Autour de la protection sociale, de quoi parle-t-on ?

Autour de la protection sociale, de quoi parle-t-on : salaire, cotisation, valeur ajoutée, revenu, prélèvements, financement, paiement, socialisation… ?
lundi 21 octobre 2013, par Jean-Marie Harribey *

Les discussions sur la protection sociale sont souvent compliquées par la variété des définitions des mots employés et la variété des sens accordés à ces mots à partir parfois d’une même définition. Il est difficile, sinon impossible, de proposer un cadre sémantique sur lequel il y aurait consensus. Mieux vaut essayer de dégager les enjeux de telles incertitudes ou des désaccords, la discussion étant autant politique que théorique. On le vérifie notamment avec les notions de salaire socialisé, de valeur, de cotisation sociale, de revenu et de revenu d’existence.

1. Salaire socialisé versus salaire différé : logique de solidarité contre logique de patrimoine [1]

Une différence qui peut paraître anodine au premier abord oppose les notions de salaire socialisé et de salaire différé. Dans un régime par répartition tel que celui qui fonctionne encore en France, non seulement les pensions sont versées aux retraités en utilisant les cotisations versées au même instant par les actifs, mais, comme elles ont un caractère partiellement non contributif puisque des individus ont des droits sans avoir personnellement contribué en proportion [2], elles représentent la partie de la richesse qui est socialisée ou mutualisée. Ainsi, est assurée une certaine redistribution des revenus à l’échelle de la société, même si elle est assez faible, qui empêche de considérer que les cotisations et, simultanément, les retraites constituent un salaire différé, car personne ne récupère sa propre mise, d’autant et surtout que les pensions sont toujours issues de la production courante et non pas d’une exhumation de la production antérieure que l’on aurait mise de côté.

En revanche, dans un système intégralement organisé par points ou par comptes notionnels, on se rapproche de la logique de la capitalisation car chaque individu, étant doté d’un compte personnel crédité virtuellement de ses propres cotisations, percevra une retraite strictement proportionnelle à sa contribution. Ici, on est presque en droit de parler de salaire différé avec le risque de disparition de toute redistribution des revenus entre groupes sociaux. [3]

Bien que les régimes par points et par comptes notionnels utilisent les cotisations courantes pour verser les retraites, et donc « répartissent » cette part de valeur ajoutée courante (ce qui, rappelons-le, est le propre de tout système, même celui par capitalisation pure), ils perdent le caractère le plus important des régimes dits par répartition, celui d’opérer non seulement une redistribution entre générations, mais aussi, si peu que ce soit, entre individus et groupes sociaux d’une même génération. Le Conseil d’orientation des retraites estimait en 2010 à environ 20 % la part de redistribution à l’intérieur du système par répartition actuel.

La différence entre salaire socialisé et salaire différé est telle que l’ONU propose de modifier les procédures d’enregistrement comptable des retraites dans le cadre d’une réforme des comptabilités nationales. Alors que, dans la comptabilité nationale actuelle, les retraites sont inscrites comme transferts courants, il s’agirait de les enregistrer comme une dette des caisses de retraites à l’égard de chacun des cotisants. Ces derniers seraient donc considérés comme des créanciers dont le capital s’accumule au fil du temps. On entrerait véritablement dans une logique de patrimonialisation, comme le montre l’expérience de la Suède. [4] D’ailleurs, Thomas Piketty, favorable aux comptes notionnels, le dit ouvertement : il s’agit de doter d’un patrimoine ceux qui n’ont pas de patrimoine financier. Cette idée permet alors d’habiller les cotisations en épargne individuelle, et plus personne ne verra au bout du compte la différence avec la capitalisation. La fiction selon laquelle « chacun finance sa propre retraite » sera ainsi entretenue. Contrairement à ce que l’on entend parfois au sein du mouvement social et des syndicats, il n’est donc pas indifférent de parler de salaire socialisé ou de salaire différé.

