Minsky au milieu du gué ?

mardi 28 juin 2016, par Jean-Marie Harribey *

Hyman Minsky (1919-1996) est l’un des économistes les plus importants du courant que l’on appelle « postkeynésien ». C’est un courant qui entend retrouver l’essentiel de la pensée de Keynes, parce que celle-ci fut dénaturée par les théoriciens néoclassiques d’après-guerre, tels Hicks, Samuelson ou Solow, qui avaient conçu un projet de « synthèse » impossible entre leur propre corpus et ce qu’ils pensaient assimilable de l’enseignement de Keynes. Les post-keynésiens ne doivent pas être confondus avec les néo-keynésiens – les plus connus sont Krugman et Stiglitz – qui sont critiques vis-à-vis des désastres occasionnés par les politiques néolibérales, mais qui n’ont pas entrepris une refonte théorique comme les postkenésiens. C’est à cette entreprise que s’attaque l’ouvrage déjà ancien de Minsky (1986), enfin traduit en français. Pourquoi, alors, laisse-t-il un goût d’inachevé ?

L’économie capitaliste est foncièrement instable

Le livre de Minsky porte un titre qui épouse parfaitement, tant en anglais qu’en français puisqu’il est le même, son contenu : Stabiliser une économie instable [1]. Pour démontrer que l’économie capitaliste est intrinsèquement instable, et qu’il ne faut pas chercher ailleurs que dans sa logique interne les causes des crises récurrentes, l’auteur suit plusieurs étapes.

La première est commune à beaucoup d’économistes postkeynésiens [2]. Elle consiste à présenter l’économie capitaliste comme un circuit, dans lequel tous les flux monétaires échangés entre les divers agents économiques s’équilibrent globalement. L’important ici, c’est « globalement », parce que, bien sûr, les excédents à un pôle voisinent exactement avec les déficits à un autre pôle. Un schéma simplifié d’une économie nationale permet de montrer que :

solde du secteur privé + solde budgétaire public + solde commercial extérieur = 0.

Une autre manière d’écrire cette égalité comptable indiscutable est : « La demande globale est égale à la production totale, appelée produit national brut (PNB) ; elle est aussi égale à la somme de la consommation, de l’investissement, de l’excédent des exportations sur les importations, et des productions du secteur public. » [3]

Il s’ensuit, et c’est l’un des mérites de la pensée keynésienne originale, que l’État peut avoir un rôle considérable dans l’effort nécessaire pour surmonter une crise de l’ampleur que le monde a connue dans les années 1930. Minsky consacre ainsi tout son chapitre 2 à « l’impact du Big Government ». C’est ce qui explique que, malgré la crise du début des années 1970, on n’ait pas connu de dépression en 1975 aussi grave que celle postérieure à 1929. Parce qu’il y a deux « déterminants » [4] de l’économie : l’investissement des entreprises et les dépenses publiques. L’impact positif du Big Government doit être relié à celui du prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire de la banque centrale, abordé dans le chapitre 3. « Les interventions de prêt en dernier ressort empêchent toute chute de valeur des actifs détenus par les institutions financières qui risqueraient de provoquer un manque de liquidité ou une incapacité généralisée à maintenir la valeur nominale des dépôts et d’autres dettes. Grâce à ces interventions, les pertes subies par une banque ou par une autre institution, suite à une baisse de la valeur marchande de leurs actifs, ne sont pas répercutées sur les déposants. Ainsi, les opérations de prêt en dernier ressort, mises en œuvre pour prévenir l’amplification de certaines pertes en fixant des prix planchers aux actifs, socialisent certains des risques privés qui existent dans une économie où l’emprunt et le prêt jouent un rôle dominant. » [5] On comprend pourquoi se produit une aggravation du risque de crise financière, au fur à mesure que le financement de l’économie est de plus en plus assuré par le crédit. L’action du gouvernement et celle de la banque centrale doivent donc être conjointes : « Tandis que le Big Governement stabilise à la fois les niveaux de production, d’emploi et des bénéfices par ses déficits, le prêteur en dernier ressort, lui, stabilise les valeurs des actifs et les marchés financiers : ainsi, la Réserve fédérale achète, se tient prête à acheter ou accepte en garantie des actifs qui, à défaut, ne seraient plus échangeables sur le marché ; elle remplace ou se tient prête à remplacer ses propres dettes non risquées par des actifs exposés au risque au sein de divers portefeuilles. Alors que le Big Government opère sur la demande globale et sur les excédents sectoriels, et accroît la proportion des titres d’État dans les portefeuilles, le prêteur en dernier ressort, lui, agit au niveau de la valeur de la structure même des actifs dont il a hérité, et donc sur le refinancement possible pour divers portefeuilles. Ces deux types d’effort sont indispensables pour contenir et inverser une baisse des revenus engendrée par des traumatismes financiers comme ceux qui se sont produits en 1974-1975 (mais aussi en 1969-1970 et en 1981-1982). » [6]

