Quelques réflexions sur l’ouvrage de Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque

mardi 28 juin 2016, par Alain Accardo *

À plusieurs reprises, dans son ouvrage, Jean-Louis Fabiani, peut-être pour désamorcer le reproche d’exagération ou d’injustice que pourrait provoquer le mordant de sa charge contre tel ou tel aspect de la sociologie de Bourdieu, invoque le « principe de générosité » qu’il déclare s’être imposé pour sa lecture. Si on n’a pas de raison de considérer cette déclaration comme une simple clause de style, on ne peut qu’éprouver de la reconnaissance pour son auteur, en contemplant les ruines du Colisée sociologique bourdieusien dont il nous fait faire la visite guidée : qu’est-ce qui, en effet, subsisterait encore du grandiose édifice si sa critique, au lieu d’un principe de générosité, avait obéi à un principe de sévérité ? Assurément pas pierre sur pierre.

Toutes les critiques sans exception, qui ont pu être adressées à l’œuvre de Bourdieu et à l’homme, au cours des multiples combats qu’il a menés, sont reprises en substance par Fabiani : depuis les obscurités ou les hésitations de l’appareil théorique, les tensions dans l’usage des principaux concepts, jusqu’à l’autoritarisme ou au favoritisme dans les relations de travail, du déterminisme liberticide à l’hybris intellectuelle, de l’usage ostentatoire du grec et du latin à la complication des phrases et aux aspérités du style, tout y est dûment examiné, documenté et argumenté.

Pour autant, on aurait tort de penser que l’auteur a délibérément entrepris de régler des comptes et de bâtir un réquisitoire qui serait venu s’ajouter à ceux que d’autres anciens disciples ont déjà dressés. Fabiani nous en informe dès le début, et nous le rappelle à la fin, il entend sortir de la confrontation, à ses yeux stérile, entre « amis » et « ennemis » de Bourdieu, l’adhésion inébranlable des uns et l’hostilité constante des autres lui paraissant également dépourvues de pertinence. Fabiani, qui fut assez longtemps un élève et un collaborateur de Bourdieu, a bien connu l’homme et surtout le chercheur. Quant à l’œuvre, il suffit de le lire pour voir à l’évidence qu’il en est l’un des tout meilleurs et des plus fins connaisseurs actuels. Ce que Fabiani, fort de sa grande connaissance du sujet, se propose, c’est un examen approfondi et sans préjugés du travail de Bourdieu, en lui appliquant les principes mêmes que celui-ci appliquait pour l’analyse sociologique de toute production symbolique, de toute pratique sociale, et de tout agent dans un champ donné. La dimension proprement biographique ne l’intéresse qu’autant qu’elle aide à analyser la genèse sociale des concepts bourdieusiens.

Fabiani est lui-même un sociologue trop expérimenté et accompli pour ne pas savoir qu’un agent social, si consacré et célébré soit-il, ne peut sortir tout à fait indemne d’une socio-analyse suffisamment minutieuse et pénétrante, même et surtout si elle a été menée « sereinement » dans le respect des règles les plus exigeantes de la méthode scientifique, celles-là mêmes auxquelles Bourdieu entendait soumettre toute recherche. L’objectivation sociologique est trop décapante, pour ne pas laisser le roi nu après l’avoir dépouillé de toutes les parures distinctives dont la magie sociale, inévitablement à l’œuvre dans le champ considéré, a revêtu sa personne avec l’assentiment du plus grand nombre. Toute vérité en l’occurrence est de lèse-majesté.

Fabiani le savait en entreprenant son travail, mais l’exposé de ses motivations indique clairement qu’à ses yeux la libido sciendi, la passion de savoir l’exacte vérité, qui doit animer en permanence tout chercheur, est une motivation irrécusable, d’autant plus quand elle vise à rendre la sociologie de Bourdieu justiciable de sa propre méthode d’analyse, c’est-à-dire, comme Fabiani se le propose, à évaluer la vraie grandeur de la pensée bourdieusienne, celle qui peut survivre à la mise en évidence de ses limites, impasses et contradictions. Il réitère l’affirmation de l’admiration qu’il conserve pour l’ampleur et la force de l’œuvre du sociologue. Il ne s’agit nullement, dans son esprit, d’en ravaler la grandeur, mais d’en prendre la juste mesure, sans en cacher les angles morts, les ambivalences ni les « prétentions » excessives. C’est ainsi que Fabiani est amené, chemin faisant, à reformuler toutes les critiques déjà suscitées par le travail de Bourdieu, plus quelques autres induites par l’analyse même. Son examen met en lumière le socle d’objectivité sur lequel elles s’appuient ou au contraire leur absence de fondement.