Dans la conception qu’il développe, Bernard Friot [5] récuse lui aussi la notion de salaire différé, mais y range en même temps l’idée selon laquelle s’opérerait un transfert de valeur des actifs (au sens statistique) vers les retraités. Son argument est que les retraités produiraient leur revenu dans le cadre d’une institution anticapitaliste du salaire : la pension, dit-il, n’est ni un salaire socialisé, comme défini ci-dessus, ni un salaire différé, mais un salaire continué. Ainsi, « la production de valeur économique ne s’arrête pas à la retraite ! [6] »

Quel est l’enjeu de la discussion ? Il n’est pas de savoir si ce que font les retraités par leur activité libre existe ou non, car c’est indéniable, mais il est de savoir quelle est la validation sociale de cette libre activité (si je suis à la retraite et que je décide de ne plus sortir de chez moi et de rester sur ma chaise longue, où se situera la validation sociale ?) si nous entendons la valeur comme une fraction du travail socialement validé.

La discussion se déplace donc vers les concepts de valeur, dont la force de travail est à l’origine, de salaire, reçu par cette force de travail, de cotisation et de revenu.

2. Au fond de la valeur et du salaire

C’est sans doute le point le plus complexe et qui, en filigrane, sous-tend nombre de désaccords entre hétérodoxie socio-économique et orthodoxie économique, mais aussi au sein même de l’hétérodoxie. Pour le dire vite, il s’agit de savoir quel est le statut de la force de travail et quel est le périmètre du travail productif, dans un cadre théorique dont nous héritons, pour l’essentiel, de Marx. Lorsque celui-ci, au début du Capital, dresse le modèle d’analyse (on est ici au niveau de l’abstraction pure) de la marchandise et du capitalisme, il superpose trois niveaux d’entendement : la valeur d’usage comme condition de la valeur en tant que fraction du travail social, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la société considérée. Ce n’est pas avant tout un cadre intellectuel économiste, car Marx y place au cœur les rapports sociaux, rompant ainsi avec une vision fétichiste. [7] Cela signifie qu’il n’y a pas seulement deux pôles s’opposant (valeur d’usage et valeur économique ou d’échange) mais que ces deux pôles n’existent que par la médiation du troisième : la division sociale du travail fonde la valeur en tant que fraction du travail social global. Autrement dit, la valeur d’usage est certes la condition nécessaire de la valeur d’échange, mais la première ne prend la « forme [8] » de la seconde que par la médiation de la division sociale du travail qui « abstrait », c’est-à-dire sépare, le travail de ses caractères concrets et individuels.

On rencontre alors une nouvelle difficulté : comment articuler théorie de la valeur et théorie de la monnaie ? Le projet théorique de Marx était de trouver la substance de la valeur qu’il situe dans le travail, déterminer la grandeur de la valeur qui est mesurée par le temps de travail socialement nécessaire, et comprendre le passage de la valeur à sa forme, qui se fait par le biais de la valeur d’échange monétaire. Ainsi, la valeur n’existe pas en soi sans sa « réalisation » monétaire, et la monnaie n’est pas identifiable à une marchandise car elle est déjà validée socialement. Mieux encore, la monnaie détient le monopole de l’expression sociale des valeurs. Mais ce projet théorique fait l’objet d’un débat, notamment au sein de l’École de la régulation, sur la possibilité de rendre compatibles l’approche en termes de valeur et celle en termes de monnaie. [9]

Tel est le cadre théorique le plus général. Se pose ensuite la question de savoir comment s’analyse une société dominée par les rapports capitalistes, c’est-à-dire par la propriété privée des moyens de production et donc le travail prolétaire, mais où les luttes de classes ont fait émerger des formes de rapports sociaux non marchands, quoiqu’ayant une traduction monétaire. L’exemple le plus saillant est celui de la production effectuée dans le secteur des services non marchands, tels que l’éducation et la santé publiques, ou bien les activités menées sous l’égide des collectivités locales ou des associations à but non lucratif. L’interprétation la plus générale, tant du côté de l’idéologie libérale que de celui du marxisme traditionnel, est que ces services sont financés par prélèvement sur l’activité marchande.

