1. La mise en évidence de trois modèles de protection sociale
Le rôle essentiel des prestations sociales est d’assurer aux personnes une sécurité économique face aux pertes de revenus découlant des départs en retraite, des mises au chômage, des incapacités de travail et dépenses découlant de la maladie, d’accidents ou des situations d’invalidité. Afin de rendre les dépenses totales de protection sociale comparables entre les pays européens de niveaux de développement très inégaux, je les ai évaluées en pourcentage du niveau de vie global de l’ensemble des personnes en emploi. Nous constaterons que ce mode d’évaluation aboutit également à focaliser notre vision sur les éléments entrant dans la sécurité économique des personnes (voir détails des sources et de la méthodologie dans les annexes).
Selon ce mode d’analyse, le niveau moyen des prestations sociales est maximum au Danemark et en Suède : respectivement 27,5% et 25% du niveau de vie des actifs en emploi. Il est encore important dans des pays dont le système de protection sociale est le plus ancien tels l’Allemagne (22%), la France (21%), le Royaume-Uni (20%), la Belgique (18%) ou l’Italie (16,5%). Mais il est plus faible dans les pays européens dont les prestations sociales étaient encore à construire au début des années 1990, comme l’Espagne (15%), l’Irlande (16%) et la Grèce (14%).
Toutefois, comme on peut le visualiser sur le graphique et le tableau 1 suivants, les évolutions des montants de prestations sociales ont été très contrastées de 1995 à 2010. D’un côté, les pays du Nord n’ont pas connu de variations importantes : tout juste -0,4% pour le Danemark si l’on compare la moyenne des 8 années du début à celle des 8 années de la fin ; et respectivement -1,4% pour la Suède. En revanche, les cinq pays dont le système de protection sociale est plus installé ont connu une progression sensible du total des prestations entre les périodes 1995-2002 et 2003-2010 : de respectivement +3,7% en Allemagne, +12% en France, +0,8% au Royaume-Uni, +14% en Belgique et +23% en Italie. Enfin, les quatre pays dont le système de protection sociale était en construction ont vu leurs prestations croître le plus entre ces deux périodes de 8 ans : de +35% au Portugal, +21% en Grèce, +32% en Espagne et +49% en Irlande.
Source : Eurostat 2013
Lecture : les niveaux de prestation sociale des deux pays sociaux-démocrates sont en rouge et restent au-dessus de 26% pour le Danemark et de 24 à 27% pour la Suède, soit bien au-dessus des autres pays. Ils restent stables mais se gonflent légèrement au moment des crises de 2003 et 2009. En revanche, les quatre pays dont le système est en construction sont soit en bleu, soit en pourpre pour le Portugal et l’Irlande, deux pays qui connaissent le développement de leurs prestations le plus rapide. Entre ces deux groupes, les prestations sociales des cinq pays en vert dont le système de protection est plus installé augmentent à un rythme moins rapide tout en se gonflant aussi fortement lors de la crise de 2009. Nous pouvons visualiser ainsi la convergence des différents systèmes pour l’ensemble des prestations sociales de ces onze pays : bien moins dispersés en 2010 (de 1 à 1,57) qu’en 1995 (de 1 à 2,5).
Si nous combinons ces deux visions, l’une statique et l’autre dynamique, nous pouvons chercher à en interpréter la signification. Les hypothèses que je propose ci-dessous prolongent celles que je risquais il y a six ans (cf. Menahem, 2007a et b), même si les données de 2003 à 2010 permettent de les préciser.
- Un modèle social-démocrate caractérise le système de protection sociale du Danemark et de la Suède. Dans ces pays, un fort consensus social et politique et une tradition d’intervention publique légitiment la permanence de protections sociales très larges assurant une couverture universelle de la population, ce qui explique sa stabilité à un haut niveau de sécurité des revenus (voir Strobel, 2003).
