1. Des dépenses de santé trop élevées ?
Les Français dépenseraient trop pour leur santé, telle est l’antienne que les gouvernements successifs, le patronat et les économistes libéraux ne cessent de ressasser. Le « trou de la sécu » est régulièrement évoqué pour indiquer que la situation actuelle n’est pas soutenable et que des réformes courageuses s’imposent.
Pourtant, d’après la Banque mondiale [1], en 2011, les dépenses en santé [2] par habitant se montent pour la France à 4952 dollars par an, à comparer avec la Suède (5331 dollars), l’Allemagne (4875 dollars), la Belgique (4962 dollars), le Danemark (6448 dollars), le Canada (5630 dollars), les États-Unis (8608 dollars), le Luxembourg (8798 dollars), la Norvège (8987 dollars). Certes le pourcentage de la richesse nationale consacré à la santé atteint en 2010 en France 11,6 % du PIB. Il est supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE (9,5 %) mais globalement au même niveau qu’un certain nombre de pays à développement comparable comme l’Allemagne, la Suisse, la Canada, les Pays-Bas, le Danemark. Il n’y a donc aucune dérive en France dans les dépenses de santé. Cela ne veut pas dire que la situation actuelle du système de santé ne pose pas de problèmes : déserts médicaux, disparition de l’hospitalisation de proximité, dépassement d’honoraires, renonciation aux soins pour nombre de nos concitoyens, montée des complémentaires-santé (mutuelles et assurances privées) qui accroissent les inégalités en matière de santé…
De plus, l’exemple des États-Unis montre qu’il ne suffit pas qu’une part importante de la richesse produite soit consacrée à la santé (17,6 % du PIB) pour avoir un système fonctionnant de façon satisfaisante au bénéfice de toute la population. Avant la réforme Obama, 43 millions d’habitants de ce pays n’avaient aucune couverture santé et la moitié de la population n’avait pas accès à des soins convenables. C’est aussi le pays où la part des dépenses publiques dans les dépenses de santé est la plus faible, 44 %. Non seulement donc la privatisation des dépenses de santé est porteuse d’une dynamique inflationniste, pour le plus grand bonheur des industries pharmaceutiques et des compagnies d’assurance, mais elle est génératrice d’inégalités sociales considérables.
À l’opposé, la France se caractérise par une place importante faite à la dépense publique en matière de santé. Ainsi, la consommation de soins et de biens médicaux est financée en 2011 par la Sécurité sociale à la hauteur de 75,5 %, en baisse cependant puisqu’elle s’élevait à 77 % en 2003. Cette diminution a été compensée par l’augmentation de la prise en charge par les ménages, soit directement (+0,7 point de 2005 à 2008 et -0,2 point de 2008 à 2010), soit indirectement par l’intermédiaire des organismes complémentaires (+0,3 point de 2005 à 2008 et +0,2 point de 2008 à 2010). Cette érosion de la prise en charge par la Sécurité sociale, qui peut paraître peu importante, cache un problème fondamental : si la Sécurité sociale prend en charge à 100 % les affections de longue durée [3] (ALD), elle ne rembourse aujourd’hui qu’environ 50 % des soins courants. Les complémentaires jouent donc un rôle très important dans l’accès aux soins, avec tout ce que cela signifie d’accroissement des inégalités.
C’est la part socialisée des dépenses de santé qui est aujourd’hui dans le collimateur des réformes néolibérales. C’est elle, entend-on, qu’il faudrait maîtriser. Car personne ne parle de « maîtriser » d’autres dépenses, comme par exemple l’explosion des dépenses liées à l’internet et la téléphonie mobile. Pourquoi certaines dépenses seraient mauvaises pour l’économie et d’autres bonnes ? Pour les néolibéraux, la réponse coule de source. La dépense publique est, par nature, improductive et doit être, autant que faire se peut, réduite. C’est pour cela qu’ils se battent non pas contre l’augmentation des dépenses de santé en général, mais contre l’augmentation des dépenses publiques de santé. Les réformes néolibérales visent donc à diminuer la part publique dans les dépenses de santé, pour augmenter la prise en charge par les complémentaires de tout poil et ouvrir ainsi la santé « aux forces du marché ».
À l’opposé de cette privatisation de la santé, nous affirmons un projet de rénovation du système de santé fondé sur un égal accès à une prise en charge de qualité pour toutes et tous et remboursée à 100 % par la Sécurité sociale, car seule cette dernière permet un traitement égalitaire des patients : chacun cotise en proportion de ses revenus et tout le monde bénéficie des soins suivant ses besoins. Il ne s’agit pas, dans ce cadre, de dépenser toujours plus et il faudra réguler le système de santé tout en répondant aux besoins et en définissant ceux-ci démocratiquement. Mais il ne s’agit pas non plus de se satisfaire de la situation actuelle en matière de financement. Celui-ci a connu de profondes évolutions.