Nous avons proposé depuis une quinzaine d’années une autre interprétation qui se déroule en deux temps. Le premier est assez simple et ne soulève guère d’objections de la part de quiconque : les travailleurs employés à fournir des services non marchands (par exemple, l’éducation publique ou les soins dans les hôpitaux publics) produisent d’authentiques richesses en termes de valeurs d’usage. La thèse nouvelle que nous exposons porte sur un second point : ces travailleurs produisent de la valeur, au sens où Marx l’a définie en tant que « fraction du travail social ». La validation de travail n’est pas réalisée par (et sur) le marché, mais par décision politique démocratique. Allons plus loin : ces travailleurs ne sont pas rémunérés par prélèvement sur la production marchande, mais ils produisent la valeur qui les rémunère. En d’autres termes, les impôts et autres prélèvements dits obligatoires sont effectués non pas sur le PIB marchand mais sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande. Soulignons qu’il y a dans la formulation que nous proposons le moyen d’établir une passerelle prometteuse entre les deux grands théoriciens du capitalisme, Marx et Keynes.

Il faut signaler que Carlo Vercellone est le seul théoricien du capitalisme cognitif empruntant une partie du même chemin que nous. Dans un texte récent [10], il réaffirme le caractère productif du travail exercé dans la sphère non marchande pour en faire le pivot de la justification d’un revenu social garanti, considéré comme un « revenu primaire » dont « la contrepartie existe déjà », car « ce n’est plus dans les entreprises mais désormais dans la société que s’opère l’essentiel des ressources de création de savoirs et de richesses, selon une logique qui trouve sa figure exemplaire dans le modèle coopératif et non marchand du logiciel libre et de la Wikiéconomie. » Selon nous, en dépit du point de départ commun, il reste ici trois failles : l’assimilation erronée entre le non-marchand et le non-monétaire ; la confusion, que déjà dénonçait Keynes entre création de valeur et cadre social de cette création ; et, surtout, l’absence de l’examen de la question de la validation sociale des activités dites par Vercellone « hors de l’emploi ».

Comprenons la source dans laquelle réside, à notre avis, la confusion entretenue par plus d’un siècle de marxisme traditionnel sur la définition du travail productif : les travailleurs de la sphère non marchande sont improductifs de... plus-value pour le capital, par définition. Donc, ils sont exclus du modèle théorique le plus abstrait que l’on trouve dans les premières pages du Livre I du Capital pour définir la marchandise et, par suite, le capital et son accumulation. Mais rien n’interdit de proposer une conceptualisation théorique portant sur une société concrète, dans laquelle domine certes le rapport social capitaliste, mais où coexiste aussi une autre forme de rapport social s’écartant peu ou prou du modèle dominant, celui où l’on trouve une construction sociale de la gratuité par la voie de la socialisation du coût et donc du paiement de l’activité non marchande.

Jusque-là, il s’agit d’une réfutation du discours dominant, tant à droite que dans une large fraction de la gauche. Mais s’ouvre alors une autre discussion : peut-on étendre la thèse du travail productif dans la sphère non marchande aux catégories de personnes qui ne figurent ni dans le périmètre du travail employé par la sphère capitaliste, ni dans celui employé dans la sphère non marchande, par exemple les parents, les chômeurs, les retraités… ? Oui, répond Bernard Friot, qui pense qu’ « ils produisent de la valeur économique et augmentent le PIB en enseignant, en gérant un service public ou une collectivité locale, en soignant ou en assurant la voirie, en cultivant des fleurs, en conduisant des petits enfants à l’école. Et comme la monnaie qui reconnaît cette production ne peut pas figurer dans le prix de leurs prestations, gratuites, elle va augmenter les prix des marchandises. Les prix incluent les cotisations sociales (et les impôts) et additionnent deux valeurs : la valeur de la marchandise proprement dite et celle des biens et services produits dans l’administration et dans la sécurité sociale. [11] »