Mais reste à expliquer pourquoi la combinaison d’une action concertée du Big Government et du prêteur en denier ressort ne suffit pas à conjurer ce risque de crise. « Le financement de la demande d’investissement au moyen de nouvelles techniques se traduit par la génération d’une demande excédentaire à celle permise par l’état de tranquillité existant. L’augmentation des dépenses d’investissement entraîne une augmentation des profits qui, par rétroaction, cause l’accroissement du prix des actifs immobilisés et donc du prix de la demande de l’investissement. Par conséquent, tout équilibre de plein emploi mène à l’expansion du financement par endettement – faiblement d’abord à cause du souvenir de difficultés financières antérieures – qui incite l’économie à croître au-delà du plein emploi. Le plein emploi est un état transitoire parce que la spéculation et l’expérimentation sur des structures de passif et de nouveaux actifs financiers entraîneront un boom de l’investissement dans l’économie. Un boom de l’investissement crée de l’inflation et, par des processus qu’il nous reste à décrire, une flambée inflationniste génère une structure financière propice aux crises financières. Donc, dans une économie capitaliste qui accueille avec hospitalité les innovations financières, il est impossible de conserver le plein emploi et la stabilité des prix car, dans toute situation de plein emploi, des forces déséquilibrantes endogènes, qui perturberont forcément la tranquillité, sont à l’œuvre. » [7]

Minsky pense que le capitalisme souffre d’une instabilité chronique, les périodes de « tranquillité » faisant illusion, d’où son fameux « paradoxe ». Cette instabilité tient au fait que la nécessité pour le capitalisme d’investir est telle que le financement de l’investissement modifie inexorablement la structure des passifs des entreprises au fur et à mesure que l’endettement tend fatalement vers des modalités « à la Ponzi » [8] et que l’imagination des opérateurs financiers se débride pour créer toujours de nouveaux produits financiers spéculatifs. Les banques « cherchent à faire du profit en modifiant la structure de leur bilan et en accroissant leur levier financier » [9]. Les choses s’aggravent si les autorités monétaires durcissent leur politique en voulant stopper l’inflation encouragée par la fuite dans l’endettement. L’euphorie débouche alors sur la cassure et la récession, ce qui résume la contradiction suivante : le crédit est nécessaire à l’accumulation, mais trop de crédit tue la dynamique économique. D’où la marche du capitalisme alternant périodes de boom et périodes de ralentissement ou même de crise. « L’instabilité intrinsèque au capitalisme est due à la façon dont les profits sont dépendants de l’investissement, au fait que la validation des dettes des entreprises est dépendante des profits et que l’investissement est dépendant de la disponibilité du financement externe. » [10] S’il est vrai qu’une entreprise peut financer ses investissements sur ses fonds propres ou sur ses profits accumulés, ce n’est plus vrai au niveau global, où la création de monnaie est indispensable pour financer l’investissement net de l’ensemble de l’économie. Au moment de conclure ses propositions politiques, Minsky dira : « En outre, pour réduire le pouvoir déstabilisateur des sociétés par actions, il convient de supprimer le biais qui favorise le financement par emprunt dû au niveau trop élevé de l’impôt sur les sociétés ; l’impôt sur les sociétés doit passer à la trappe. » [11]

En reliant profit, investissement, finance et crise, pourquoi Minsky ne retrouve-t-il pas la thèse de la suraccumulation du capital ?

Exploitation de la force de travail, profit et investissement

La première surprise que provoque le livre de Minsky est que jamais l’auteur ne précise à qui il emprunte le cadre théorique qu’il utilise et développe pour dresser sa propre analyse. Le modèle théorique qui lui sert de point de départ comprend deux étages.