Qui pourrait objecter au principe d’une pareille entreprise ? Personne évidemment, sauf les sectateurs inconditionnels, s’il en est, pour qui une idole doit rester intouchée sur son piédestal.

L’étude de Fabiani, ne lui ménageons pas notre admiration, est magistrale, absolument digne, par son érudition, son intelligence et sa cohérence, de l’objet qu’elle se donne. Spécialement quand il analyse la façon dont Bourdieu s’est forgé une méthodologie aussi originale qu’efficace, qui a marqué l’histoire de la sociologie, en introduisant dans l’enquête empirique des techniques statistiques nouvelles. D’où vient alors le sentiment de gêne qui empêche le lecteur, même s’il est capable de prendre quelque distance, d’être pleinement satisfait de la démonstration ? Peut-être de l’impression que l’analyse, en dépit de toute sa pénétration, a manqué quelque chose d’essentiel, quelque chose qui pourrait bien manquer, en y regardant de près, à toutes les tentatives, même les plus rigoureuses et les mieux informées, de réduction du charisme des grands créateurs à l’effet de leurs déterminants sociaux (du moins de ceux qui sont accessibles à l’investigation sociologique). Non pas parce que le talent du créateur lui viendrait de quelque source transcendante impossible à appréhender, comme la mythologie charismatique aime à le croire, mais parce que le trop-plein de causalité de tout fait historique singulier est hors de portée de la saisie exhaustive par une science sociale et qu’il ne peut y avoir, en dernière analyse, de vision du réel sans point aveugle. Ce que d’ailleurs semblent suggérer certaines réflexions épistémologiques de Fabiani lui-même.

En matière de création, ce qu’une bonne enquête est en mesure d’appréhender avec une relative précision, c’est la constellation des variables qui a rendu possible l’apparition d’une définition nouvelle de la réalité, à un moment donné dans un champ donné. Bien que cela demande un travail de recherche considérable, voire infini, à tous égards, il est possible d’appliquer à tout message humain favorablement accueilli une explication objective du type « message entendu parce que message attendu », au-delà même de la conscience que ses récepteurs pouvaient avoir de leurs propres attentes, finalement révélées par le message lui-même.