Nous pensons que ce raisonnement ne convient pas pour l’« activité » des parents, chômeurs et retraités qui n’entrent pas dans le cadre de la division sociale du travail sanctionnée et validée socialement soit par le marché capitaliste, soit par la décision politique. D’une part, ce raisonnement tendrait à dire que la non-marchandise a besoin de la marchandise pour être intégrée dans le prix de cette dernière, donc il serait impossible de dépasser le règne de la marchandise, ce qui serait contradictoire avec le projet de l’auteur. D’autre part, l’activité, très souvent productrice de valeurs d’usage, menée par les parents, chômeurs et retraités entre dans le cadre d’une répartition des tâches qui déborde celle de la division sociale du travail dont il est question concernant la production de valeur. C’est ainsi que l’accomplissement des tâches domestiques résulte d’une répartition des rôles dans la société, mais qui n’est pas réductible à la division sociale du travail prévalant dans la sphère économique. [12] Autrement dit, ce que B. Friot pense être une validation sociale de l’apparent résultat monétaire des activités individuelles autonomes des retraités est en réalité la validation sociale du droit à la retraite, ce qui est tout à fait différent. En fin de compte, on retrouve la distinction entre richesse et valeur, que la plupart des analystes obèrent ou ignorent. L’économie politique a légué cette distinction, et Marx s’en est servi pour dire que le travail était le seul dénominateur commun à la valeur mais pas à la richesse.

De fil en aiguille, la catégorie de valeur est confrontée à la prise en compte conjointe de la question sociale et de la question écologique, mais que nous n’aborderons pas ici : le travail et la nature sont les sources de la richesse, mais la valeur est une catégorie strictement socio-anthropologique. [13] La thèse inverse ne peut manquer d’aboutir aux apories de la « valeur économique intrinsèque de la nature », de la « valeur créée par la nature » ou de la « valeur des services rendus par la nature ». [14]

3. Au-delà de la cotisation sociale ?

Que l’on se situe dans la perspective sociale habituelle (les cotisations sociales sont la partie socialisée des salaires pour transférer des revenus aux retraités, aux malades, aux chômeurs…) ou bien dans celle développée par Bernard Friot (ces catégories produisent la valeur de leur revenu), il ne fait pas de doute que les cotisations sociales sont une fraction de la valeur ajoutée courante. La discussion porte sur l’origine de cette valeur ajoutée : les actifs au sens de la population employée dans l’activité monétaire ou bien lesdits actifs et lesdits inactifs ? À partir de la seconde option, Bernard Friot a développé une proposition originale pour renforcer ce qu’il appelle les institutions salariales capables de battre en brèche le marché du travail capitaliste et de faire reculer la propriété lucrative. Il s’agit, selon lui, d’inventer une « cotisation économique » pour financer l’investissement, par analogie avec la cotisation sociale qui finance la protection sociale. Cependant, cette analogie est-elle soutenable ?

À l’échelle microéconomique, une entreprise capitaliste finance ses investissements soit en réintroduisant dans le processus de production une part de ses profits ou de ses réserves accumulées, c’est son épargne, soit en faisant appel à des nouveaux capitaux, lesquels proviennent de l’épargne réalisée ailleurs [15]. Dans ces deux cas, il s’agit d’une épargne existant préalablement au nouveau cycle d’investissement projeté. Mais à l’échelle macroéconomique, les choses ne se passent pas ainsi. En effet, pour qu’un investissement net soit possible au niveau global, le financement ne peut pas être effectué sur la base de l’épargne préalablement constituée. Il faut nécessairement que le crédit bancaire anticipe la dynamique économique qui naîtra de l’investissement net nouveau. Tel est le sens de la création monétaire indispensable à toute dynamique économique globale. [16] Donc, à ce niveau global de l’économie, l’investissement net ne peut pas être financé par le prélèvement d’une « cotisation économique » sur la production courante, puisqu’il doit anticiper la production future, alors que, bien évidemment, la cotisation sociale est, elle, prélevée sur la production courante. En toute logique, le prélèvement d’une « cotisation économique » ne pourrait, au plus, être effectué que pour le renouvellement des équipements productifs usés, dans le cadre de leur amortissement.