- Un modèle bien installé de protection sociale, mais dont la légitimité est cependant controversée, recouvre avec de fortes disparités les régimes des pays européens continentaux comme l’Allemagne, la Belgique, la France et l’Italie, tout comme celui du Royaume-Uni fondé, lui, sur d’autres principes mais tout aussi ancien. D’où encore des progressions inégales et toujours des remises en cause par des courants néolibéraux.
- Un modèle de protection sociale en construction recouvre à la fois des pays du Sud tels l’Espagne, la Grèce et le Portugal et un pays récemment industrialisé, l’Irlande. Tous les quatre combinent à des degrés divers la faiblesse de leur État social, avec la présence de traditions clientélistes et corporatistes. La permanence d’un fort secteur de travail informel se conjugue dans les pays du Sud avec le développement de réseaux familiaux importants (Voir Rhodes et Palier, 1977).
Malgré cette diversité, la présence d’un volant de dépenses pesant, selon les périodes, de 11 à 28% du revenu disponible joue, comme nous allons le voir, un rôle très important dans les évolutions économiques de tous les pays européens.
2. Le rôle essentiel des prestations sociales en Europe
Les dépenses de protection sociale sont très importantes, à la fois au niveau microéconomique, pour consolider la sécurité des revenus des ménages, et au niveau macroéconomique, dans les évolutions économiques des divers pays européens.
Pour les populations
Aujourd’hui, dans la plupart des pays européens, la population est protégée dans sa grande majorité contre le risque de pauvreté. Par là, elle bénéficie d’une sécurité économique certes, mais qui n’est assurée que de façon plus ou moins provisoire. Cette situation est le résultat d’une longue construction sociale. D’où vient en effet la sécurité des ressources des individus ? Pour de nombreux penseurs néolibéraux, c’est la propriété individuelle qui assure la sécurité des personnes et, tout comme Locke (1669), ils affirment que l’État libéral est là avant tout pour protéger non la sécurité, mais la propriété. Castel (2003) rappelle à ce propos que, jusqu’à Saint-Just et Robespierre, la propriété privée est restée le socle de base fondateur de la sécurité des citoyens, laquelle avait à être défendue par la République. Ce caractère initial des États de droit ancrant la sécurité sur la propriété perdure aujourd’hui dans la structure du droit de la plupart des États modernes, même si les fondements économiques qui en soutenaient la nécessité se sont fortement réduits.
L’histoire de la sécurité des individus est parallèle à celle de la mise en place des missions successives de l’État social. À mesure que les conquêtes sociales ont ajouté des garanties en cas d’accident de travail, puis de maladie professionnelle, puis de retraite et de chômage, la situation de salarié a été associée à un nombre de plus en plus important de sécurités. Ainsi, dans l’Allemagne de Bismarck puis en France et au Royaume-Uni, les premières institutions de protection sociale ont progressivement consolidé ces sécurités partielles jusqu’à leur intégration dans une sécurité sociale légitimée par l’État, puis dans l’édification du statut juridique de ’salarié’. L’arrivée au pouvoir de coalitions portées par les syndicats dans les régimes sociaux-démocrates du Nord de l’Europe, enfin, a développé les caractères d’une société salariale dans laquelle le statut de salarié permet l’acquisition de sécurités tout au long de la vie. Pourtant, depuis les années 1970, les dérégulations des marchés des capitaux et la fragilisation des cadres du travail se sont traduites, au Royaume-Uni puis ailleurs en Europe, par la remise en cause de nombreuses protections associées au salariat. Mais il n’en reste pas moins que l’État social garantit encore aujourd’hui une grande part des sécurités des populations dans les pays développés.
