Droits sociaux : résistance au démantèlement

mardi 28 juin 2016, par Dominique Méda *

Je voudrais commencer avec la très belle réflexion que Jean Jaurès, un des principaux promoteurs du socialisme en France, universitaire, auteur de nombreux écrits théoriques, grand ami de Durkheim, consacrait en 1893, l’année de la parution de la Division du travail social, à la béance entre citoyenneté politique et citoyenneté sociale : « par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. Mais au moment même où le salarié est souverain – dans l’ordre politique – il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. À tout moment, ce roi de l’ordre politique peut être jeté dans la rue. »

Nous savons qu’il faudra encore plus d’un demi-siècle, dans les sociétés occidentales, pour réduire cette béance et transformer cette « sorte de servage » en une condition désirable, comme l’a montré Robert Castel, et cela non seulement en dotant les citoyens de ce que Marshall a appelé les droits sociaux, mais aussi en rendant légitime une série d’interventions publiques au cœur même d’espaces et d’interactions longtemps considérés comme privés : la manufacture, la relation entre l’employeur et le travailleur…, à l’encontre de tous ceux qui comme le député français Gay-Lussac considéraient que « l’établissement est un sanctuaire qui doit être aussi sacré que la maison paternelle et qui ne peut être violé que dans des circonstances extraordinaires ».

Mais alors que Marx et une partie du mouvement socialiste avaient conditionné la libération du travail à l’abolition du salariat, c’est précisément sur le lien salarial lui-même qu’ont été ancrés ces droits sociaux, donnant ainsi son assise à la société salariale, mais suscitant également un ensemble de critiques, que Jürgen Habermas a rassemblées dans cette formule lapidaire : « le citoyen est dédommagé pour la pénibilité qui reste, quoi qu’il en soit, attachée au statut de salarié, même s’il est plus confortable ; il est dédommagé par des droits dans son rôle d’usager des bureaucraties mises en place par l’État-providence, et par du pouvoir d’achat, dans son rôle de consommateur de marchandises. »

Cette ligne critique, développée en Allemagne puis en France, s’est considérablement affaiblie au cours des années 1980, d’une part, à la suite du double choc pétrolier et des difficultés économiques et sociales qui s’en sont suivies, et, d’autre part, avec la diffusion en Europe des nouveaux référentiels, anti-keynésiens, monétaristes et néolibéraux. Alors même que la Déclaration de Philadelphie avait pu apparaître comme le début d’un mouvement d’expansion illimitée des droits sociaux – et la couverture de nouvelles populations, au Nord comme au Sud, comme une « nouvelle frontière » –, le développement de ce que l’on a appelé le Consensus de Washington a marqué le début d’un recul, du point de vue des droits sociaux et de l’intervention de l’État social. Si bien que la nouvelle frontière prend plutôt aujourd’hui la forme de la résistance au démantèlement.

Avant d’examiner les points d’appui de cette résistance, je voudrais rappeler que le dernier quart du vingtième siècle a été le théâtre de trois mouvements simultanés : une puissante montée des attentes post-matérialistes et expressives portant sur le travail ; une augmentation intense des pressions pesant sur celui-ci ; une diffusion sans précédent des représentations économiques du travail comme simple facteur de production.

Trois mouvements simultanés

Montée des attentes expressives et post-matérialistes

Les exploitations des grandes enquêtes et les entretiens que nous avons menés avec une équipe de chercheurs sur le rapport des Européens au travail, mais aussi celle qui a été consacrée à la même thématique au Québec par Mercure et Vultur, ont mis très clairement en évidence une montée remarquable des attentes expressives et relationnelles envers le travail, qui se sont non pas substituées mais ajoutées aux attentes de nature instrumentales. Il en ressort que les individus font désormais du travail l’une des sphères de réalisation majeure de leur existence et attendent de celui-ci la possibilité d’y exprimer pleinement leur singularité et leur particularité, dans les termes même qu’utilisait le jeune Marx en 1844 : « Supposons que nous produisions comme des êtres humains (…) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité. » Cette priorité donnée au sens du travail est plus particulièrement portée par les générations les plus jeunes, plus éduquées. Elle a pu s’accompagner de manière plus ou moins intense d’une remise en cause de la division du travail, de la hiérarchie et de la subordination associées au salariat, voire, comme le suggèrent, dans des genres très différents, les travaux de Mercure et Vultur, de Lynda Gratton ou de Matthew Crawford, de la revendication d’un dépassement du salariat en faveur d’autres formes d’exercice de l’activité, censées être plus favorables à la réalisation de soi et à l’autonomie. La montée de la thématique de la reconnaissance au travail, très visible ces dernières années, témoigne du fait que les travailleurs exigent désormais d’être traités dans la sphère du travail comme en dehors : en tant que personnes ayant des droits et des aspirations, mais aussi en tant que membres d’une collectivité prétendant à être traités de façon juste, comme l’a bien mis en évidence Isabelle Ferreras.

