Panorama, enjeux et perspectives des monnaies associatives

mardi 28 juin 2016, par Marie Fare *

Les LETS (Local Exchange Trading System), qui ont vu le jour dans les années 1982-1983 au Canada, constituent le début d’une vague sans équivalent dans l’histoire contemporaine de saisissement participatif des questions monétaires par la construction associative et citoyenne de monnaies. Depuis lors, l’émergence et la diffusion dans le monde, et notamment en Europe, de ces monnaies, n’ont pas suivi un modèle unique qui se serait dupliqué à l’infini. Un double processus de multiplication et de différenciation a donné naissance à des modèles variés de monnaies. Mais à quoi peuvent bien servir ces nouveaux dispositifs d’échange locaux de biens, de services et de savoirs ? Quelles en sont les finalités ? Tour d’horizon.

Un panorama des monnaies

On peut distinguer quatre générations de dispositifs qui se caractérisent par une organisation monétaire particulière et des rapports particuliers au monde socio-économique et aux autorités publiques, locales ou centrales (Blanc et Fare, 2013). Ces générations ne se succèdent pas mais s’imbriquent (l’émergence d’un dispositif d’une génération nouvelle ne met pas fin aux précédents) et se transforment (l’innovation au sein d’une même génération peut lui redonner un coup de fouet).

Les dispositifs de première génération : inconvertibilité et peu de partenariats socio-économiques

Une première génération de monnaies associatives apparaît avec le modèle des LETS dans les années 1980. Elle a été particulièrement vive jusque dans les années 1990. Ce sont des monnaies de « crédit mutuel » comme les LETS et les SEL (sans création de monnaie au préalable, le compte des partenaires d’un échange est simultanément crédité pour celui rendant le service et débité pour celui recevant le service), mais aussi des monnaies de papier comme le trueque argentin. Les premières sont fréquemment basées sur le temps (l’heure d’activité), bien que cela ne soit pas suffisant pour permettre une fixation généralisée du montant des échanges dès lors notamment que des biens sont échangés. Ces monnaies ont pour caractéristiques d’être formellement inconvertibles en monnaie nationale, mais cela n’empêche pas leur utilisation conjointe avec les monnaies nationales pour certains échanges de nature professionnelle qui impliquent le règlement de taxes comme la TVA. Dans la très grande majorité des cas, ces monnaies sont mises en œuvre par des associations locales, en réponse à des aspirations et des besoins qui ne sont pas satisfaits par la production marchande et par la production publique, les échanges non professionnels dominent, et peu de partenariats sont noués avec des collectivités locales. Dans les pays concernés par ces modèles de première génération, on a pu constater une période d’extension rapide suivie par un tassement, des désillusions et parfois l’échec marqué par une mort médiatique (ces mouvements en Argentine ayant été particulièrement violents, de 1998 à 2003). Des seconds souffles sont cependant possibles, soit par la mise en œuvre d’innovations, soit du fait de situations de crise économique et sociale : le regain quantitatif des SEL en France depuis 2008 illustre ce dernier point. Si l’on met de côté l’exceptionnel cas argentin, ces dispositifs de première génération n’ont pas cessé de prendre de l’ampleur, avec probablement un peu plus de 2 500 cas dans le monde en 2016.

Les dispositifs de deuxième génération : des monnaies-temps inconvertibles

La deuxième génération plonge ses racines dans les dispositifs japonais de Fureai Kippu qui, dans les années 1970, construisent une réponse sous la forme d’une entraide comptabilisée aux besoins de services, notamment des personnes âgées ; mais il ne semble pas y avoir eu de diffusion de ce modèle au-delà des frontières du Japon. C’est avec les expériences états-uniennes de Time banks ou Time dollars impulsées par Edgar Cahn tout d’abord (1987), puis les Banche del tempo italiennes dans la seconde moitié des années 1990, que ces dispositifs émergent véritablement et qu’une dynamique internationale apparaît. Cette deuxième génération a connu une grande extension depuis lors, et l’on compte plus de 1 700 dispositifs aujourd’hui dans le monde. Les banques de temps établissent des monnaies de « crédit mutuel » comme les LETS et les SEL, mais les échanges sont concentrés sur les services et leur comptabilisation se fait sur la base du temps qui est consacré à leur prestation. Ces monnaies sont inconvertibles, au point qu’aucune équivalence fixe n’est donnée entre l’heure et la monnaie nationale.