  • « La monnaie est créée dans le cadre du processus de financement de l’investissement et des actifs immobilisés. […] Par conséquent, la masse monétaire est très largement déterminée au sein même de l’économie parce que les évolutions de la masse monétaire reflètent en réalité à la fois les anticipations de profit des entreprises et celle des banques quant à l’état général de l’activité des entreprises. » [12]
  • « Les travailleurs qui produisent les biens de consommation et ceux qui produisent les biens d’investissement dépensent leurs salaires en biens de consommation. Si nous formulons l’hypothèse épique selon laquelle la totalité du revenu salarial est dépensée en biens de consommation et que les revenus issus des profits ne sont pas dépensés, alors la somme des taux de marge (les profits dans un sens très large) réalisés sur les coûts directs du travail et les coûts technologiquement déterminés nécessaires à la production et à la distribution des biens de consommation est égale à la masse salariale dans la production des biens d’investissement. Étant donné que les profits sont réalisés dans le secteur de la production des biens d’investissement et que, comme dans notre exemple épique, le revenu total de l’investissement est réparti entre salaires et profits, alors le profit total est égal à l’investissement. L’équation simple exprimant que le profit est égal à l’investissement est la relation fondamentale de toute la macroéconomie qui se propose de déterminer au fil du temps le comportement d’une économie capitaliste dotée d’une structure financière à la fois sophistiquée et complexe. De plus, c’est l’investissement effectivement financé qui induit le surplus. » [13]
    Avec un modèle plus complexe, « lorsque nous considérons l’économie dans sa globalité, les profits sont déterminés par l’investissement, le déficit public, le déficit de la balance des paiements et la consommation permise par les profits, une fois déduits les coûts salariaux. » [14] Plus schématiquement, « le déficit [public] accroît les profits et l’excédent réduit les profits. » [15]

Ce qui précède peut être résumé simplement par les équations suivantes :

SC + PC = production de biens de consommation,

SP + PP = production de biens de production,

Tous les biens de consommation étant consommés par les salariés : SC + SP = SC + PC , donc SP = PC .

Tous les biens de production étant investis par les capitalistes : SP + PP = PC + PP = profits = investissement.

Avec SC salaires dans le secteur des biens de consommation,

SP salaires dans le secteur des biens de production,

PC profits dans le secteur des biens de consommation,

PP profits dans le secteur des biens de production.

Le premier étage de ce modèle reprend la conception de la monnaie endogène de Keynes : la monnaie est créée à la demande de l’économie. D’où vient le second étage du modèle de Minsky ? De la célèbre équation que l’économiste polonais Michal Kalecki (1899-1970) avait formulée (profit global = investissement, dite équation de Kalecki) que reprend Minsky. Cette équation avait été exprimée simplement par l’économiste britannique Nicholas Kaldor (1908-1986), autre postkeynésien fameux : « Les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent et les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent ». La surprise est donc que Minsky ne rend rien à Kalecki [16], et encore moins à Marx. Or justement, Kalecki était un fin connaisseur de Marx et son équation est directement inspirée des schémas de la reproduction présentés par Marx dans le Livre II du Capital, dont la conclusion est : l’équilibre global de l’économie est réalisé lorsque la demande de biens de consommation en provenance de la section qui produit les biens de production est égale à la demande de biens de production en provenance de la section qui produit les biens de consommation. On peut encore le dire ainsi : la production de biens de production suscite une demande de biens de consommation égale à la demande de biens de production suscitée par la production de biens de consommation.

Laurent Cordonnier, dans une petite fable bien tournée, avait très bien rendu l’équation de Kalecki : « Plus les travailleurs bossaient dur, plus le montant que les karentoc (propriétaires) étaient susceptibles de prélever sur le produit de leur travail était élevé. Mais la part qu’ils parvenaient effectivement à prélever était réglée, quant à elle, au moment précis où les karentoc distribuaient le pouvoir d’achat relatif entre les travailleurs et eux-mêmes, c’est-à-dire : entre les salaires et les dépenses d’investissement… » [17] Cela signifie relier l’état des rapports de force entre les classes sociales à la dynamique de l’investissement et des profits.