Parmi les protections que l’État social a pour mission de garantir, la sécurité des revenus découlant des prestations sociales tient une place essentielle pour protéger les populations contre le risque de ne pas disposer de revenus suffisants. Les protections que fournissent les systèmes de sécurité sociale et les aides garanties par la puissance publique sont d’autant plus précieuses que leur disposition est inconditionnelle et n’est pas soumise aux aléas des commandes ou de la conjoncture de l’emploi. Dans ce sens, elles sont « démarchandisées », pour reprendre le concept de Polanyi (1944) tel qu’il a été développé et adapté aux nouveaux caractères des États sociaux à travers les travaux d’Esping-Andersen (1990). Ce sociologue suédois a défini ainsi la notion de démarchandisation : « [Elle] survient lorsqu’un service est obtenu comme un dû et lorsqu’une personne peut conserver ses moyens d’existence sans dépendre du marché. » Il l’a précisé avec des formulations proches de l’analyse marxiste : « Quand la force de travail devient une marchandise, la possibilité pour les individus de survivre hors du marché est mise en jeu. Ceci constitue le problème essentiel et conflictuel de la politique sociale. […] Le bien-être et la survie en viennent à dépendre de la bonne volonté d’une personne à engager une force de travail. » De plus, si nous nous référons aux travaux de deux auteures soucieuses du statut des femmes, Orloff (1993) et Lewis (1992), nous pouvons prolonger la réflexion d’Esping-Andersen en notant que les revenus démarchandisés sont également « défamilialisés » et permettent aux femmes d’être moins dépendantes de la nécessité d’autorisations familiales ou conjugales.
Dernier caractère, ces sécurités associées à la démarchandisation des prestations sociales sont fortement inégales entre les pays européens, comme nous l’avons observé dans le graphique 1. Elles ne procuraient en effet que 21% du revenu disponible des individus en emploi au Royaume-Uni en 2010, contre 24% en France, et jusqu’à 28% pour les populations du Danemark. Cette sécurité des revenus est néanmoins bien plus appréciable qu’aux États-Unis où elle n’était que de 13% en 2001 (cf. Menahem, 2008), contre respectivement 21%, 20% et 27% cette année pour les trois pays européens cités. Elle donne ainsi aux individus une première indépendance à l’égard des variations erratiques de la conjoncture économique et du marché du travail.
Pour la stabilité des économies
Pour l’approche régulationniste, une autre mission importante de l’État social est de réguler l’économie afin de limiter l’importance des crises économiques. Selon cette approche, les prestations sociales apparaissent plus comme un élément structurel des ressources des individus et des ménages, lequel découle d’un « compromis institutionnalisé » entre les acteurs sociaux (André, 1995). Par là, les institutions de la Sécurité sociale peuvent être considérées comme un stimulant important de l’activité économique du fait qu’elles contribuent directement à l’alimentation de la demande finale à l’économie (Delorme et André, 1983). De fait, dans les années 1950-1980 puis un peu moins depuis, elles ont joué un rôle essentiel de stabilisation dans les périodes de ralentissement conjoncturel (Boyer, 2001). C’est ce qu’énonce directement l’OFCE en affirmant, à propos du financement de l’UNEDIC, « une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique » (Cornilleau, 2013).
Les statistiques d’Eurostat analysées ici permettent de confirmer ce diagnostic. Dans le graphique 1, nous avons en particulier pu observer des gonflements des courbes des prestations sociales à deux moments, en 2003 et surtout en 2009. Dans ces périodes de crise et de ralentissement de la progression des revenus, l’inertie des mécanismes institutionnels présidant au versement des prestations sociales a résisté en effet au ralentissement général de l’économie, ce qui a contrebalancé les effets du cycle économique et a permis de maintenir la consommation des ménages. Le niveau des prestations s’est maintenu alors que le revenu disponible s’est tassé, et la diminution du dénominateur explique le gonflement relatif de la courbe. Un tel soutien de la demande finale joue donc un rôle contra-cyclique essentiel pour le redémarrage de l’économie, élément fondant en définitive une sécurité économique plus large des individus. Or, les retraites constituent un élément le plus souvent très important de ces prestations, et donc de leur rôle contra-cyclique.
3. Début d’analyse de l’inégalité de l’augmentation des retraites dans les pays européens
Les prestations de retraite constituent une part essentielle des dépenses de protection sociale. De ce fait, comme pour les évolutions de l’ensemble des prestations sociales, en observant leur gonflement dans 8 pays sur 11 lors de la crise de 2009, nous constatons que leurs dépenses ont aussi un caractère contra-cyclique.