Citons pour exemple les « accorderies » qui se sont d’abord développées au Québec au début des années 2000, puis en France à partir de 2011. Une accorderie est une banque de temps permettant aux membres d’échanger des services sur la base du temps qui est consacré à leur prestation (suivant le principe une heure est égale à une heure, quel que soit le service rendu) et parfois des services collectifs (crédit solidaire, groupement d’achat). L’accorderie a pour vocation de tisser des liens dans la communauté et de permettre aux personnes à faibles revenus d’améliorer leurs conditions socioéconomiques en favorisant l’organisation de nouvelles formes de solidarité. Depuis, l’automne 2011, le modèle s’est exporté en France avec la création de deux premières accorderies à Chambéry et dans le 19e arrondissement de Paris. Depuis, d’autres accorderies (une vingtaine) ont ouvert et de nombreux autres projets sont en cours. Le Réseau Accorderie du Québec et la Fondation Macif ont conclu un partenariat pour le développement d’un réseau d’accorderies en France. Les accorderies en France bénéficient également du soutien des collectivités territoriales pour leur émergence et fonctionnement.

Contrairement à la plupart des expériences de première génération, les banques de temps entretiennent souvent des liens étroits avec des collectivités locales ou avec des organisations de l’économie sociale et solidaire, dans des objectifs sociaux (des formes d’entraide sociale) et non économiques. Certaines banques de temps italiennes en particulier entretiennent des liens très forts avec les municipalités, appuyées par un cadre légal adapté. Ailleurs, les banques des temps peuvent être articulées à des fondations.

Les dispositifs de troisième génération : convertibilité et partenariats dans des objectifs économiques locaux

Une troisième génération démarre avec l’Ithaca Hour, en 1991, à partir du constat de l’échec de la mise en place d’un LETS et des limitations qu’induit le principe de crédit mutuel pour développer des transactions incluant des prestataires professionnels. Elle connaît un second souffle depuis le début des années 2000 avec les cas allemand (Regiogeld) et brésilien (banques communautaires sur le modèle du Banco Palmas). Ce n’est que dans la seconde moitié des années 2000 qu’elle apparaît en Grande-Bretagne avec les monnaies locales de quelques « villes en transition », puis en France, au tout début de 2010 (l’occitan à Pézenas et l’abeille à Villeneuve-sur-Lot). La grande dynamique de projets monétaires locaux dans la France du début des années 2010 s’inscrit principalement dans ces monnaies. Une trentaine d’expériences ont été lancées entre 2010 et 2015, parmi lesquelles la Mesure, le SOL violette, la roue ou encore l’eusko, et au moins autant sont en cours de création début 2016. L’eusko est un des dispositifs les plus dynamiques : il totalise plus de 3 000 membres et 500 prestataires pour une masse monétaire de 250 000 euros environ. Pour un territoire comptant plus de 200 000 habitants, cela reste cependant peu. Les 27 expériences françaises recensées début 2015 ont une masse monétaire en circulation d’un peu moins de 500 000 d’équivalent-euros (dont environ 50 % d’euskos), pour 8 500 usagers environ et 2 000 prestataires, soit probablement environ deux fois moins que d’usagers des SEL (Fourel et al., 2015). Il existe aujourd’hui autour de 200 monnaies de ce type dans le monde, dont une moitié au Brésil et un tiers en Europe.

Dans ces dispositifs, une équivalence fixe lie la monnaie locale à la monnaie nationale, des formes de convertibilité sont établies et toutes deux sont utilisables conjointement. L’émission de monnaie locale est couverte par une réserve équivalente en monnaie nationale. L’entrée, par conversion de monnaie nationale en monnaie locale, est parfois favorisée par un taux bonifié (par exemple, 105 en monnaie locale pour 100 en monnaie nationale). La sortie par conversion de monnaie locale en monnaie nationale n’est pas toujours acceptée et souvent limitée aux seuls professionnels ; lorsqu’elle est possible, des pénalités de sortie cherchent à limiter les risques de revente en masse de la monnaie locale. Ces modèles se veulent plus efficaces dans leur gestion, dans l’impact économique de leur activité, dans leurs relations au monde socio-économique. Ils promeuvent partout des formes d’ancrage territorial des activités productives et commerciales et affirment parfois chercher leur « relocalisation ». Cette orientation économique et ce souci d’efficacité et de maturité conduisent de plus en plus à rechercher les coopérations adéquates. Ils visent les actes de consommation quotidienne des populations et reposent donc sur l’acceptation par des entreprises et des commerces de la monnaie locale. Dans ce cadre, des partenariats avec des banques locales ou des collectivités locales peuvent être déterminants. Deux objectifs peuvent justifier de tels partenariats : d’une part, renforcer la crédibilité du dispositif à travers une forme de ’garantie’ institutionnelle ; et, d’autre part, faire en sorte que les taxes et les impôts locaux ainsi que certains services publics (transport, culture, etc.) puissent être réglés en monnaie locale – pour élargir la gamme de l’offre disponible en monnaie locale (notamment en volume). À Bristol et Brixton, en Grande-Bretagne, des explorations ont déjà lieu en ce sens.