Autrement dit, le chapitre 7, « Prix et profits dans une économie capitaliste », qui est le cœur théorique du livre de Minsky, n’apporte rien de nouveau. Il est vrai que Marx et Kalecki sont devenus des inconnus au bataillon des économistes, et que cela vaut le coup d’en réénoncer des principes essentiels, à condition de référencer les emprunts. [18] Mais d’autres surprises attendent le lecteur.

On a l’habitude de dire que, chez Keynes, pour relancer l’activité lorsque l’économie est en crise ou est simplement menacée de récession, l’investissement public doit pallier la carence de l’investissement privé. Minsky ne partage pas cette idée parce que l’investissement déstabilise la structure du système financier et est inflationniste, au même titre que les programmes sociaux. Après avoir affirmé que « l’investissement ou son équivalent dans les déficits publics sont nécessaires pour que les profits soient maintenus à un niveau qui valide la structure héritée de l’endettement et les prix payés dans le passé pour l’acquisition des actifs immobilisés », il ajoute « en soi, tout impact éventuel résultant de l’accumulation ou de la productivité technique des actifs immobilisés n’est que secondaire » [19]. Et Minsky de se livrer à un plaidoyer en faveur, lorsque c’est nécessaire, d’une relance par la consommation, mais surtout pas par l’investissement. Il s’ensuit un imbroglio qu’on a peine à déchiffrer : « L’investissement constitue le déterminant essentiel de la trajectoire d’une économie capitaliste : le budget de l’État, le comportement de la consommation et la trajectoire des salaires monétaires sont secondaires. […] Bien que le comportement des salaires monétaires et des budgets publics puissent amplifier ou étouffer l’instabilité économique, les propriétés cycliques fondamentales de notre type d’économie sont définies par les relations existant entre les profits, les prix des actifs immobilisés, les conditions du marché financier et l’investissement. » [20] Puis, l’auteur regrette que les modèles économétriques ne fassent « aucune distinction entre une réduction du taux de chômage obtenue à travers une augmentation de la production de biens de consommation, ce qui est déflationniste, ou à travers les transferts sociaux publics, les dépenses de défense ou la hausse de biens d’investissements, des canaux inflationnistes » [21].

Vient donc le moment où l’on a un peu de peine à reconnaître l’empreinte keynésienne : « La volonté de générer de la croissance à travers le soutien à l’investissement privé – conjugué aux transferts sociaux publics et à l’explosion des dépenses de défense – décuple l’instabilité et l’inflation chronique. » [22] Et encore : « Une fois résolu le problème technique de l’élimination de la ’terreur du chômage’, le meilleur programme économique est celui qui cherche à réduire l’inégalité, c’est-à-dire à accorder la préférence à une économie caractérisée par un investissement faible, une consommation élevée, le plein emploi, et qui favorise les organisations de petite taille pour limiter la bureaucratie. » [23] Pour Minsky, la réduction de l’inégalité passe donc par une consommation croissante, mais comment celle-ci, nécessitant une hausse parallèle de la production de biens de consommation, pourrait-elle être obtenue sans une hausse concomitante, sinon proportionnelle, de l’utilisation de biens d’investissement ? Par ailleurs, pourquoi fonder la réduction de l’inégalité exclusivement sur l’accès aux biens de consommation marchands ? Cette réduction pourrait très bien être organisée par l’accès aux biens et services collectifs non marchands dont on voit mal comment ils seraient produits sans investissement. Tout cela relève de l’énigme. Pour tenter de la résoudre, il faut examiner deux choses.

Premièrement, Minsky oscille entre deux thèses contraires au sujet de l’activité économique impulsée par l’État : tantôt, il la considère comme totalement improductive, tantôt elle s’ajoute à l’activité privée. Quand il penche du premier côté, il considère que « l’économie » se résume à sa partie capitaliste. Le basculement entre les deux thèses étant tellement fréquent dans ce livre monumental de plus de 700 pages, on est en droit de postuler l’existence d’une faille quelque part. Je m’en voudrais de lasser le lecteur par trop de citations, mais il faut essayer d’en avoir le cœur net.