Mais leur montant est inégalement important, d’abord du fait des histoires particulières qui ont présidé à leur conquête sociale dans les différents contextes nationaux, mais aussi en raison des proportions différentes des classes d’âge jeunes ou âgées. Ainsi, de 1995 à 2010, nous pouvons observer dans le graphique 2 ci-après que les retraites des deux pays sociaux-démocrates restent au dessus des autres pays, leur consensus social leur permettant d’assurer un niveau de prestations de 10% du revenu disponible moyen pour le Danemark et de 9% pour la Suède. Ces niveaux restent stables, même s’ils gonflent légèrement au moment des crises de 2003 et surtout de 2009. Le niveau des retraites n’a pas bougé en effet dans ces périodes, alors que la référence au dénominateur, soit le revenu disponible des ménages, s’est fortement contractée.
Comment expliquer alors la faiblesse relative du niveau des prestations de retraite en Irlande (ligne fléchée bleue tout en bas du graphique 2) ? Pour une large part, ce niveau limité correspond à la part relativement faible de la population irlandaise âgée de 65 ans et plus : elle est restée au niveau de 11% sur les 16 ans, alors que la part respective de l’Union européenne est passée du niveau de 15,2% jusqu’à 18,3%. Mais alors, comment expliquer la croissance de la part des retraites en Irlande ?
Plus généralement, on peut se demander pourquoi les prestations de retraite des neuf pays dont le système est ou non installé augmentent à des rythmes aussi inégaux. Dans le graphique 2, nous constatons en effet qu’aussi bien les cinq lignes vertes, les deux bleues et les deux pourpres situées au-dessous des lignes rouges témoignent d’une grande diversité d’évolution des retraites. Dans quelle proportion les évolutions démographiques dans les pays concernés en sont-elles à l’origine ?
Les divers degrés de vieillissement de la population des pays européens n’expliquent qu’une part des différences d’augmentation de leurs prestations de retraite. Si nous comparons en effet dans les 11 pays les croissances respectives de la part des 65 ans et plus avec celles des niveaux relatifs de retraite, évalués en pourcentage du niveau de vie des emplois, nous observons des différences importantes :
Dans le tableau 3 ci-dessous, j’ai copié l’un à côté de l’autre deux tableaux de croissance, la dernière colonne enregistrant les différences entre les deux :
À gauche, les niveaux relatifs des sécurités de revenus apportés par les retraites (en pourcentage du revenu disponible en emploi) aux deux dates extrêmes de la période (2010 versus 1995 sauf 2000 pour la Grèce), avec un rapport toujours supérieur à 1 entre ces deux niveaux des prestations.
À droite, les parts dans la population des 65 ans et plus aux deux mêmes dates extrêmes, et le rapport entre ces proportions.
Et, à l’extrême droite, la différence entre ces deux rapports, soit ce qu’il reste à expliquer dans l’évolution des prestations de retraite par des facteurs autres que démographiques.
Source : Eurostat 2013 - Lecture : les niveaux des prestations retraites des deux pays sociaux-démocrates sont en rouge et restent sensiblement au niveau de 10% pour le Danemark et de 9% pour la Suède, soit plutôt au-dessus des autres pays. Ils restent stables et se gonflent légèrement au moment des crises de 2003 et surtout de 2009. Au-dessous, en vert, les prestations de retraite des cinq pays dont le système est plus installé augmentent à un rythme inégal, la Belgique restant en retard d’au moins 1 %. Néanmoins, tous les niveaux se gonflent aussi lors de la crise de 2009. En revanche, les quatre pays dont le système est en construction sont très dispersés : en bas, l’Irlande et l’Espagne restent à un faible niveau, même si les prestations s’y développent (respectivement de +89% et +36% en 16 ans) ; partant d’un niveau plus élevé, les prestations de retraite de la Grèce et du Portugal augmentent fortement (respectivement de +33% en 11 ans et +105% en 16 ans) alors que leurs contextes très différents n’ont en commun à partir de 2009 que le climat de crise minorant plus fortement leur dénominateur.