2. Des transferts financiers au bénéfice des entreprises
Les ressources de l’assurance-maladie proviennent essentiellement aujourd’hui de deux postes [4], les cotisations sociales (48 %) et la CSG, contribution sociale généralisée, (36 %).
La CSG fut créée en 1990 par le gouvernement Rocard pour financer en partie les allocations familiales, en remplaçant une cotisation salariée. Il s’agit d’un impôt affecté, non progressif, avec à sa création un taux modeste de 1,1 %, dont l’assiette touche les revenus du travail et du capital. Étendue ensuite à l’assurance-maladie, elle a vu son taux augmenter régulièrement pour atteindre 7,5 % sur les revenus d’activité [5] en 1998. Alors que ce n’était pas le cas lors de sa création, une partie de la CSG est aujourd’hui déductible de l’impôt sur le revenu ; cela favorise les hauts revenus, accroissant ainsi les inégalités et affaiblissant encore plus son caractère progressif.
Aujourd’hui, 61 % des recettes de la CSG contribuent au financement de l’assurance-maladie. Or, l’essentiel du produit de la CSG provient des salaires (70 %) et des retraites (18 %), les revenus du capital ne contribuant qu’à la hauteur de 11 %. On a donc assisté en quelques années à une modification profonde du mode de financement de l’assurance-maladie, avec un transfert des entreprises sur les ménages. Ce transfert est justifié, outre les arguments sur la compétitivité des entreprises, par le fait que les cotisations sociales seraient une taxe sur le travail, alors même qu’il s’agit en fait d’une part du salaire socialisé. En réalité, les cotisations sociales pèsent sur les profits, ce qui explique que le patronat n’a de cesse de vouloir les réduire.
Par ailleurs, les entreprises ont bénéficié depuis le début des années 1990 d’allègements de cotisations sociales, notamment sur les bas salaires, qui se sont amplifiés au fil des ans pour atteindre plus de 31 milliards d’euros en 2012. Cette perte de recettes pour la Sécurité sociale a été, pour l’essentiel, compensée par l’État. Il s’agit là aussi d’un transfert, par le biais de la fiscalité, du financement de la protection sociale des entreprises vers les ménages. En 2012, les mesures d’allégements non compensées par l’État ont atteint plus de 3 milliards d’euros, c’est-à-dire plus de la moitié du déficit de l’assurance-maladie prévu pour 2012. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des affaires sociales et de la santé note que « la mise en place des exonérations de cotisations patronales en faveur des bas salaires a conduit à un repli des cotisations sociales à la charge des employeurs. Le repli de ces cotisations est de 8 % entre 1990 et 2010 ». [6]
En définitive, le double mouvement d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires et la montée en puissance de la CSG a abouti à
une baisse de près de 17 points de la contribution des entreprises au financement du régime général de la sécurité sociale entre 1982 et 2009 [7].
Les récentes mesures prises par le gouvernement Ayrault au nom de la compétitivité des entreprises [8] vont dans le même sens en allégeant les cotisations sociales employeurs sur les moyens et hauts salaires par l’intermédiaire d’un crédit d’impôt : un cadeau de 20 milliards d’euros aux entreprises, compensé par une hausse de la TVA de 7 milliards d’euros et une nouvelle réduction des dépenses publiques de 10 milliards d’euros. Les ménages paieront donc deux fois : une fois par l’augmentation de la TVA, une autre fois avec moins de services publics, de protection sociale, d’investissement pour l’avenir.
3. Le manque à gagner des exemptions de cotisations sociales
Un certain nombre d’éléments de rémunération sont soumis à des taux plus faibles que celui des cotisations sociales. Il s’agit de par exemple de l’intéressement, de la participation, des stock-options ou de l’abondement des entreprises aux différents plans d’épargne salariale. Cette exemption explique en partie la préférence des employeurs pour ce type de rémunération.
Le poids de ce type de rémunération reste globalement faible, mais elle est très inégalement répartie et peut être un complément important du salaire pour les hautes rémunérations. Elle croît année après année. Ces rétributions représentaient 1,5 % de la valeur ajoutée des sociétés non financières en 2006 contre 0,5 % en 1991. En 2010, ont été ainsi exemptés de cotisations sociales 43,2 milliards d’euros et le manque à gagner pour la sécurité sociale s’est élevé à 8,8 milliards d’euros [9].
4. Le poids de la crise
La situation d’avant crise avait vu une réduction du déficit de l’assurance-maladie avec, sur la période 2004-2008, une croissance des recettes plus importante que celle du PIB, de nouvelles recettes ayant été apportées à la hauteur de 5,4 milliards d’euros. Le déficit est ainsi passé de 11,6 milliards d’euros en 2004 à 4,4 milliards d’euros en 2008.