Il convient donc de distinguer trois moments du cycle économique : l’anticipation de débouchés marchands ou de besoins collectifs, le financement qui impulse la production et le paiement privé pour les marchandises ou socialisé pour les services non marchands. D’où la nécessité de contrôler l’avance faite par le système bancaire pour réaliser l’investissement net macroéconomique et de pouvoir mobiliser la banque centrale au service de la collectivité pour l’activité non marchande.

4. Du revenu au revenu d’existence

Où en sont aujourd’hui les controverses sur le revenu d’existence, le revenu inconditionnel ou l’allocation universelle ? Dans les années 1990, lorsque cette discussion a rejailli, elle était confinée au cercle des théoriciens. [17] Elle s’est élargie et est actuellement portée par une part des acteurs des mouvements sociaux. Si l’on admet le point normatif selon lequel nul ne doit être exclu de la société et doit avoir des moyens décents d’y vivre, plusieurs sujets restent en discussion.

Le premier concerne la place du travail dans la société. Depuis des siècles, les philosophes ne s’accordent pas sur la nature du travail. Le travail est-il aliénant et hétéronome par définition ou bien moyen de reconnaissance et d’intégration sociale ? Entre Arendt et Hegel, le dilemme semble insurmontable. Et si, pour dépasser ce dilemme, le travail était fondamentalement ambivalent ? C’était sans doute ainsi que le voyait Marx. Et cette discussion traverse la question du revenu d’existence, parce que la plupart de ses théoriciens penchent plutôt vers la position déniant au travail son caractère, au moins partiel, de facteur d’intégration sociale. D’où leur refus, pendant longtemps, de voir le plein emploi comme un objectif demeurant souhaitable, que leur opposaient les partisans de la réduction du temps de travail. [18] Aujourd’hui, la RTT est désormais acceptée dans les écrits de la plupart des partisans du revenu inconditionnel ou de ceux de la décroissance, mais le problème de la nature du travail reste en filigrane, car, sous couvert du refus de la « centralité du travail » ou du « culte du travail », il s’agit de remettre en cause l’ambivalence du travail, c’est-à-dire en réalité de remettre en cause sa facette « de reconnaissance et d’intégrations sociales ».

Dans un ouvrage consacré à ce sujet, Baptiste Mylondo nous donne acte que, du point de vue macroéconomique, tout revenu provient du travail productif. Mais il objecte ceci : « On le [il s’agit de moi, JMH] suivra sur ce point, mais pourquoi la société ne pourrait-elle décider de répartir entre tous ses membres une part de la valeur produite, au titre de la contribution de chacun d’eux, quelles que soient ses activités, à la richesse sociale ? [19] » Évidemment, la société peut parfaitement décider de la répartition, à ceci près qu’elle ne peut pas redistribuer en amont de l’acte collectif du travail. Ce n’est pas sacraliser le travail que de situer l’origine de toute valeur monétaire créée et distribuable dans le travail. Paul Ariès interprétait naguère notre position comme une adhésion à « l’obligation de travailler » ou au « mythe du travail libérateur [20] ». Non, c’est tout simplement la critique radicale de l’imaginaire bourgeois autour de la fécondité du capital, largement répandu jusque chez les penseurs affichant une posture critique, mais qui persévèrent à penser que « le travail est de moins en moins la source principale du profit » ou que la valeur jaillit de l’« économie immatérielle » sans travail ou de la spéculation [21]. C’est également la critique de la croyance qu’il est possible de distribuer un revenu « préalablement [22] » au travail collectif, laquelle croyance confond les notions de flux et de stock, ou bien de revenu et de patrimoine : « Nous proposons […] de reconnaître un droit à un revenu d’existence véritable contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence puisque nous héritons tous de la civilisation. [23] » Or, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le patrimoine, car tous les revenus monétaires sont engendrés par l’activité courante. André Gorz, pourtant rallié à l’idée de « revenu social à vie », prenait soin de préciser que celui-ci est « assuré à chacun en échange de vingt mille heures de travail socialement utile que chaque citoyen serait libre de répartir en autant de fractions qu’il le désire, de façon continue ou discontinue, dans un seul ou dans une multiplicité de domaines d’activité  [24] ». Et le plus étonnant est que, tout en se réclamant de lui, Philippe Van Parijs, l’un des premiers théoriciens de l’allocation universelle, écrive : « l’allocation universelle est là pour aider à augmenter le temps de loisir au Nord, […] et sert à transférer de la richesse au Sud [25] ». Ainsi, l’illusion de l’existence d’une source miraculeuse de richesse, en dehors du travail, persiste.

