Éditorial : Inondations

mardi 28 juin 2016, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

La Seine a débordé, plusieurs de ses affluents aussi. Paris a eu les pieds dans l’eau, le zouave du Pont de l’Alma a manqué d’être submergé et plus de 800 communes ont été déclarées sinistrées à la suite des inondations du début du mois de juin. Mais ces inondations sont-elles les plus graves ? Nous avons été inondé de flots de paroles insultantes en plus d’être grotesques. Les plus imbéciles sont sorties de la bouche de Monsieur Pierre Gattaz à l’adresse des grévistes hostiles à la loi « travail » : des « voyous » et des « terroristes ». On mesure la capacité d’analyse de ce monsieur en cette période où les attentats sèment la vraie terreur. On mesure également la potentialité de « dialogue social » au sein du Medef, qui s’évanouit à l’idée qu’on puisse plafonner les rémunérations des managers. Si elles sont moins guerrières, les paroles des éditorialistes et celles du gouvernement n’en sont pas moins idéologiques et profondément déplacées : « la France prise en otage », « les supporters de la coupe de football menacés d’empêchement », « le monde regarde la France », et surtout la reprise du mantra thorézien « il faut savoir terminer une grève ».

Au total, plus que les berges parisiennes, c’est la démocratie qui est menacée de noyade. Profitant de sa crise et de la perte de repères politiques que celle-ci engendre, le capitalisme tente un coup de force : relancer les profits par un pas de plus dans la dégradation sociale. Salaires en berne, précarité croissante et chômage endémique ne suffisent plus à relancer les bonnes affaires pour les dividendes. Les droits sociaux sont désormais en ligne de mire. Tel est le sens de la mauvaise « loi travail » : remise en cause de la hiérarchie des normes, facilité de licenciement et augmentation de la durée du travail. Deux tiers des Français y sont opposés, des syndicats contestataires sont mobilisés et amorcent même un rapprochement avec les mouvements citoyens « Nuit debout », tandis que le gouvernement Hollande-Valls-Macron-Gattaz veut imposer cette loi à tout prix. Jusqu’où ira l’atteinte à la démocratie ? Jusqu’à ce que l’extrême droite soit aux portes du pouvoir, en France et en Europe ?

Voilà le contexte dans lequel ce dixième numéro des Possibles paraît. Le dossier « Droits, justice et démocratie » s’ouvre par un texte d’un collectif constitué à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac Allemagne, afin d’apporter son soutien à la mobilisation contre la « loi travail » en France. Il faut prendre au sérieux leur appel car ils voient les dégâts provoqués, au sein de leur propre pays, par des politiques néolibérales dont les conséquences désastreuses se font sentir partout en Europe, et jusque chez eux : paupérisation, concurrence tirant tout le monde vers le bas, atteinte à la cohésion sociale et à la démocratie.

Qu’est-ce donc que la démocratie ? La philosophe Joëlle Zask s’attache à redécouvrir les racines de la démocratie au sein de la paysannerie traditionnelle. Loin des images habituelles, les paysans portent l’idée et la pratique qui font que « cultiver la terre est aussi culture de soi et culture de la communauté ». En d’autres termes, civilisation et solidarité sont inhérentes à la démocratie.

Dominique Taddei propose ensuite une définition de la citoyenneté autour du principe de « verticalité minimale » : en pleine crise multidimensionnelle qui touche la politique et ceux qui la mènent, c’est un principe d’institutionnalisation minimale qui structure les mouvements citoyens. Le chercheur en science politique Christophe Voilliot s’interroge lui aussi sur les nouvelles formes d’organisation des mouvements citoyens. Deux caractères les marquent d’abord : les pratiques délibératives et le souci d’éducation populaire. Mais la sociologie de ces mouvements est encore incertaine : pour une part, petite bourgeoisie intellectuelle menacée de déclassement sinon d’exclusion du travail, en lutte contre la perte de substance démocratique du système représentatif.

Lors du « round » extractiviste organisé par la firme Total au mois d’avril dernier à Pau, une contre-manifestation exemplaire de plusieurs jours a été menée par des centaines de militants résolus, à l’appel de plusieurs associations, dont Bizi ! Exemplaire à plus d’un titre, nous raconte Jon Palais : par sa radicalité non violente, même face aux agressions policières, par une organisation sans faille, par sa capacité à relier désastres sociaux et désastres écologiques et, enfin, par son savoir-faire communicant. Un ensemble qui montre la capacité de la société à se mobiliser contre les graves atteintes au vivre en commun, contre les grands projets inutiles comme celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. C’est ici l’occasion d’appeler à renforcer la mobilisation alors que la date du référendum biaisé à son sujet approche.

Le sociologue Philippe Corcuff essaie de faire le tri des contributions au sein de la gauche radicale qui flirtent parfois avec une « essentialisation » des problèmes et des débats qu’ils suscitent : par exemple sur l’État-nation ou l’Islam. Essentialiser revient à vider un problème de son caractère social pour en faire quelque chose de naturel, immanent, homogène et, dans le contexte actuel, identitaire, hors de toute contradiction : par exemple, pour les uns, l’État ne serait que « social » ou que « bourgeois », le musulman ne serait intrinsèquement que « non démocratique », voire « potentiellement terroriste », etc.