Il commence ainsi : « Un travailleur bénéficiant de l’assurance chômage reçoit des fonds sans apporter de contribution à la production. Si ce même travailleur recevait le même revenu à travers un programme d’aide aux travailleurs ou du type du Work Projects Administration (WPA), on pourrait alors considérer qu’il a apporté une contribution équivalente à son revenu. » [24] Jusque-là, tout va bien. [25]

L’auteur continue : « Chez Keynes, à rebours du scénario classique que nous venons de décrire, tout commence par la détermination de la production demandée : la production demandée par les ménages et les entreprises est intégrée dans le modèle ’pur’, la production demandée par l’État est ajoutée dans le modèle politique, et la demande totale équivaut à la somme de ces demandes sectorielles. » [26] Ici, on a déjà affaire à un premier glissement de sens : il n’est plus question de production réalisée sous l’égide de l’État, mais de la demande que lui-même adresse au secteur privé. Évidemment, cette demande existe, mais elle ne résume pas toute l’action économique de l’État et autres administrations publiques, car il faut tenir compte de la production réalisée par les fonctionnaires affectés à des tâches non marchandes, telles que l’éducation, les soins, etc. En bref, l’État n’est pas que demandeur, il est aussi offreur. Minsky reconnaît-il ce rôle d’offreur ? Parfois oui [27], non le plus souvent : en oubliant la distinction qu’il opérait auparavant, Minsky se contredit : « Salaires, achats et transferts sociaux du secteur public génèrent une demande de consommation, même s’ils n’accroissent pas directement leur offre. » [28] Il confond les salaires versés par l’État au titre de l’assistance sociale et ceux versés par le même État au titre d’une production. « L’État impose des coûts à travers la fiscalité et des programmes réglementaires, mais il génère aussi un revenu qui lui permet de légitimer ces coûts », écrit-il presque aussitôt après. S’agit-il d’un nouveau tête-à-queue ? Il ne semble pas, car, ici, il pense certainement à la partie demande de l’État qui va s’adresser au secteur privé ainsi dynamisé. En d’autres termes, c’est cette distinction entre salaires d’assistance et salaires rémunérant un travail productif qui permet d’ouvrir la discussion sur la notion d’« employeur en dernier ressort », généralement rattachée au courant postkeynésien. [29]

On trouve aussi la marque de cet imbroglio jusque dans la conception du travail productif au sein même du secteur marchand. On a l’impression que seuls les ouvriers produisent, car il range tous les « cols blancs » dans la catégorie des travailleurs « receveurs de profits » [30]. Considérer que, par exemple, les travaux de recherche ou le développement de produits ne sont pas « technologiquement liés à la production » pose un problème de définition du travail productif qui est mal résolu par Minsky. [31]

Deuxièmement, il faut revenir à l’équation comptable simple reprise en catimini par Minsky, et complétée en intégrant l’intervention de l’État :

profit avant impôt = investissement (sous-entendu privé) + déficit public + impôts sur les profits [32], équation qui signifie : profit avant impôt = investissement + dépense publique.

Comment Minsky traite-t-il cette équation ? « Si les investissements et les déficits restent inchangés et que les profits sont taxés, alors les profits avant impôt augmentent du montant correspondant aux impôts sur les profits. » [33] Le lecteur pourrait croire qu’augmenter les impôts sur les profits fait augmenter les profits, ce qui ne manquerait pas de provoquer une apoplexie chez n’importe quel capitaliste ou manager. Que faut-il comprendre alors ? D’abord, il faut relever l’utilisation abusive de cette égalité comptable : ce n’est pas parce que les impôts sur les profits sont à droite de l’équation ci-dessus qu’ils sont la cause de la variation des profits à gauche. La somme du déficit public et des impôts représente la dépense publique totale ; c’est donc la variation de celle-ci qui aura une influence sur les profits, et non pas la levée de l’impôt en elle-même. Et rétablir les choses ainsi permet de repérer une autre ambiguïté de Minsky : les variables présentes dans cette équation ne sont pas indépendantes, car les déficits ne peuvent rester inchangés si les impôts augmentent, sauf si les dépenses publiques augmentent au prorata de ces derniers. Cela prouve donc que le lien de causalité ne va pas de l’impôt vers les profits, mais de la dépense publique vers ceux-ci.

Les inversions de sens sur cette question sont fréquentes : « Comme nous l’avons montré, le déficit (ou l’excédent) public n’est pas sans influence sur les profits globaux et sur les prix relatifs. À l’instar des profits, les impôts sont un mécanisme générant un surplus et la dépense publique est une répartition de ce surplus. » [34] Je pense que c’est exactement l’inverse : la dépense publique dynamise (entre autres conséquences) les profits privés, et les impôts répartissent la charge de cette dépense.