On voit donc que l’un des enjeux principaux de la discussion est dans le « quelles que soient ses activités » exprimé par B. Mylondo. Ce qui signifie que le problème de la validation sociale de ces activités est éliminé. Or, c’est justement dans la validation sociale que réside la difficulté. Il n’y a pas de richesse produite par les humains ayant une valeur sans reconnaissance sociale, et comme B. Mylondo précise bien que le revenu pour tous pour lequel il plaide est « en espèces (et non en nature) [26] », alors il n’y a pas, par définition, de revenu monétaire qui : 1) ne provienne du travail ; 2) ne soit socialement validé. Dans les économies capitalistes modernes, il y a deux modes de validation sociale : par le marché ou par la collectivité (à l’échelon étatique, local ou associatif). Aucun individu ne possède l’autorité à valider lui-même l’activité à laquelle il se livre : une auto-validation est un oxymore. C’est dire combien la validation sociale des activités doit relever de la démocratie.

Remarquons d’ailleurs qu’il est surprenant que n’importe quelle activité puisse être reconnue comme contributive à la richesse sociale, alors qu’il est désormais acquis que, en termes sociaux comme en termes écologiques, tout n’est pas richesse. L’utilité sociale d’une activité ne peut être décrétée a priori comme allant de soi.

Finalement, il n’est pas certain que, derrière des justifications éthiques parfaitement compréhensibles du revenu inconditionnel pour tous, ne subsiste pas encore la croyance que la valeur distribuable provient d’un ailleurs que le flux de production monétaire, lui-même engendré par le travail, à condition qu’il soit validé. En système capitaliste, on n’en finira jamais avec le refus de ladite théorie de la valeur-travail (souvent d’ailleurs confondue avec la « valeur », au sens philosophique, du travail), on n’en finira pas non plus avec l’idéologie que la valeur est issue du capital (version ancienne) ou de la nature (version nouvelle), que des revenus peuvent être distribués à partir d’un stock (version traditionnelle de l’allocation universelle au nom de l’héritage du passé). En bref, l’argument selon lequel l’allocation universelle se justifierait par le fait que le travail aurait cessé d’être productif de valeur n’a pas totalement disparu, bien qu’il soit dépourvu de sens. [27] En effet, d’où tirerait-on les sommes nécessaires au versement du revenu inconditionnel si, à la limite, tous les individus décidaient de s’adonner à des activités qu’ils décideraient seuls, sans jamais aucune validation sociale, le travail social ayant disparu ? Et il ne s’agit pas là d’une question morale, il s’agit simplement de ne pas croire à la fiction d’une source miraculeuse venue d’ailleurs ou validée nulle part.

La négation de la nécessité d’une reconnaissance sociale de l’activité débouche sur la revendication d’inconditionnalité : « Cette caractéristique est essentielle pour renverser la logique de l’assistanat et de la stigmatisation des aides sociales. Chaque citoyen a droit au revenu universel et le touche sans avoir à apporter de justification. Puisqu’il n’est pas contraint de travailler et n’est plus mis en concurrence avec une masse de chômeurs, le salarié peut mieux négocier ses conditions de travail. Alors que le travailleur est aujourd’hui contraint d’accepter les conditions d’embauche et de travail fixées par l’employeur, le revenu universel permet d’inverser le rapport de force et d’aller vers une activité choisie plutôt que subie. [28] » Or, peut-on faire l’impasse sur l’aubaine que représenterait pour les employeurs un tel revenu universel qui les dispenserait de rémunérer décemment la force de travail ? [29]