Les dispositifs de quatrième génération : rôle central des institutions

Enfin, une quatrième génération de monnaies associatives a commencé à émerger au début des années 2000. Elle a pour particularité de combiner plusieurs objectifs jusqu’ici demeurés séparés et d’intégrer plus qu’auparavant la préoccupation environnementale. La « multiplexité » de ces projets alourdit d’autant l’ingénierie nécessaire et contraint à rechercher des solutions techniques parfois très coûteuses. Ceux-ci reposent sur des partenariats complexes rapprochant collectivités locales, acteurs économiques et organisations ou programmes nationaux, voire européens (pour les dispositifs dans des pays de l’Union), et à expérimenter avant de se lancer à une échelle plus large.

Le système NU, expérimenté dans la ville de Rotterdam entre 2002 et 2003, a connu un certain retentissement mais pas de suites immédiates. Il a été initié par la mairie dans la phase de réflexion sur la mise en œuvre de l’Agenda 21 local, en 1998. L’idée était d’introduire à Rotterdam une carte électronique incitant au développement de comportements durables, avec le soutien de la province de Hollande du Sud, d’un programme de financement européen, de la banque coopérative Rabobank et de l’agence de développement Stichting Points (anciennement Barataria).

D’autres dispositifs de quatrième génération ont émergé depuis : en France, la monnaie SOL telle qu’elle a été pensée et partiellement mise en œuvre autour de 2006-2008 ; en Belgique, le Toreke, l’eco iris ou le e-portemonee. Dans l’ensemble, ces systèmes restent peu nombreux car très lourds en termes financiers et d’ingénierie : autour d’une dizaine dans le monde en 2016.

Figure. Chronologie simplifiée des grands types de monnaies associatives

Des monnaies associatives, pour quoi faire ?

La monnaie est un outil malléable, une institution sociale qui peut promouvoir des objectifs sociaux et économiques divers. En ce sens, la mise en place d’une monnaie associative ne constitue pas une finalité en soi. Elle doit au contraire permettre d’atteindre certains objectifs. On peut en distinguer trois principaux : le soutien au développement territorial, la valorisation des éco-comportements et le renforcement du lien social.

Soutenir le développement territorial

SEL, banques de temps, Regiogeld allemand, monnaies communautaires au Brésil, SOL en France, monnaies locales des villes en transition en Grande-Bretagne… Si leur diversité est certaine, ces monnaies ont pour caractéristique essentielle d’être restreintes dans leur usage, ce qui constitue un vrai avantage en termes de territorialisation. En limitant leur usage à un espace de circulation défini, ces monnaies vont en effet favoriser la consommation de produits locaux et aider les territoires à mieux valoriser leurs ressources en localisant les activités économiques en leur sein. Cela s’inscrit dans une logique plus large de développement endogène dans laquelle l’offre et la demande de biens et services sont enracinées sur le territoire, en privilégiant l’usage des revenus tirés d’une production locale par la création d’un circuit autonome. De plus, en privilégiant l’offre locale, ces monnaies vont contribuer à rééquilibrer les rapports de force entre le modèle de la grande entreprise et les modèles d’entrepreneuriat locaux (artisans, PME, commerces de proximité, producteurs locaux). Le soutien au développement territorial sera d’autant plus effectif que les avoirs en monnaie locale sont difficilement convertibles en monnaie nationale (taxe à la conversion, inconvertibilité pour les particuliers). La diversité des biens et services proposés dans le cadre du réseau monétaire local, la variété des acteurs et l’ampleur du réseau sont également des facteurs clés de succès.

