Commentaire de l’article de Benjamin Coriat

« Qu’est-ce qu’un commun ? » dans Les Possibles, n° 5.
mardi 28 juin 2016, par Patrick Braibant *

Le texte de Benjamin Coriat est très stimulant par son insistance à rappeler qu’il n’y a de communs qu’institués selon des modalités très précises. Les communs ne sont ni une vague aspiration au « bien commun » ni une ressource en libre disposition. Ils n’existent comme communs que par une construction sociale définissant l’objet du commun, ses parties prenantes et leurs droits respectifs, ses modes de gouvernance collective.
Cette insistance « institutionnaliste », tout à fait justifiée, conduit cependant B. Coriat, sans doute animé une volonté de se démarquer de Dardot et Laval, à réfuter avec une certaine virulence l’idée selon laquelle « l’intentionnalité » serait un facteur majeur dans la constitution et plus encore dans la vie (instituée) des communs : « L’intentionnalité, si elle peut jouer un rôle, n’est pas pour grand-chose dans ce qui pourra finalement être obtenu » Autrement dit, la visée, les finalités animant les « commoners » qui construisent un commun donné ne seraient qu’un facteur second, voire secondaire.

Cette manière de voir me semble faire l’impasse sur un problème majeur, maintes fois vérifié : les institutions, et en particulier les institutions de nature démocratique, sont toujours l’objet d’une lutte entre plusieurs usages. Elles sont toujours un enjeu de la conflictualité sociale (ou de la « lutte des classes » comme on aurait dit naguère). Il peut arriver (et il arrive effectivement) qu’elles soient arraisonnées par des forces sociales qui cherchent à en détourner l’usage à leur profit, à neutraliser « l’intentionnalité » (les finalités, la visée) qui avaient présidé à leur création et à faire prévaloir d’autres « intentionnalités » .
Un commun ne perdure comme commun que pour autant que perdure dans son fonctionnement institué « l’intentionnalité » (ou la finalité) qui a animé sa constitution.

Dire qu’il n’y a « pas de communs sans commoners » c’est dire qu’il n’y a pas de communs sans individus et groupes voulant la « communalité » et veillant à la faire vivre une fois le commun institué. L’institué ne perdure comme commun qu’à condition d’être constamment irrigué et réalimenté par l’instituant, c’est-à-dire par cette « intentionnalité commonale » qui l’a fait naître.
Il faut défendre à la fois l’approche par les institutions et l’approche par « l’intentionnalité » (ou les finalités ou la visée). Pas de commun sans institutions qui l’organisent, mais aussi (et tout autant) pas de commun sans « intentionnalité commonale » faisant prévaloir ses finalités dans le fonctionnement « ordinaire » des institutions du commun en question.

Pour reprendre l’exemple de B. Coriat sur la révolution russe, c’est précisément parce que « l’intentionnalité » qui avait présidé à la prise du Palais d’Hiver n’a pu ou su perdurer que « Les formes de propriété (pourtant supposées « collectives ») et la nature des droits (attribués aux kolkhoziens) installés par la suite, ont rendu possible – ou n’ont pu prévenir – le retour de formes multiples d’accaparement et d’assujettissement. » C’est parce que l’instituant émancipateur a cessé d’irriguer l’institué que ce dernier, arraisonné par la nouvelle classe dirigeante « soviétique », s’est mué en le contraire de ce pour quoi il avait été créé. C’est la défaite politique des forces portant « l’intentionnalité » émancipatrice ayant présidé à la création des formes collectives de propriété qui a entraîné la dégénérescence et le « perversion » de ces dernières.
Autre exemple : le suffrage universel. Quand, en France, le peuple parisien impose son instauration en février 1848 (du moins pour la partie mâle de la population) il le fait selon une « intentionnalité » clairement émancipatrice : le suffrage universel est considéré comme un des moyens majeurs de faire prévaloir le point de vue de « ceux d’en bas » dans les affaires politiques et donc d’affranchir ces derniers des sujétions qu’ils subissent. Sauf que, très vite, le suffrage universel fut « récupéré » par les forces conservatrices (celles-là mêmes qui s’étaient farouchement opposées à son adoption) qui comprirent que le suffrage universel pouvait constituer un instrument sans égal de légitimation de leur domination dès lors qu’elles conservaient leur emprise idéologique sur la majorité de la population. Pari vérifié dès les premières élections au suffrage universel d’avril 1848 d’où émergea une assemblée très largement dominée par les forces de la conservation sociale. Depuis lors, l’institution « suffrage universel » n’a cessé d’être l’enjeu d’une lutte entre ces deux « intentionnalités » opposées : émancipatrice et conservatrice.

On ne voit pas en quoi les nouveaux communs pourraient échapper à ce « conflit des intentionnalités ». Créés selon une visée que l’on peut qualifier de démocratique/émancipatrice, ils peuvent être (et sont effectivement) soumis aux appétits de puissances économiques et/ou politiques qui cherchent à en capter certaines de leurs qualités pour les mettre au service de leurs propres finalités, lesquelles n’ont guère à voir avec la démocratie et/ou l’émancipation...
Ce qu’illustre très bien H. Le Crosnier lorsqu’il constate par exemple que le mouvement pour les communs de la connaissance « se trouve confronté à l’intégration dans le système dominant [...] qui se traduit par une distorsion de ses buts originaux » (En communs, C&F Editions, 2015, p. 245).
De même, S. Broca lorsqu’il souligne la nécessité de réaffirmer le caractère d’« utopie » (tout à la fois économique, sociale et politique) du logiciel libre (et de toute l’inventivité institutionnelle dont ils ont été le théâtre), lorsque ceux-ci « ne suffisent plus à garantir que le projet dont ils étaient porteur perdure, ou bien sous une forme tellement modifiée qu’il serait peut-être judicieux de reconnaître que c’est alors d’autre chose qu’il s’agit. » D’où la nécessité, pour maintenir l’intégrité, voire l’existence pure et simple du « projet », de le faire changer d’échelle et de terrain : « le Libre n’est plus le logiciel libre. Considéré comme projet social, il doit pour être fidèle à lui-même trouver d’autres incarnations technologiques, mais aussi des expressions non technologiques. Il est ainsi tenu de porter le débat sur le terrain culturel et d’investir le champ politique. » (Utopie du logiciel libre, Éditions Le passager clandestin, 2013 p. 262).

« Buts originaux », « utopie », « projet » qui doit « rester fidèle à lui-même » : on ne peut souligner plus clairement l’importance de cette question de « l’intentionnalité » dans la construction, la pérennité, la défense, l’expansion et le renouvellement des communs plongés dans la marmite des rapports sociaux où ils sont en permanence exposés à de multiples de tentatives de captation. H. Le Crosnier et S. Broca mettent ici en lumière l’importance décisive de cette dialectique de l’instituant et de l’institué, où le second ne peut résister et maintenir ses promesses que sous condition d’être constamment revivifié par « l’intentionnalité » qui est au cœur du premier. « Intentionnalité » qui, pour ce faire, doit elle-même sans cesse se redéfinir, se reformuler, s’enrichir à la lumière des épreuves (à tous les sens du terme) que traversent les communs institués.

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