Ces confusions ne sont pas sans conséquence sur l’interprétation (les interprétations) de l’inflation que donne Minsky. Revient sans cesse l’idée que les dépenses de l’État et des collectivités locales sont responsables de l’inflation, car « ces postes sont devenus tellement imposants relativement au PNB qu’il n’est possible d’assurer une absence d’inflation qu’à condition que leur taux de croissance devienne inférieur – ou tout du moins égal – au taux de croissance du PNB en l’absence d’inflation » [35]. Ou bien l’auteur indique : « Un système de transferts sociaux trop important et trop coûteux est socialement déstabilisant, tend à réduire le revenu national et à introduire un biais inflationniste dans l’économie » [36]. Cette inflation peut-elle se déclencher dans une situation de chômage ayant amené les autorités à verser des prestations sociales ? Que dirait Minsky aujourd’hui en voyant qu’à l’époque néolibérale, la part des dépenses publiques dans les PIB a augmenté à peu près partout dans le monde et cela sans inflation ? Sans doute donnerait-il tout son poids à son autre interprétation : « En substance, l’inflation est le résultat de la trajectoire de salaires corrigés de la productivité et des taux de marge. » [37] Mais au lieu de voir l’inflation comme la sanction d’un rapport de force entre capital et travail pour un niveau de productivité donné, il impute l’inflation à une modification de la composition du salariat, lequel comprend de moins en moins de ceux qu’il appelle les « travailleurs » productifs et de plus en plus de « travailleurs auxiliaires » improductifs. Or, on a là une nouvelle contradiction : lesdits travailleurs auxiliaires de Minsky auraient dû provoquer une accélération de l’inflation ces dernières décennies. Si cela n’a pas été le cas, c’est qu’il faut en chercher la raison ailleurs : le chômage croissant a affaibli les salariés dans leur ensemble. La cause « en substance » de l’absence d’inflation se situe dans les rapports de production, dont il n’est jamais question dans le livre de Minsky. Kalecki à peine évoqué, Marx absent dans la mesure où la crise n’est jamais reliée à l’évolution du taux de rentabilité du capital, que reste-t-il ?

Quelle politique économique et sociale ?

Il reste que ce livre satisfera tous ceux qui n’osent plus lire les fondements de la critique de l’économie politique, qui pensent, comme Minsky, que les crises financières n’ont leur source que dans la finance, ou, encore, qui pensent que la finance n’obéit qu’à des processus autoréférentiels. [38] C’est dommage, car il y a matière à réaliser une synthèse de la compréhension du capitalisme et de ses crises grâce aux œuvres largement complémentaires de Marx, de Keynes, de Kalecki, et même de Minsky par sa proposition sur l’instabilité intrinsèque de la finance, à cause de la modification permanente de la structure des bilans et des dettes. Mais à condition de ne jamais oublier la relation qui unit indéfectiblement le capital à sa valorisation par le « travailleur collectif ». Pourtant, il serait possible de réaliser, une synthèse entre le circuit du capital de Marx, le circuit keyneso-kaleckien et le circuit postkeynésien [39].

L’analyse de Minsky débouche sur des préconisations de politique économique et sociale qui peuvent faire l’objet d’une discussion approfondie. On a vu plus haut qu’il donnait deux interprétations de l’inflation. Sa préconisation en matière de politique économique fait pencher la balance d’un côté : « La limitation des salaires monétaires et des coûts du travail sont les corollaires de l’engagement concernant le maintien du plein emploi. » [40] On ne peut proposer cela que si l’on suppose que l’emploi est fonction du niveau du salaire, ce qui veut dire que l’on court le risque de retomber dans le giron néoclassique, piège que n’avait pas évité Keynes lui-même, qui avait conservé l’hypothèse de productivité marginale décroissante du travail sur laquelle s’alignait le salaire. Keynes pensait que, sur le plan macroéconomique, la baisse des salaires individuels serait plus que compensée par l’élargissement de l’emploi. [41] À qui incombe l’initiative de créer des emplois ? « L’instrument principal d’une telle politique est la création d’une demande de travail infiniment élastique à un salaire plancher ou minimum qui ne dépende pas des attentes des entreprises concernant les profits à court et à long terme. Dans la mesure où seul l’État peut dissocier l’offre de travail de la rentabilité de l’embauche des travailleurs, la création d’une demande infiniment élastique de travail doit lui incomber. » [42] Ainsi est suggérée dans ce livre, plus que formulée, la notion d’employeur en dernier ressort, que Minsky associe à la diminution des revenus d’assistance, confirmant indirectement ainsi la nécessité – que j’indiquais plus haut – de distinguer très clairement l’action de l’État en tant que prestataire social (ledit État-providence) de l’action de l’État ordonnateur de nouvelles productions.