Mais quelles méthodes permettront-elles de recenser la totalité des attentes de toutes sortes, plus ou moins orthodoxes ou hérétiques, qui préexistent à la réception d’un message et qui font que celui-ci ne peut être entendu qu’au prix d’un certain malentendu, d’une distorsion de son sens le plus obvie, qui s’accroît à mesure qu’on s’éloigne du foyer des valeurs communes au groupe des pairs ? Et en vertu de quels critères indiscutables décrétera-t-on que telles attentes sont légitimes dans une population de cheminots en grève et irrecevables dans un séminaire de sociologie ? Peut-on être absolument certain que des choix en apparence purement intellectuels et théoriques n’ont rien à voir avec des préférences de classe et ne sont pas des prises de position politiques transformées par le biais de diverses médiations ? Fabiani note, non sans raison semble-t-il, que Bourdieu était plutôt « social-démocrate », un réformiste plutôt qu’un révolutionnaire, et qu’il se voulait plus un ardent défenseur du service public qu’un pourfendeur doctrinaire du capitalisme. Mais, sur ce point, il ne tient pas suffisamment compte, à notre avis, du fait que jusqu’aux années 1980, en France, dans un pays et à une époque où, comme le soulignait Sartre, le marxisme était devenu l’horizon de toute pensée, un jeune intellectuel n’aurait pas pu manifester des sympathies révolutionnaires sans être aussitôt catalogué comme communiste ou, pour le moins, comme un « compagnon de route » du PCF. Ce qui ne manqua pas d’avoir des effets de mode pro- et anti- dans les milieux intellectuels et artistiques. Bourdieu y était d’autant plus réfractaire qu’il se sentait moins d’affinités avec ses condisciples communistes de Normale Sup. Ce qui ne signifie pas que ses dispositions intellectuelles et morales le rendaient moins sensible à la misère des plus dominés socialement et moins désireux d’y mettre fin. En tout cas, il est permis de douter que son souci de défendre le service public se serait accordé avec les politiques de restriction et d’austérité appliquées au cours des derniers lustres par la social-démocratie convertie à l’économie de marché. La conviction que le combat pour l’autonomie de la science et le combat pour l’émancipation sociale avaient partie liée n’a cessé de sous-tendre sa démarche. Et, pour des raisons peut-être pas totalement mesurables ni exprimables en termes rationnels, il devait se sentir autant à sa place, en tout cas pas moins, dans le hall d’une gare, entouré de cheminots grévistes, que dans un séminaire du boulevard Raspail, entouré de doctorants en sociologie. C’est à ce niveau d’implicite et de non-dit, celui de la communication des habitus, que se nouent les amitiés et les inimitiés viscérales, c’est-à-dire celles qui cristallisent sur la personne des affects s’adressant plus à ce qu’elle représente qu’à ce qu’elle est objectivement. Bourdieu comprenait bien pourquoi son enseignement attirait beaucoup d’étudiants d’origine modeste (pas moins intéressants que les autres) au point que son bureau, disait-il en souriant à demi, ressemblait parfois à un « bureau des pleurs ». Les dominés de toutes catégories, tout comme les dominants d’ailleurs, sont pourvus d’antennes permettant de repérer, sans trop d’erreurs, les interlocuteurs ou partenaires du « même bord » qu’eux-mêmes. Au moins autant que la révérence proprement intellectuelle que son travail lui valait de la part des milieux scientifiques, cette sympathie de classe (comment la nommer autrement ?) que ressentent spontanément les « petites gens » pour ceux des leurs qui ont réussi socialement sans renier leurs origines, explique aussi le succès social et le prestige dont Bourdieu a bénéficié bien au-delà des cercles académiques et de leurs critères spécifiques de légitimité. Ce succès exotérique paraît toujours suspect aux yeux des défenseurs les plus jaloux de l’autonomie du champ scientifique, comme Bourdieu l’était d’ailleurs lui-même en vertu de son wébérianisme épistémologique. Fabiani ne manque évidemment pas de souligner le paradoxe. Mais est-il juste de faire grief à Bourdieu d’avoir en quelque sorte fourvoyé la sociologie dans des combats douteux, des problématiques socio-politiques plus que sociologiques, de sorte qu’on serait en droit de louer la scientificité de certaines de ses œuvres (comme La Distinction) et d’être au contraire très réservé au sujet de certaines autres (comme Sur la télévision ou La misère du monde) qui font plus directement écho à des problèmes sociaux ? C’est pourtant dans La misère du monde que la sociologie bourdieusienne illustre avec le plus de justesse et de force les concepts sociologiquement fondamentaux de misère de condition et misère de position, qui ont permis à beaucoup de gens d’identifier leur souffrance.

Il semble bien que ce sur quoi Fabiani se sépare finalement de Bourdieu, ce soit sur la réponse à cette question essentielle : à quoi et à qui sert la science (sociale) et à quoi et à qui servent les savants et plus largement les intellectuels ? Pendant toute la période initiale où la tâche la plus urgente et la plus épineuse était de faire acquérir à la sociologie un statut de science « comme les autres » (expression que certains commentateurs ont préféré entendre dans un sens caricaturalement objectiviste), Bourdieu a donné la priorité à la recherche de la légitimité scientifique et a insisté très logiquement sur le devoir d’objectivité et de « neutralité axiologique ». Dès qu’il s’en est senti l’autorité suffisante, il a réintroduit au premier rang des préoccupations de la recherche, un souci qu’il n’avait jamais perdu de vue : construire un édifice théorique suffisamment solide pour que l’énonciation impeccable des faits y fonctionne comme une dénonciation implacable du système, une sociologie d’autant plus utile socialement qu’elle était plus irréprochable scientifiquement. Toute autre démarche, à cette époque, l’aurait fait apparaître comme un de ces idéologues qui refaisaient le monde un peu partout dans les partis politiques et les cercles intellectuels, sans trop se préoccuper de savoir pourquoi leur révolutionnarisme avait si peu de conséquence.

