Cependant, ce bouillonnement, aussi sain soit-il (laissons de côté ceux qui tentent de le détourner à des fins personnelles, car la vigilance doit prévaloir au sein même de toute démarche) se heurte à des grandes contradictions, qui expliquent sans doute pourquoi les mouvements citoyens ne se sont pas développés plus tôt, ni avec plus de force.
La première difficulté tient à l’idée que l’on peut se faire de la citoyenneté et de la crise politique à laquelle elle entend répondre. Un peu comme pour la relativité d’Einstein, il y a la théorie restreinte et la théorie générale ! La théorie restreinte considère que la crise de la politique et de la démocratie est isolée : soit cette conception ignore les autres crises, sociale, écologique, géopolitique, morale, etc., soit elle considère que celles-ci n’interfèrent pas avec la crise politique. Dès lors, cette dernière peut être traitée indistinctement par des citoyens se reconnaissant dans les courants politiques les plus divers, avec une mention particulière pour ceux qui, dans leur zèle contre les démarches traditionnelles, nient tout clivage droite-gauche. L’exemple le plus récent de cette démarche vient d’être donné en France par les initiateurs de « primaires citoyennes », à l’initiative desquelles on retrouve sans surprise des professionnels connus pour leur engagement centriste : Corinne Lepage, Jean-Marie Cavada, etc. Mais, comme aimait à le dire François Mitterrand, grand maître politicien : « le centre n’est ni de gauche, ni… de gauche ».
Au contraire, une théorie générale de la crise et, par conséquent, de la citoyenneté censée être efficace contre elle, considère que les différentes dimensions de cette crise sont tellement interdépendantes qu’il est illusoire de prétendre s’attaquer à l’une, sans s’en prendre en même temps aux autres. Ainsi, la gravité de la crise financière et sociale, de la crise écologique ou des crises géopolitiques explique, pour une bonne part, le recul démocratique en cours dans le monde et, particulièrement, en Europe. À son tour, cette régression aggrave singulièrement chacune de ces crises particulières. C’est donc bien une crise globale, multidimensionnelle, qu’Edgard Morin et quelques autres qualifient justement de crise de civilisation, dont il s’agit de sortir par le haut : non du côté des valeurs réactionnaires, xénophobes et racistes ; mais du côté des valeurs progressistes, issues des Lumières et de tous les mouvements d’émancipation, ouvriers, anticolonialistes, féministes, écologistes… Et c’est dans cette dimension que les mouvements citoyens, sociaux, environnementaux, humanitaires, féministes, etc., doivent s’engager ensemble, en faisant converger leurs luttes.
La seconde difficulté est organisationnelle : d’un côté, les formes d’organisation verticales, du type parti, ont échoué dans leur prétention démocratique, que ce soit dans leur prise du pouvoir d’État, ou dans leur mode de fonctionnement interne, confisqué par les apparatchiks ; d’un autre côté, cet échec crée une aspiration irrépressible vers des formes horizontales d’organisation en réseaux, facilitées par les technologies numériques, que l’on peut rapprocher d’une culture, si ce n’est anarchiste, du moins libertaire. Il reste que, passés les premiers moments de mobilisation plus ou moins spontanés réussis, les changements désirés doivent se concrétiser, ce qu’on ne peut attendre des partis traditionnels qui ont, jusque-là, fait le contraire… c’est ainsi qu’en Espagne les Indignados se prolongent en Podemos. C’est la question que va rencontrer Nuit debout. Cela suppose, ne serait ce que pour gagner des élections, et savoir en exploiter les résultats, le recours, si ce n’est le retour, à des pratiques plus verticales, qui risquent de banaliser ces nouveaux mouvements citoyens. S’il n’existe pas de recettes magiques face à ces contradictions inévitables, on peut du moins proposer une orientation générale, d’où découlerait un grand nombre de dispositions concrètes. Ainsi, on peut avancer comme principal général d’organisation des mouvements citoyens, celui de la verticalité, et donc de l’institutionalisation, minimale.
Enfin, il y a une troisième difficulté peut être encore plus grande en pratique : le citoyen actif dans la sphère publique est un amateur, un intermittent de la chose publique, qui intervient à temps d’autant plus partiel qu’il est bien souvent multi-cartes et pris par d’autres engagements : la question est particulièrement difficile pour les femmes, encore frappées par la division sexuelle du travail ménager et parental. Elles et ils se heurtent dans leur engagement à des professionnels (élus et souvent fonctionnaires) qui sont censés traiter des mêmes questions à temps complet, d’autant plus qu’ils sont payés pour le faire… ou du moins qu’ils le font pour continuer à être payés. Car pour eux, la chose publique est une carrière, d’où la nécessité, si on veut réduire la nocivité de cette dérive, de limiter étroitement le cumul des mandats dans le temps. Redoutable dissymétrie entre citoyens actifs et gens de pouvoir : outre que les lois et les règlements ont été faits pour ces derniers, il leur suffit dans bien des cas de se contenter de faire traîner les choses pour rester seuls maîtres à bord. C’est pourquoi les démarches citoyennes, au-delà de mobilisations suscitées par des émotions collectives, inévitablement passagères, doivent parvenir à se structurer de façon continue, sans tomber dans les travers bureaucratiques des institutions et des partis qu’ils critiquent. Là encore, le principe libertaire de l’institutionnalisation minimale doit, sous peine de dénaturation, guider les nouvelles démarches citoyennes.