Dominique Méda, elle aussi sociologue, revient sur la construction historique des droits sociaux qui vont, au fil des luttes, redéfinir le salariat autour, non pas seulement de ce lien d’exploitation et de subordination toujours présent bien sûr, mais aussi de droits devenus inhérents à la condition du travailleur salarié. Ce rappel est utile au moment où les naufrageurs qui nous gouvernent entendent défaire cette construction à travers une loi « anti-travail ».

L’histoire racontée par Gérard Gourguechon, militant syndicaliste de longue haleine contre les paradis fiscaux et judiciaires, est édifiante : ils permettent la fraude et l’évasion fiscales et ils sont un rouage du capitalisme mondial et de l’affaiblissement de la démocratie. Et cela, bien au-delà du scandale des « panama papers » qui n’est que la partie rendue visible de l’iceberg.

La violence du capitalisme et la capacité de l’oligarchie à se maintenir au pouvoir ne seraient pas ce qu’elles sont si cette oligarchie ne disposait pas d’un formidable arsenal idéologique pour modeler les esprits. Au moment où s’ouvre la coupe d’Europe de football, tellement menacée par ces « voyous de grévistes », le juriste Michel Caillat et l’architecte et sociologue Marc Perelman entreprennent de mettre au jour l’idéologie qui entoure les grandes manifestations sportives. Profitant de la ferveur populaire, la classe dominante noie la société, par un discours répété jusqu’à la nausée, dans un flot de propagande pour « donner du bonheur aux gens ». Du pain et des jeux pour la plèbe, disaient les Romains.

Pendant ce temps, la transformation des tissus productifs bat son plein, sous l’effet de la révolution numérique. Jean Lojkine et Jean-Luc Maletras, respectivement sociologue et ancien responsable syndical CGT chez Thalès, s’attachent à montrer que cette révolution n’obéit à aucun déterminisme, mais est au contraire l’objet de choix socio-politiques pour produire et traiter l’information. L’avenir de nos économies numérisées n’est donc pas écrit d’avance.

Les choses bougent en Amérique latine, et pas forcément dans le bon sens. Alfredo Calcagno commente le retour du néolibéralisme en Argentine après l’abandon des politiques keynésiennes menées pendant une douzaine d’années par les époux Kichner, issus du péronisme. Le tournant libéral sur fond de corruption est inquiétant, notamment parce que c’est l’occasion de redonner la main aux fonds vautours qui n’ont jamais accepté que leurs créances soient amoindries.

Mireille Fanon Mendès France évoque l’adoption de la date du 10 mai comme date de commémoration de ce que fut l’esclavage : le plus grand crime de l’histoire, qui n’a jamais été vu et reconnu comme une idéologie. Il est à craindre que ce soit la même idéologie qui s’exprime encore « sous la forme d’une globalisation financière et militaire qui traite les peuples et les populations comme des variables d’ajustement structurel ».

Le dossier se termine par deux articles, dont la rédaction ne partage pas toutes les conclusions et recommandations, mais qui montrent en quoi la démocratie est concernée par les évolutions de deux secteurs clés du progrès humain. Le premier est de Martine Boudet et porte sur l’éducation qui pourrait être un axe de refondation de la démocratie. Le second est du professeur de médecine André Grimaldi, qui distingue le probable et le possible pour l’avenir du système de santé. C’est l’occasion de réfléchir aux liens entre recherche scientifique, réponse aux besoins collectifs et approfondissement de la démocratie.

La partie « Débats » de ce numéro des Possibles débute par un article de l’économiste Marie Fare sur les monnaies locales complémentaires, qui donne un prolongement au dossier sur la monnaie que nous avions publié dans le numéro 6 des Possibles. Elle dresse une généalogie des quatre formes de monnaies associatives depuis une trentaine d’années : des monnaies inconvertibles, aux monnaies-temps, aux monnaies convertibles liées à des projets locaux, jusqu’aux monnaies en lien avec des institutions. Elle dégage les enjeux de ces expériences : le développement territorial, des comportements solidaires et écologiques, le lien social. Au total, il s’agit de « définir collectivement un nouveau cadre de valeurs ».

{}Tout le reste de cette partie est constitué d’une série de comptes rendus d’ouvrages parus récemment. Le premier est réalisé par Jean Tosti sur un livre collectif, Les Lumières d’Adam Smith, dirigé par Vanessa Oltra et Jean-Marie Harribey. Il est bâti autour d’une pièce de théâtre écrite par Vanessa Oltra, à la fois économiste et auteure-interprète de théâtre, qui vise à donner une image du philosophe écossais très différente de celui que la postérité libérale a baptisé père de la « main invisible » du marché. On y découvrira, à travers la verve et l’humour de l’auteure, une Théorie des sentiments moraux de Smith, pratiquement inconnue de l’enseignement de l’économie. Plusieurs contributions théoriques entourent cette pièce pour présenter l’apport essentiel de Smith, sans en cacher les limites.