Des pressions renforcées sur le travail

Dans le même temps, la conjonction de la libre circulation des capitaux, de l’absence de règles internationales permettant de lutter contre le dumping social, de la recherche par les entreprises de localisations permettant de moindres coûts, de la diffusion massive du principe de la valeur pour l’actionnaire, le tout dans un contexte marqué par l’incapacité des régulations étatiques à s’opposer à ces mouvements ont considérablement accru les pressions pesant sur le travail. Alors que les protections s’étaient principalement ancrées sur le travail, ce dernier apparaît désormais comme la variable clef dans la mise en concurrence des entreprises.

Une diffusion rapide des nouvelles représentations économiques du marché du travail

Avec la publication de La crise de l’État-protecteur en 1980, puis de Le marché du travail. Quelles politiques du travail pour les années 90 ?en 1990, Progrès et priorité de la réforme structurelle, en 1993, une nouvelle représentation du marché du travail s’est diffusée, forgée par des économistes dits néo-keynésiens, ayant intégré dans leurs équations le rôle des institutions et considérant que ces dernières sont en partie responsables du chômage, notamment dans les pays relevant, selon la typologie d’Esping Andersen, du modèle continental. Le travail y est réduit à sa dimension de facteur de production, donc à son coût. Durant les années 1990 et 2000, l’OCDE, mobilisant les travaux de ces économistes, n’a eu de cesse de dénoncer le poids de la protection de l’emploi et des cotisations sociales désormais considérées comme des entraves handicapant les entreprises dans la compétition mondiale. L’atonie du marché du travail s’expliquerait principalement par la difficulté à licencier. Après le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France a subi à son tour une très forte offensive contre les règles régissant la rupture du CDI : en 2003, Olivier Blanchard, l’actuel chef économiste du FMI et Jean Tirole consacraient aux procédures de licenciement un rapport très critique, suivis, l’année suivante, par Pierre Cahuc et Francis Kramarz, qui proposaient, comme leurs collègues italiens et espagnols au même moment, de remplacer l’intervention du juge par une taxe et de supprimer la protection de l’emploi pour lutter contre la segmentation du marché du travail. En 2007, lorsque le concept de flexicurité prendra le relais, c’est la même petite équipe que l’on retrouvera à la manœuvre : le rapport d’experts européens sur la flexicurité, publié cette année-là, est écrit par Pierre Cahuc et deux de ses proches collègues. Si les mesures préconisées par ces économistes n’ont pas été mises en œuvre en France, celles qui ont été finalement retenues n’en obéissent pas moins à la même inspiration : le contrat nouvelles embauches en 2005 et la rupture conventionnelle en 2008 ont en commun de voir les règles régissant la rupture du CDI suspendues pendant deux ans ou supprimées.

Les points d’appui de la résistance contre le démantèlement des droits sociaux

La première décennie des années 2000 a finalement vu converger, en France, mais aussi dans une partie de l’Europe, plusieurs séries de travaux concluant que l’emploi ne devrait plus être le lieu principal d’ancrage des protections. À ceux que je viens de présenter, développés dans le cadre du modèle économique standard, s’en sont ajoutés d’autres, proposés par des juristes tels que Supiot ou des économistes institutionnalistes comme Gazier ou Schmidt, prônant de substituer à la protection des emplois celle des personnes ou des transitions. Ces travaux ont connu des déclinaisons ou des prolongements prenant pour objet la liberté et l’autonomie que permet ou ne permet pas la forme salariale. Ils ont débouché sur une gamme de propositions allant de l’entrepreneur de soi (qui conjuguerait autonomie, absence de hiérarchie et rapport passionné au travail selon ses promoteurs, mais suppose la sortie du salariat), au développement des coopératives et à des aménagements plus ou moins profonds de la forme salariale. La plupart de ces propositions supposent une nouvelle articulation entre travail et protection.

Un des moyens de trancher parmi l’ensemble de ces propositions est de se demander quelles sont les formes d’organisation du travail et de protection qui permettraient aujourd’hui de faire droit aux attentes que les individus placent sur le travail, c’est-à-dire de satisfaire le désir d’un travail susceptible de faire sens, de permettre à chacun de contribuer à l’œuvre commune et de s’exprimer, un travail support de reconnaissance des aspirations et des droits des personnes, et pas seulement un moyen de gagner sa vie ou un facteur de production.