Pour interpréter l’hésitation à faire cette distinction, je suggèrerai l’hypothèse suivante. Autant le keynésianisme, toutes tendances confondues probablement jusqu’au postkeynésianisme, a toujours mis l’accent sur le rôle indispensable de l’État pour réguler ou relancer la dynamique économique, autant il n’a jamais su le justifier autrement que par la mise en avant du phénomène du multiplicateur : la dépense publique impulse une dynamique en direction de l’activité privée. On comprend que les libéraux se soient attachés à démolir ce mécanisme ou à en contester l’importance, notamment par le biais d’un prétendu effet d’éviction. Mais il est un autre moyen de légitimer le rôle de l’État ordonnateur de production, dont la portée théorique et stratégique va bien au-delà du multiplicateur. C’est de reconnaître le caractère productif, en soi, du travail embauché dans la sphère monétaire non marchande, indépendamment d’un mécanisme de relance en direction du secteur marchand : productif de valeur d’usage, ce que personne ne contestera, mais également producteur de valeur au sens monétaire, qui bien sûr n’est pas destinée à valoriser le capital, mais qui est validée socialement par une décision politique de satisfaire des besoins collectifs, les services qui en résultent étant payés de manière socialisée, via l’impôt ou la cotisation sociale. [43]

Envisager ainsi les choses permettrait sans doute de lever la contradiction qui affleure souvent chez Minsky : « En d’autres termes, l’objectif immédiat de la politique économique doit être l’emploi et non plus l’investissement, c’est une condition sine qua non à remplir avant de lancer des réformes financières visant à réduire l’instabilité. » [44] Sinon personne ne comprendrait comment l’État pourrait embaucher des soignants, des enseignants et des chercheurs supplémentaires sans investir dans la construction de nouveaux hôpitaux et de nouvelles écoles et universités. Si l’investissement n’accompagnait pas le regain d’emploi, on ne serait pas loin de voir la boutade de Keynes mise en œuvre, préconisant d’embaucher des chômeurs pour creuser des trous puis les reboucher. Or, Minsky reconnaît que « dans un passé relativement proche, notre État – même s’il était souvent bureaucratique – a été un fournisseur très efficace de services à ses citoyens » [45].

L’analyse de Minsky sur l’instabilité financière est précieuse, mais les postkeynésiens gagneraient à voir que l’analyse de la finance ne peut être séparée de celle du capital en tant que rapport social, ni de l’analyse de l’accumulation du capital reposant sur l’exploitation de la force de travail, mais dont la branche fictive sur les marchés financiers ne peut, par définition, n’avoir qu’une existence instable, et surtout éphémère, alors que le fétichisme qui l’entoure lui promet la durée, sinon l’éternité.

Notes

[1H.P. Minsky, Stabiliser une économie instable, Paris, Institut Veblen, Les Petits matins, 2016.

[2Pour une présentation de ce courant, voir M. Lavoie, L’économie postkeynésienne, Paris, La Découverte, Repères, 2004. Les principaux noms à la naissance de ce courant sont Joan Robinson, Michal Kalecki, Nicholas Kaldor. J’y reviendrai plus loin.

[3Minsky, p. 304. Voir aussi p.122

[4Minsky, p. 131, l’italique est de l’auteur.

[5Minsky, p. 154-155. Voir aussi p. 143, 625.

[6Minsky, p. 143-144. Voir aussi p. 165, 388, 389, 467, 635.

[7Minsky, p. 405.

[8Minsky, p. 459 et suiv.

[9Minsky, p. 522. Voir aussi p. 106, 177, 498, 513, 515, 530-531.

[10Minsky, p. 629. Voir aussi p. 617.

[11Minsky, p. 678.

