compétence des entreprises et, en leur sein, du pouvoir patronal et de celui des détenteurs du capital. C’est un premier affaiblissement de la démocratie par une réduction du champ d’intervention de la puissance publique. Cela est facile à visualiser lors des privatisations, par exemple. L’affaiblissement de la démocratie se fait aussi très directement par le maintien d’une pression constante des détenteurs de capitaux sur la démocratie politique et sur les choix des citoyens. C’est particulièrement l’utilité de la dette publique, en grande partie le résultat de l’évitement fiscal de grande ampleur (sous-imposition des plus riches et développement des fraudes de très haut niveau). Par le poids de la dette, les gouvernements vont pouvoir dire aux opinions publiques que de multiples législations et réglementations doivent aller dans un sens favorable aux « investisseurs ».

La plupart des réformes « économiques » et « sociales » prises par la plupart des États s’inscrivent dans une logique financière.
Dans les pays « démocratiques », les citoyens vont être conviés à continuer de participer au rituel des élections, le spectacle des oppositions pendant les campagnes électorales sera toujours présent, les coups tordus continueront d’être de mise, à l’intérieur de chaque « camp » et entre les deux camps « en lice », mais les « réformes » continueront d’aller dans le même sens, celui favorable aux principaux détenteurs de capitaux, celui au service de la finance libéralisée. Dans un certain nombre de pays, les dirigeants ne dissimulent plus cette réalité. En janvier 2012, dans un discours de campagne électorale au Bourget, le candidat François Hollande tonnait « mon adversaire, c’est la finance », et en quelques semaines de présidence, il est vite apparu que la politique réellement menée confirmait que c’était toujours bien la finance qui avait les manettes. En janvier 2015, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, ne faisait aucune promesse, et affichait les couleurs : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens  ». L’affaiblissement de la démocratie se constate donc, tout à la fois, par une réduction du champ d’intervention de la puissance publique (c’est une partie grandissante des rapports sociaux et humains qui relève du marché au lieu de relever des délibérations politiques et citoyennes) et par le fait que la plupart des législations et réglementations nouvelles se feront dans un sens favorable à la finance et à la perpétuation de ses avantages et privilèges. 

9- La complicité passive ou active de la plupart des gouvernants et des institutions nationales et internationales depuis une trentaine d’années

Nous avons souvent des difficultés à comprendre le monde d’aujourd’hui, alors que nous arrivons à comprendre les logiques et les lignes de force qui sous-tendaient le pays à la veille de la Révolution de 1789 et que nous parvenons à expliquer, en 2016, comment la conjonction de certaines forces a rendu possibles les progrès sociaux du lendemain de la Libération, à partir de 1945.

Il est probable qu’en 2116, les livres d’histoire expliqueront aisément comment il a été possible qu’une minorité de la population, sur la planète, accapare un maximum des richesses produites. Un rapport de l’association Oxfam, établi à partir d’études faites par la banque Crédit suisse, montre que les 10 % les plus riches du monde détiennent 86 % de la richesse mondiale alors que les 50 % les plus pauvres ne disposent que de 0,5 % de cette richesse mondiale. La moitié des richesses produites dans le monde se trouve entre les mains de 1 % de la population du globe, et les 62 personnes les plus riches possèdent autant que la moitié de la planète. Dans cent ans, les explications seront limpides. Nous aurons la confirmation qu’en 2016 aussi, comme de tout temps, la catégorie sociale au pouvoir estimait que ceci était tout à fait légitime, pour de multiples raisons, et s’organisait donc pour que cette situation perdure, pour elle-même et ses héritiers et descendants. En 2016, comme de tout temps, ceux qui avaient le pouvoir se fixaient de moins en moins de limites à leurs avantages et privilèges, dénigraient les velléités de critiques et de contestations, gratifiaient les courtisans, les collabos et toutes celles et tous ceux qui participaient peu ou prou au maintien du système.

Et les citoyens de 2116 s’étonneront qu’une telle situation, à ce point scandaleuse, ait pu se maintenir pendant plusieurs décennies, alors que les populations avaient été clairement averties par les organisateurs de la captation de richesses. En 2007, Denis Kessler avait annoncé que leur programme était de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance (CNR). En 2015, Jean-Claude Juncker avait bien précisé que la démocratie devait s’effacer derrière les traités européens. Tout ceci n’étant que l’illustration et la concrétisation des propos tenus par David Rockefeller le 1er février 1999 : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble adéquat pour le faire.  » C’est bien que le terme était très directement que les plus fortunés de la planète puissent un jour se passer même de l’entremise des gouvernements pour gérer la planète.

Et les explications seront faciles à comprendre : le chômage n’était pas un problème, n’était pas un fléau, c’était une des solutions pour affaiblir les résistances et pour que les travailleurs acceptent des reculs sociaux. La totale liberté de circulation des capitaux sur la planète, sans limites ni contrôles, n’était pas une chose « naturelle » et « spontanée », mais la somme de choix politiques donnant un avantage aux capitaux dans leur confrontation aux apporteurs de travail.

Les territoires off shore, paradis fiscaux, judiciaires, bancaires, réglementaires, etc., étaient la concrétisation d’une planète à deux vitesses. D’un côté, un monde encore fragmenté et organisé par des États aux frontières toujours effectives pour la plupart des êtres humains et pour les organismes de contrôle et de régulation, avec des législations et réglementations s’appliquant au plus grand nombre. Dans le même temps, une panoplie de « trous dans la raquette », d’espaces et de territoires « sans lois » réservés à la minorité privilégiée qui s’exonérait ainsi de l’application des lois et règlements qu’elle faisait voter pour les autres. Bien entendu, toute tentative de régulation de la finance était fortement repoussée, quel que soit l’angle par lequel ceci voulait se manifester : mise en place d’une taxation internationale sur les transactions financières, limitation de l’emprise des banques, informations sur les banques et sur les multinationales, réduction de la concurrence fiscale, etc. Sporadiquement, quelques reculs tactiques étaient concédés pour essayer de calmer les opinions publiques lors de la publication d’informations faisant scandale. Qu’un ministre du budget soit pris la main dans le sac, et il était abandonné en chemin, c’était « la part du feu ». Que des informations fuitent, montrant la connivence de nombreuses banques, multinationales, et membres de « l’élite » mondiale (sportive, culturelle, politique, etc.) dans des trafics basés dans un paradis fiscal, et le système s’en sortait en reconnaissant que ce pays était le dernier bastion des résistances à la transparence et en le mettant soudainement à l’index, alors que les mêmes l’avaient blanchi quelques mois auparavant pour répondre aux demandes de quelques multinationales. Bien entendu, le secret demeurait une nécessité. Aussi, ceux par qui le scandale arrivait, les lanceurs d’alerte, étaient-ils sérieusement surveillés. Les organismes financiers s’organisaient à l’interne pour rendre les fuites plus difficiles, et les procès contre les personnes qui bravaient les risques voulaient éviter qu’elles puissent être prises en exemple.

Ils en étaient là en 2016, et pourtant, tout cela eut une fin.

26 mai 2016

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