Le refus de la stigmatisation dont peuvent être victimes ceux qui sont réduits à ne percevoir que les aides sociales actuelles mérite attention. Mais quelle serait la différence, en termes de dignité humaine, entre la désignation publique d’un individu qui perçoit une prestation sociale traditionnelle parce qu’il est privé d’emploi et la désignation d’un autre qui ne se distingue pas par le fait qu’il perçoit une allocation universelle et égale, mais par le fait qu’il ne perçoit que celle-là parce que la société ne l’admet pas dans toutes les sphères de la vie sociale, dont celle du travail, que celui-ci soit salarié ou non [30] ? Si les partisans du revenu inconditionnel ont raison de poser le problème en termes de justice sociale, il n’est pas dit qu’ils échappent aux contradictions apparues dans les discussions autour de la théorie de la justice. [31]

Le principal danger d’une priorité absolue donnée à l’allocation universelle et d’un abandon de l’objectif de plein emploi (donc sans chômage) serait de mettre une croix sur l’insertion globale de tous les individus à tous les compartiments de la vie sociale ; le risque inverse serait de ne pas tenir compte des situations d’urgence provoquées par le chômage et l’exclusion. Dans ces conditions, pourraient être décidés un relèvement immédiat et important des « minima sociaux » et un élargissement d’un revenu social garanti aux catégories qui sont aujourd’hui exclues soit du RSA, soit d’allocation chômage. Le versement de ce revenu garanti par la société serait permanent tant qu’elle n’a pas réussi à éradiquer le chômage. Enfin, l’instauration d’un revenu inconditionnel facilite-t-elle la fixation par la société d’un revenu minimum et d’un revenu maximum acceptables si, au-delà de ce revenu inconditionnel versé à tous, certains pourraient le « compléter » par d’autres revenus sans limite ?

Il semble qu’il y ait au moins un point commun aux sujets évoqués brièvement ici et qui tournent autour de la protection sociale : la validation sociale pour conférer au travail sa capacité à créer de la vraie valeur, pour faire en sorte que la monnaie soit un homogénéisateur des échanges économiques et aussi un lien social, pour que l’impôt et la cotisation sociale expriment le consentement collectif à l’existence et au développement d’une sphère non marchande, antidote au capitalisme sauvage, sinon embryon d’un dépassement de celui-ci.

Notes

[1Ce paragraphe s’inspire de celui que nous avons écrit pour le livre d’Attac et de la Fondation Copernic, Retraites : l’heure de vérité, Paris, Syllepse, 2010, et qui a été repris en grande partie dans Attac, Fondation Copernic, Retraites : l’alternative cachée, Paris, Syllepse, 2013.

[2Voir l’article de Christiane Marty dans ce dossier.

[3En théorie, des dispositifs non contributifs peuvent exister dans un régime par points, à l’instant des régimes complémentaires actuels de l’Agirc et de l’Arrco, mais le basculement du régime général vers un régime par points serait sans doute l’occasion de renforcer la contributivité.

[4Voir Y. Le Lann, « Le modèle suédois de retraites : le cheval de Troie de la patrimonialisation », Les Notes de l’Institut européen du salariat, n° 6, août-septembre 2009, http://www.politiquessociales.net/IMG/pdf/Notes_IES_6.pdf

[5Voir son article dans le dossier de ce numéro et aussi B. Friot, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012. Pour une discussion, J.-M. Harribey, « Du travail et du salaire en temps de crise, À propos du livre de Bernard Friot, L’enjeu du salaire », Contretemps, avril 2012, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/retraites/enjeu-salaire.pdf et « Réponse à Bertrand Bony », octobre 2012, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/retraites/debat-friot-bony.pdf.

[6B. Friot, « Retraites : l’enjeu du salaire à vie », La Revue du projet, n° 28, juin 2013, voir aussi « Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire », L’Humanité, 14 août 2013 ».

[7Nous renvoyons à notre dernier livre : J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[8« Forme phénoménale », dit Marx.