Tableau 3 : Croissance du poids des ainés et progression des retraites
Dans les deux pays sociaux-démocrates du Nord, les augmentations de la part consacrée aux prestations de retraite sont négligeables. Mais dans les cinq pays dont les régimes de protection sociale sont installés depuis longtemps (et surlignés en vert comme dans le graphique 2), les parts des retraites dans le revenu disponible connaissent des augmentations importantes. Or, ces croissances sont toutes supérieures à l’augmentation de la part des 65 ans et plus, sauf dans le cas de l’Allemagne. Dans la mesure où les consensus nationaux soutenant ces régimes sont plus ou moins fragiles, les décisions qui s’y appliquent sont l’objet de pressions importantes visant à freiner la croissance des dépenses associées. Mais, dans les faits, les inerties institutionnelles et les luttes des salariés semblent avoir été plus importantes en Italie, en France et en Belgique qu’au Royaume-Uni et surtout qu’en Allemagne, laquelle a subi en 16 ans une diminution de 10% du niveau moyen de ses prestations de retraite, hors variation de la charge démographique. Inversement, le niveau élevé des résistances du monde salarié en Italie et en France pourrait expliquer en partie que l’augmentation du niveau relatif des prestations de retraite ait été respectivement de 17 et 14% de 1995 à 2010, une fois prise en compte la variation de la charge démographique des régimes. Des études restent à mener pour élucider les poids respectifs des inerties institutionnelles, des facteurs sociopolitiques et des mobilisations syndicales dans ces pays.
D’un autre côté, les quatre pays dont le système de protection est plus en construction ont connu des évolutions très dispersées : l’Irlande et l’Espagne restent à un bas niveau comparé au Portugal et à la Grèce ; je souligne en pourpre en quoi les prestations retraites de l’Irlande et du Portugal ont connu durant ces 16 ans une vive croissance (respectivement de +88% et +105%). Pourtant, le contexte démographique irlandais n’a pas bougé, tandis que celui du Portugal n’explique qu’en partie la croissance de la part de ses retraites. Les contextes de crise communs aux différents pays du Sud et à l’Irlande peuvent certes rendre compte d’une réduction du revenu et donc du dénominateur des prestations, laquelle peut expliquer une part de la plus forte croissance de ces dernières. Mais il faudrait des études pays par pays pour démêler les interactions des multiples déterminations syndicales, sociales et politiques des plus faibles augmentations des retraites en Grèce ou en Espagne et de leur plus forte croissance en Irlande et au Portugal.
Annexes
1. Eurostat et la base SESPROS
Eurostat, l’office statistique des Communautés européennes logé à Luxembourg, a pour tâche de rassembler et d’analyser les chiffres provenant des différents instituts européens de statistique afin de fournir des données comparables et harmonisées pour les divers acteurs privés ou publics de l’Union européenne. Son site est extrêmement accessible et permet, moyennant un faible temps de familiarisation, de disposer de statistiques en principe cohérentes sur tous les sujets jugés dignes d’attention par les décideurs des divers systèmes statistiques nationaux.
Pour la protection sociale, il existe, en particulier, un système européen de statistiques intégrées dit SESPROS. Il s’agit d’un cadre commun élaboré à la fin des années 1970 par Eurostat et les États membres de l’Union européenne afin de permettre une comparaison cohérente des prestations sociales versées aux ménages et de leur financement, ceci pour les divers pays européens et quelques États voisins tels la Suisse ou la Norvège. Il permet d’assurer la comparabilité internationale des données administratives nationales relatives à la protection sociale.