La crise financière et la récession qui s’en est suivie ont des conséquences importantes sur le financement de l’assurance-maladie. Comme le note le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie dans son rapport de 2010 [10] : « S’agissant de l’assurance maladie comme de l’ensemble de la sécurité sociale, la cause de l’explosion du déficit entre 2008 et 2009 est liée à la forte diminution des recettes et non à un dérapage des dépenses ».
La grave récession de 2009 (-2,1 % du PIB en valeur) a ainsi entraîné une baisse de la masse salariale soumise à cotisation de 1,3 % due à l’augmentation du chômage, à un recours accru au chômage partiel et au travail à temps partiel, à une modération salariale dans de nombreuses entreprises et à une baisse importante du nombre d’heures supplémentaires. Cela a eu pour conséquence mécanique une chute des recettes de l’assurance-maladie de 0,7 %. C’est le décalage entre des recettes en baisse et des dépenses qui ont augmenté (3,5 % en 2009) qui explique l’accroissement du déficit de l’assurance-maladie. Ce déficit est passé de 4,4 milliards d’euros en 2008 à 11,6 milliards d’euros en 2009.
5. Des pistes pour un financement rénové
Au-delà des mesures à prendre pour rendre notre système de santé plus égalitaire et plus efficace, notre objectif d’une prise en charge de qualité, remboursée à 100 % par la sécurité sociale, nécessitera de nouveaux financements. Il est ainsi fort possible que les dépenses de santé évoluent plus vite que la richesse créée (mesurée par le PIB). Est-ce un problème ? Non, si l’on accepte de ne pas considérer comme intangible le partage actuel du revenu national. Celui-ci est caractérisé depuis plus de trente ans par une baisse de la part salariale dans le PIB, environ 10 points par rapport à son acmé en 1982 et 6 points par rapport à la moyenne de la période dite des « Trente Glorieuses ». Dans le même temps, les revenus nets distribués par les entreprises, la part dévolue aux actionnaires, ont augmenté dans des proportions considérables. Ils représentent aujourd’hui 9 % de la valeur ajoutée des sociétés non financières, niveau record depuis la Seconde Guerre mondiale, contre 5,6 % en 1999. Aucun argument ne peut justifier cette explosion des dividendes versés aux actionnaires, si ce n’est la fuite en avant dans la cupidité.
Un rééquilibrage de la part des salaires (salaires directs et cotisations sociales) dans la valeur ajoutée des entreprises est donc tout à fait possible. Il s’agit d’agir au moment de la formation des revenus primaires et de modifier le partage entre salaires et profit. Ce rééquilibrage peut tout à fait s’opérer sans toucher à l’investissement productif, en diminuant d’autant les profits improductifs, c’est-à-dire les dividendes versés aux actionnaires et les bénéfices des entreprises placés sur les marchés financiers. Il pourrait être utilisé au financement de la protection sociale, en particulier de la santé, ainsi qu’à une réduction du temps de travail et une augmentation du salaire direct, en particulier pour les faibles revenus. Il s’agit donc d’avoir un débat démocratique qui permette de trancher sur la part de la richesse produite qui doit revenir au système de santé, en fonction de besoins qui doivent être eux-mêmes débattus, dans le cadre d’un nouveau partage du revenu national entre salaires et profits.
Un débat existe dans le mouvement social sur la question des cotisations sociales. Certains se prononcent pour une augmentation des cotisations patronales, d’autres pour élargir l’assiette des cotisations à l’ensemble de la valeur ajoutée ou de les moduler de manière à favoriser l’emploi. Mais, quelle que soit la solution adoptée, il s’agit de faire cotiser les profits.
Comme nous l’avons vu, la CSG présente de nombreux défauts. Néanmoins, son poids dans le financement de l’assurance-maladie est aujourd’hui trop important pour pouvoir s’en passer. Il s’agit donc de corriger ses inconvénients pour en rectifier le caractère inéquitable. Deux mesures paraissent devoir s’imposer. D’une part, il faut la rendre progressive pour mettre les hauts revenus à contribution et supprimer la disposition actuelle de déductibilité de la CSG sur l’impôt sur le revenu. D’autre part, il faut augmenter fortement la part de la CSG issue des revenus du capital afin que les revenus du travail ne soient plus comme aujourd’hui les contributeurs essentiels de cet impôt. Afin de protéger l’épargne populaire, dont la rémunération de certains produits entre dans l’assiette de la CSG, on peut, dans ce cadre, envisager de mettre en place des taux différenciés suivant les sommes investies.
La protection sociale constitue un enjeu fondamental en particulier en matière de santé. Pour le patronat, « il s’agit aujourd’hui, suivant le mot de Denis Kessler [11], de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». À l’inverse, pour le mouvement social, l’enjeu est d’empêcher une privatisation rampante qui transformera l’assurance-maladie en une caisse d’assistance pour les plus pauvres avec des assurances privées pour le reste de la population. Face à ce projet, c’est un système de santé solidaire et égalitaire qu’il faut préserver et développer.