[12Minsky, p. 287-289.

[13Minsky, p. 338-339. Voir aussi p. 342 et suiv.

[14Minsky, p. 374. Voir aussi p. 383, 498, 557, 572, 598, 625.

[15Minsky, p. 647.

[16Pourtant Minsky dit, mais sans aucune référence (p. 353-354) : « La proposition voulant que les capitalistes obtiennent ce qu’ils dépensent a donc deux significations. Dans l’une, les dépenses capitalistes en biens d’investissement génèrent des profits. Dans l’autre, la dépense des revenus issus des profits générés sur les biens de consommation accroît les profits. Par ailleurs, l’épargne des travailleurs, c’est-à-dire la part de leurs salaires qui n’est pas dépensée en biens de consommation, réduit les profits. Étant donné que les profits affectent l’investissement er déterminent la mesure dans laquelle les entreprises peuvent valider leurs dettes, la frugalité des capitalistes et des travailleurs diminue l’investissement. De la même manière, les capitalistes et les travailleurs qui mènent la grande vie favorisent les niveaux élevés de profits et d’investissement. »

[17L. Cordonnier, L’économie des Toambapiks, Une fable qui n’a rien d’une fiction, Paris, Raisons d’agir, 2010, p. 160. Voir mon compte rendu de lecture « Lire un vrai livre d’économie », L’Humanité, 2 avril 2010.

[18Il faut que ce soient les préfaciers Dimitri Papadimitriou et Larry Randall Wray qui, dans la « Préface à la deuxième édition (2008) », rappellent que ce noyau théorique est dû à Kalecki.

[19Minsky, p. 389.

[20Minsky, p. 391-392. Voir aussi p. 396, 478, 666.

[21Minsky, p. 619.

[22Minsky, p. 623.

[23Minsky, p. 633.

[24Minsky, p. 111. Voir aussi p. 116. Cela correspond exactement à la thèse que je défends depuis pratiquement la même époque de la première édition du livre de Minsky que je découvre lors de sa traduction récente. Voir la synthèse dans J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inexistence, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[25Les prétendus théoriciens du revenu d’existence croyant qu’il suffit de verser de l’argent pour qu’il y ait valeur ajoutée pourraient réfléchir à cela.

[26Minsky, p. 298.

[27Par exemple p. 304.

[28Minsky, p. 563.

[29Voir M. Lavoie, « État social, employeur de dernier recours et théorie postkeynésienne  », Revue française de socio-économie, premier semestre 2009, n° 3, p. 55-75.

[30Minsky, p. 341.

[31Minsky, p. 359, 594.

[32Minsky, p. 346.

[33Minsky, p. 346-347. Voir aussi p. 377.

[34Minsky, p. 377.

[35Minsky, p. 384-385.

[36Minsky, p. 627.

[37Minsky, p. 587.

[38Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « Du travail à la monnaie, essai de perspective sociale de la valeur,Examen critique de la vision autoréférentielle de la valeur et de la monnaie », Colloque « Institutionnalismes monétaires francophones : bilan, perspectives et regards internationaux », Lyon, 1er-3 juin 2016.

[39Voir par exemple S. Keen, L’imposture économique, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2014, bien qu’il s’achève par des contresens sur l’économie politique à rebours de tout le reste du livre ; compte rendu de lecture dans J.-M. Harribey, « Derrière l’imposture de la science économique, qu’y a-t-il ? », Revue du MAUSS permanente, 2015/1, n° 45.

[40Minsky, p. 658.

[41Sur les subtilités et failles de l’analyse keynésienne, voir J.-M. Harribey, « Les chemins tortueux de l’orthodoxie économique », 2007.

[42Minsky, p. 657.

[43J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. Il y a de quoi rester abasourdi quand on lit sous la plume de deux éminents économistes que l’employeur en dernier ressort est « une solution au parfum très soviétique qui n’est guère réaliste » [Denis Clerc et Michel Dollé, Réduire la pauvreté, un défi à notre portée, Paris, Alternatives économiques, Les Petits matins, 2016, p. 63]. C’est sans doute le signe qu’il est très difficile de sortir de l’idée commune aux libéraux, sociaux-libéraux et marxistes orthodoxes, selon laquelle le travail produisant des services non marchands est improductif.

[44Minsky, p. 669.

[45Minsky, p. 640.

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