Ensuite vient une présentation détaillée de l’ouvrage du sociologue Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette, réalisée par François Chesnais. Cet ouvrage est une histoire du passage de la gestion de la dette publique dans le cadre d’un capitalisme d’après-guerre administré à celle où la dette est abandonnée entre les mains des marchés financiers. Chesnais souligne fortement le grand intérêt de ce livre, mais lui reproche de ne pas avoir suffisamment insisté sur le rôle joué par la mondialisation financière. C’est pourquoi nous donnons la parole aussitôt après à Benjamin Lemoine qui répond aux critiques de Chesnais, ouvrant ainsi un débat fructueux au moment où, pour échapper à l’emprise des marchés, l’on s’interroge pour savoir comment on pourrait retrouver les avantages du « circuit du Trésor » en vigueur avant l’explosion de la finance.

Alain Accardo, sociologue et pédagogue de l’œuvre de Bourdieu, commente le livre de Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque. Que reste-t-il de l’œuvre de Bourdieu, se demande Accardo, un peu ironique à l’égard de Fabiani ? La tâche est délicate parce que la puissance de l’œuvre de Bourdieu est de soumettre sa propre analyse aux exigences que lui-même appliquait à tout objet sociologique. S’ouvre alors une discussion indirecte entre deux chercheurs, Fabiani et Accardo, tous deux anciens collaborateurs de Bourdieu, dont la connaissance et la proximité rendent le portrait de Bourdieu passionnant et dont on n’a pas fini de dessiner les traits. C’est le propre d’une grande œuvre.

Dominique Plihon rend compte de la traduction en français de l’ouvrage de l’économiste Hyman Minsky, Stabiliser une économie instable, paru aux États-Unis il y a trente ans. Il revêt aujourd’hui une importance particulière parce que cet auteur a montré combien l’instabilité financière est inhérente au capitalisme. Affirmer cela lors de l’avènement de la financiarisation du capitalisme mondial pendant les années 1980 était osé, face au déferlement de la pensée néolibérale glosant sur l’efficience des marchés financiers. La suite allait malheureusement démontrer la justesse de la vision de Minsky.

Pourquoi reste-t-on tout de même sur sa faim après avoir lu Minsky, demande Jean-Marie Harribey dans un second compte rendu du même ouvrage ? Parce que jamais Minsky n’établit clairement de lien entre l’instabilité financière qu’il décortique méticuleusement et l’évolution des rapports de production. Cela aurait été pourtant l’occasion de renouer le fil avec des analyses antérieures, tant celle de Marx que celle de l’économiste polonais Kalecki, auxquels Minsky emprunte l’essentiel, sans le dire.

Enfin, Gustave Massiah a lu le livre de l’historien Bernard Ravenel, Quand la gauche se réinventait, Le PSU, Histoire d’un parti visionnaire. Qui connaît aujourd’hui, dans les jeunes générations ce que fut le PSU, né pendant la « guerre d’Algérie » menée par l’État colonial français, et qui anima le débat politique avant et après Mai 68, pendant que ses militants participaient activement aux luttes sociales de l’époque ? C’est le mérite du livre de Ravenel, ancien dirigeant du PSU, que de raconter son histoire, jalonnée d’intuitions prémonitoires : autogestion démocratique, contrôle ouvrier, écologie, solidarité internationale, etc. Vous avez presque lu… altermondialisme.

La revue des revues préparée par Jacques Cossart est fidèle à sa vocation. Ça va mieux dans le monde, se demande-t-il ? En ces temps où l’on nous annonce que ça va mieux en France, la question mérite d’être posée s’agissant de l’humanité entière. Le moins qu’on puisse dire est, ici, que la méthode Coué ne convient pas. En consultant les rapports internationaux de la dernière période, portant sur l’agriculture chimique, la situation de l’Afrique subsaharienne et des pays pauvres en général, la concentration des richesses et l’augmentation des inégalités, l’immigration causée par la misère, la dégradation environnementale, rien ne va plus, sauf pour les banques installées dans les paradis fiscaux et judiciaires. Quant aux conséquences de la révolution numérique sur l’évolution du travail et de l’emploi, on ne sait rien. Cela n’est pas de très bon augure.

À l’heure où nous achevons la préparation de ce numéro des Possibles, nous ne connaissons pas l’issue du conflit voulu obstinément par le gouvernement à propos de la mise à mal du droit du travail. Conflit construit de toutes pièces depuis le début par un duo Hollande-Valls qui veut faire plier les syndicats de manière aussi décisive que le réalisa Thatcher en son temps avec les syndicats britanniques. Une chose est claire cependant. Le mot merveilleux de communisme fut dégradé au XXe siècle par la pratique stalinienne. Celui de socialisme l’est aujourd’hui par le gouvernement qui s’en revendique. Tout est donc à remettre à plat. Nous n’aurons pas trop de nuits et de jours pour nous mettre debout.

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