Favoriser les éco-comportements

Le deuxième objectif de ces monnaies consiste à favoriser ou à valoriser les éco-comportements, c’est-à-dire les démarches solidaires et/ou écologiques de type protection de l’environnement, covoiturage, économies d’énergie, recyclage des déchets, consommation responsable... La monnaie permet de comptabiliser ces comportements, ce qui leur donne une visibilité collective et une reconnaissance sociétale. Cela permet de (re)valoriser et de reconsidérer les richesses par la comptabilisation d’activités invisibles (car non comptabilisées auparavant), qui sont sources de bien-être collectif. Ces monnaies répondent ainsi aux enjeux de développement soutenable en créant une incitation positive pouvant favoriser l’établissement d’une citoyenneté écologique.

Créer du lien social

Certains dispositifs vont chercher à renforcer la cohésion sociale par la création de liens sociaux, le développement de la solidarité et de l’entraide. Ils cherchent également à lutter contre l’exclusion sociale en insérant l’échange dans des liens sociaux et en favorisant l’organisation de nouvelles formes de solidarité. On retrouve prioritairement cet objectif dans les SEL, les LETS et les banques de temps. La mise en place d’une monnaie associative constitue enfin un projet collectif impliquant des acteurs multiples qui vont devoir s’accorder sur un projet commun, mus par une volonté de faire ensemble. Cette dynamique permet de créer une communauté solidaire, médiatisée par l’usage de la monnaie et organisée autour d’une communauté de valeurs favorisant la cohésion sociale. En outre, la mise en place de pratiques démocratiques et participatives au sein de ces dispositifs cherche à créer des « espaces publics de proximité », c’est-à-dire des espaces d’interaction et de délibération, ouverts à tous et renforçant la participation et la démocratie politique.

Quelques perspectives

L’intégration de dispositifs monétaires sur un territoire ouvre à différents potentiels de développement dont la nature dépend des choix politiques, sociaux et opérationnels réalisés lors de la configuration de la monnaie, puis du suivi de leur mise en œuvre et des moyens (humains, institutionnels, financiers, techniques) mis à disposition.

Ces monnaies peuvent venir appuyer une véritable stratégie de développement territorial dans la mesure où leur effet de levier s’accroît lorsqu’elles sont combinées avec d’autres mécanismes et instruments de la politique d’intervention de la collectivité et de ses partenaires locaux. En ce sens, une connexion étroite serait pertinente avec les logiques et outils issus de l’économie sociale et solidaire pour un développement économique et social inscrit dans une volonté d’agir autrement pour l’insertion sociale et la cohésion territoriale (microcrédit, groupement d’achat, épicerie sociale, coopératives, finance solidaire, pôles territoriaux de coopération économique, etc.) ou avec des politiques et instruments de transition écologique et de résilience territoriale (revenu inconditionnel, incitation aux comportements éco-responsables).

Mais, en amont même de cette articulation, cette ouverture, cette mobilisation et adhésion de l’ensemble des parties prenantes doit être un élément constitutif des dispositifs, pour autant qu’ils se placent dans une perspective transformatrice : il s’agit bien de définir collectivement (et de mettre en œuvre) un nouveau cadre de valeurs (un nouveau modèle de développement) autour duquel construire des relations économiques et sociales. L’espace de définition du cadre et des modalités de fonctionnement de la monnaie est alors un lieu d’échange où les acteurs réfléchissent ensemble à un projet partagé pour le territoire. Le travail sur la déclinaison de la monnaie (une monnaie pour quoi, pour qui, comment) est le catalyseur de la concertation sur le projet de territoire. Cette démarche associant l’ensemble des acteurs du territoire (élus, associations, citoyens, entreprises, banques, etc.) permet de mailler les réseaux existants dans une démarche globale de territoire.

Les modèles de monnaies varient ainsi en fonction des objectifs que ces monnaies visent et des contextes socioéconomiques et culturels dans lesquels elles voient le jour. Elles constituent toutes, cependant, des initiatives territorialisées qui cherchent à s’approprier la monnaie en s’inscrivant dans l’innovation sociale et l’expérimentation, avec une volonté de transformation sociétale.

Références

  • Blanc J.et Fare M., (2013), « Understanding the role of governments and administrations in the implementation of community and complementary currencies », Annals of Public and Cooperative Economics, 84, no 1, pp. 63–81.
  • Fourel C., Magnen J-P. et Meunier N., (2015), D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité, Lormont : Le bord de l’eau.

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