Pour cela, il nous faut très certainement en premier lieu éviter de lâcher l’emploi pour l’ombre et reconnaître que l’amoindrissement de la protection des emplois existants peut avoir des conséquences désastreuses. Il permet en effet d’intensifier l’engagement au travail et de renforcer les pressions pesant sur les travailleurs. C’est ce que nous avons pu constater en enquêtant sur des salariés titulaires de contrats nouvelles embauches en 2007. Par ailleurs, dans la mesure où un dispositif facilite la rupture, il est censé accélérer celle-ci : au terme d’une autre enquête sur la rupture conventionnelle, nous avons mis en évidence que la séparation était extrêmement rapide, rendait inutile la discussion, donc l’amélioration des conditions de travail, et recouvrait un grand nombre de cas ressemblant très fortement à des licenciements ou des départs forcés. Enfin, la promesse d’un échange équitable « diminution de la protection de l’emploi » contre « amélioration de l’accompagnement des transitions » s’est révélée mensongère. Dès lors on peut craindre que la réduction de la protection de l’emploi s’accompagne non seulement d’une dégradation des conditions de travail, mais aussi d’une augmentation des destructions d’emploi.

Est-il alors possible, tout en conservant un lien entre emploi et protection, d’organiser le travail de manière à faire droit aux attentes que les individus placent sur lui ? Crawford ou Gratton suggèrent que le travail indépendant est la forme la plus adaptée. Mais les figures qu’ils mettent en avant – le petit artisan en interaction directe avec l’utilisateur ou le producteur qui vend ses compétences au sein d’un réseau où le travail collaboratif s’organise sur un mode projet – sont loin d’épuiser l’ensemble des situations de travail. Il est de surcroît douteux que toutes les productions puissent être réalisées au seul moyen de contrats commerciaux sans qu’à un moment une forme de coordination organisée par l’entreprise ne soit nécessaire.

Mais cette coordination implique-t-elle nécessairement la forme salariale ? Peut-on dénouer le lien entre travail organisé et travail subordonné ? C’est ce que suggérait en 1910 le juriste Adéodat Boissard, dans un livre passionnant sobrement intitulé Contrat de travail et salariat. S’interrogeant sur la manière dont doit s’opérer la répartition des produits, il rappelait qu’il existe trois types de régimes : le communisme familial, où les produits créés en commun sont consommés en commun ; le régime de partage inégal, qu’il nomme également régime salarial ou capitaliste et qui se caractérise par le fait que certains producteurs se réservent tous les bénéfices tirés de la production ; et le régime de partage proportionnel, encore appelé associationiste, qui se caractérise par le fait que les producteurs se partagent également l’ensemble des produits. Boissard compare les trois régimes de l’organisation économique aux trois étapes successives de l’organisation politique : patriarcat, monarchie, démocratie, soulignant que l’évolution politique a devancé l’évolution économique. La conclusion est claire : il est temps de quitter le régime de partage inégal pour l’associationnisme.

Les propositions de Boissard, destinées à servir de fondement au premier Code du travail français, n’ont pas été retenues et le développement de coopératives est resté extrêmement minoritaire. Du point de vue de la citoyenneté au travail, elles constituent cependant à l’évidence une forme d’idéal. Sur le chemin qui mène à celui-ci, pour baliser la transition, il me semble que trois types d’action, développées au cœur du salariat, pourraient accélérer son avènement. Je signale qu’ils vont tous à rebours des évolutions que nous avons connues ces dernières années.

  • En premier lieu, un renforcement des syndicats. Une très récente exploitation de l’enquête européenne sur les conditions de travail réalisée par Duncan Gallie et Ying Zhou a mis en évidence que, parmi les différents types d’organisation du travail en vigueur en Europe, celles qui donnaient le plus de prise aux salariés sur le processus de travail, également corrélées à une plus grande satisfaction au travail et à une plus grande qualité du travail, étaient beaucoup plus présentes dans certains pays que dans d’autres. La seule variable significative susceptible d’expliquer cette plus forte concentration était le taux de syndicalisation dans le pays…
  • Ensuite, un accroissement des pouvoirs dévolus à l’OIT qui devrait être doté, comme l’OMC, d’un dispositif quasi juridictionnel pour juger la violation du droit international du travail.
  • Enfin, une refonte des règles du gouvernement d’entreprise, comme l’ont suggéré plusieurs auteurs ces dernières années, parmi lesquels Isabelle Ferreras, Blanche Segrestin, Armand Hatchuel ou Jean-Philippe Robé, permettant de rompre avec la théorie de la valeur pour l’actionnaire et exigeant que le gouvernement de l’entreprise prenne en compte le fait qu’une entreprise est le fruit de la coopération des apporteurs de capitaux et des apporteurs de travail.

Il s’agit là évidemment de chantiers majeurs, dont la mise en œuvre ne pourra se faire qu’avec des acteurs puissants portés par un rapport de forces nouveau, dont on ne distingue malheureusement pour le moment pas l’émergence. L’hypothèse que je propose est qu’une alliance des salariés, de leurs représentants et de consommateurs en faveur de la qualité du travail et des produits, exigée par le nécessaire changement de modèle de développement auquel nous invite la crise écologique, pourrait être de nature à ouvrir ce chemin.

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