Les prestations de protection sociale prises en compte par ce système sont des transferts, en espèces ou en nature, au bénéfice des ménages en vue de les soulager de la charge d’un ou de plusieurs risques ou besoins définis. Huit risques et besoins sont repris dans SESPROS : l’invalidité, la maladie et les soins de santé, la vieillesse dont essentiellement les retraites, la survie, les risques particuliers de la famille et des enfants, le chômage, le logement et, enfin, d’autres phénomènes d’exclusion sociale n’entrant dans aucune autre catégorie.
2. Méthode d’évaluation et de comparaison des dépenses de protection sociale
Afin d’évaluer la protection contre l’insécurité résultant du risque de perte de revenu, j’ai construit en 2005-2006 diverses formes de rapports sans dimension, le « taux de sécurité économique » et le taux de « sécurité démarchandisée » (cf. Menahem, 2007a et b). De tels indicateurs prennent en compte l’ensemble des prestations et aides auxquelles les individus ont droit indépendamment de leurs relations actuelles avec le marché (comme la retraite, les allocations familiales, de logement, de chômage ou le RSA).
La base de comparaison
Pour effectuer des comparaisons, il faut établir des conventions qui possèdent une large part d’arbitraire. Comme le rappelle Jean Gadrey (2002) à propos des calculs d’indicateurs de bien-être, « on voit mal comment se passer de ’conventions discutables’ dès lors qu’il est question d’environnement, de qualité de vie et de progrès social, et donc de systèmes de valeurs. Même les indicateurs économiques ’sérieux’ sont truffés de conventions discutables, comme l’ont montré les débats sur les incertitudes très importantes des comparaisons du PIB par habitant en Europe ». Esping-Andersen (1990) a privilégié ainsi un point de vue institutionnel pour évaluer ce qu’il a appelé « le potentiel de démarchandisation des politiques sociales ». De notre côté, pour évaluer la sécurité des populations, nous avons décidé de partir du point de vue des individus eux-mêmes en ce qui concerne l’appréciation du niveau de leurs ressources. Il va de soi que ces deux points de vue différents ont entraîné la construction de deux types différents d’indicateurs.
Dans le cas des prestations sociales, afin d’obtenir un indicateur indépendant du niveau de développement et de la structure sociale des pays, il a fallu définir une référence par rapport à laquelle les habitants d’un territoire donné estiment leur niveau de vie et leurs besoins. En me basant sur une analyse sociologique de la définition des besoins, j’ai considéré que ce sont les personnes ayant un emploi dans le pays qui jouent un rôle directeur et que leur propre revenu global moyen est le plus légitime pour être considéré comme une référence. Cette convention est essentielle et obéit à une toute autre logique que celle établissant par exemple comme revenu de référence le revenu moyen (qui agrège les revenus des administrations à ceux des actifs et des inactifs) ou encore le PIB par habitant (plus représentatif du potentiel économique d’un pays que du niveau de vie de ses habitants). Elle aboutit dans les faits à un tout autre classement que ceux découlant des ratios classiques tels que le pourcentage des prestations sociales par rapport au PIB ou par rapport au revenu national.
En pratique, j’ai considéré que le revenu de référence par rapport auquel les individus évaluent leur sécurité est le niveau moyen du revenu disponible de l’ensemble des actifs ayant un emploi, soit précisément la somme moyenne de leurs revenus nets d’impôts ou de cotisations (de l’activité professionnelle et de la propriété) et de leurs diverses prestations sociales, famille, logement, maladie, etc. Dans mes calculs initiaux, cet élément positif du taux de sécurité ainsi fourni par le « taux des ressources économiques démarchandisées », était ensuite minoré par la prise en compte de l’insécurité économique associée au risque de se trouver dans des situations de pauvreté (cf. Menahem, 2007 a et b).
Au total, les évaluations des diverses prestations sociales ainsi obtenues ont l’avantage d’être neutres à l’égard des niveaux des prix, mais aussi vis-à-vis des différents systèmes sociaux ou des niveaux de développement des économies. Elles procurent une idée de la sécurité non marchande qu’apporte la disposition de ces prestations non liées à l’activité présente des personnes.
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