La gêne qu’on éprouve en lisant Fabiani vient pour une part de là : le sentiment que la science est restée pour lui une fin en soi, ce qui peut apparaître comme une nécessité et une vertu au niveau de l’investissement individuel dans les luttes internes du champ scientifique, mais perd sa justification dans les luttes globales pour le maintien ou la subversion des rapports sociaux de domination. L’ennui, c’est qu’on n’a pas le choix entre les unes et les autres, et qu’en prenant part aux unes, qu’on le sache ou non, directement ou non, on prend aussi part aux autres. Fabiani le sait certainement, et d’ailleurs il souligne que Bourdieu était devenu un symbole ou, comme il préfère le dire, un « héros ». Mais en quoi consisterait l’héroïsme d’un savant sinon dans la volonté lucidement assumée, qui était celle de Bourdieu, de (ré-)concilier la fiction méthodologique de la pure science avec son inévitable appartenance au monde impur des pouvoirs et des forces ? Le sociologue a commencé à acquérir cette stature hors-norme dès l’époque où, les circonstances aidant (la guerre d’Algérie), il avait choisi d’abandonner la voie royale, et pour lui bien balisée, de la carrière philosophique, pour tenter l’aventure ethno-anthropologique dans un champ encore peu structuré où il devait bientôt s’affirmer comme un nouveau chef de file, en entreprenant un véritable travail de refondation. En publiant en pleine guerre d’Algérie une Sociologie de l’Algérie (1958) qui rompait avec les études traditionnelles du monde colonial, il retirait en fait du même coup la caution que l’ethnographie, l’histoire et la géographie humaine apportaient habituellement au colonialisme et concrètement, sur le terrain politique, il renforçait les tenants d’une émancipation progressive du peuple algérien contre le jusqu’au-boutisme des partisans de l’Algérie française. C’était un « héroïsme » sur le contenu duquel ses amis et moins encore ses ennemis ne pouvaient se tromper.

Il était l’incarnation relativement autonome d’un univers social conflictuel, en crise, dont les enjeux réels dépassent les individus empiriques et les positions singulières. C’est évidemment là que le chercheur épris de vérité doit plus que jamais se cuirasser d’auto-réflexivité. Ce que Bourdieu, orfèvre en la matière, a longtemps fait mais qu’il n’a pas su, selon Fabiani, faire jusqu’au bout. Il n’aurait pas été en mesure, dans la dernière partie de son existence, de conserver la « distance au rôle » et la vigilance épistémologique dont il s’était fait le champion au début. Devenu trop consacré, trop admiré, trop sollicité, lui qui savait mettre en garde contre « le fétichisme du nom du maître » et qui avait appris à démonter la plupart des sortilèges et des transfigurations de l’enchantement social, il aurait, déplore Fabiani, un jour « cessé de rire », comme il le reconnaissait lui-même dans une conversation avec Günter Grass. Il aurait donc commencé à tout prendre trop au sérieux, y compris lui-même, tel un roi obstinément aveugle à sa propre nudité, ou un héros tout à coup grisé par la révélation de sa mission providentielle.

Là encore, on peut relativiser l’apparent paradoxe relevé par Fabiani, en se rappelant que nombre d’excellents esprits, bien avant Bourdieu ou Grass, avaient déjà noté que la condition humaine est inséparablement comique et tragique et qu’on peut indifféremment rire ou pleurer des mêmes choses selon l’angle sous lequel on se place et selon le moment, c’est-à-dire selon que l’émotion ressentie est plus ou moins esthétique ou éthique.

Mais, comme tout le monde sait, c’est là un constat qui dépasse, et de beaucoup, le cas du seul Bourdieu. Chacun(e) s’efforce de trouver le meilleur dosage entre l’adhésion et le détachement par rapport aux règles du jeu social et à ses enjeux. Ce n’est pas chose facile, car il n’y a pas de formule omnibus et chacun(e) doit bricoler la sienne. Ceux qui ont accompagné Bourdieu dans son cheminement, dès l’épisode de la guerre d’Algérie, partageaient pour la plupart son sentiment qu’il n’y avait franchement « pas de quoi rire », et pressentaient que la sociologie, tout bien pesé, ne pouvait se pratiquer que comme un art martial pour se défendre, soi-même, avec ses semblables, contre la brutalité des plus grands.

Quoi qu’il en soit, l’étude de Jean-Louis Fabiani mérite d’être lue attentivement par quiconque s’intéresse à la sociologie critique, et elle donnera matière à réflexion non pas tant aux « ennemis » de Bourdieu, qui risquent de n’y voir qu’un renfort à leur opposition, qu’à ses « amis », qui ne comptent pas que des admirateurs béats ou incapables de lucidité et qui lui sauront gré de poser la question de savoir jusqu’où on peut partager, ou objecter à, sa vision iconoclaste.

mai 2016

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