[9Voir A. Orléan, L’empire de la valeur, Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. Nous avons discuté le livre d’Orléan au cours du séminaire de l’Association française d’économie politique, Université Paris VII, 24 octobre 2011 : J.-M. Harribey, « La valeur ni en surplomb, ni hors-sol, À propos du livre d’André Orléan, L’empire de la valeur, Refonder l’économie », Revue de la régulation, Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 10, second semestre 2011, http://regulation.revues.org/9483?&id=9483. La réponse d’Orléan figure à http://regulation.revues.org/9502. Voir aussi M. Husson, « Le pire de la valeur », Contretemps, n° 13, 2012, http://hussonet.free.fr/pirval.pdf. Nous avons repris notre critique dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

[10C. Vercellone, « Capitalisme cognitif et revenu social garanti comme revenu primaire », in A. Caillé, C. Fourel (sous la dir. de), Sortir du capitalisme, Le scénario de Gorz, Lormont, Le Bord de l’eau, Col. La bibliothèque du MAUSS, 2013, p. 137-148,

[11B. Friot, « Comment retrouver l’offensive en matière de retraite ? », L’Humanité dimanche, 5 octobre 2013. Voir aussi son texte dans ce numéro de la revue et « Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire », L’Humanité, 14 août 2013.

[12On pourrait d’ailleurs ouvrir une nouvelle controverse sur la proposition faite parfois d’attribuer un salaire rétribuant les tâches domestiques, voire d’inclure cette prétendue valeur dans la comptabilité nationale et donc dans le PIB. Par extension, on retrouverait les discussions autour du revenu d’existence que nous examinerons plus loin..

[13Jean Gadrey omet donc cette distinction pour tenter de contrer Marx (« Marx et la valeur économique, suite », 19 septembre 2013, http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/09/19/marx-et-la-valeur-economique-suite) et pour mettre sous la plume de celui-ci ce qu’il a combattu toute sa vie.

[14Voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

[15Nous examinons plus loin le cas des emprunts auprès des banques.

[16Cela est une conséquence de l’idée qu’avait exposée l’économiste polonais Michal Kalecki (1899-1970) : les profits se fixent à la hauteur des dépenses d’investissement que les entreprises réalisent. Mais pour que l’investissement net (c’est-à-dire au-delà du renouvellement des équipements productifs) puisse exister à l’échelle de l’ensemble de l’économie, la création de monnaie doit anticiper la dynamique de l’accumulation du capital. Le rapport 2013 de la CNUCED (« Trade and Development, 2013 : Adjusting to the changing dynamics of the world economy », p. 126, http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/tdr2013_en.pdf) le dit ainsi : « Sur le plan théorique, un stock d’épargne préexistant n’est pas une précondition de l’investissement, selon la vision alternative (keynésienne/schumpeterienne). L’investissement peut être financé par le crédit bancaire, et l’épargne est une variable endogène résultant du revenu engendré dans le processus économique (voir TDR 2008 chap. iii and iV ; Dullien, 2009)). En d’autres termes, comme le rapport de cause à effet va de l’investissement vers l’épargne ex-post, davantage de flux de capital étranger n’accroît pas automatiquement l’investissement. Cette approche conceptuelle est confirmée par les faits car on assiste à une arrivée massive de capitaux parallèlement à la stagnation des taux d’investissement (pat exemple, en Afrique et en Amérique latine dans les années 1990) et à des augmentations considérables dans les investissements fixes, malgré des flux importants sortants ou de l’’épargne étrangère’ négative (par exemple Argentine et Chine dans les années 2000). D’ailleurs, il ne peut être supposé que tout le capital étranger finance l’investissement dans les secteurs productifs. Ce n’est pas parce qu’elle est appelée ’épargne étrangère’ et que ’l’épargne égale l’investissement’ que le capital entrant augmentera automatiquement l’investissement national. De plus, l’investissement direct étranger ne consiste pas nécessairement en un investissement réel, puisque beaucoup de ces flux incluent fusions et acquisitions (dont les privatisations), ainsi que des crédits provenant des sociétés-mères vers les filiales des entreprises transnationales (TNCs). »

[17Pour une bibliographie sur le début de cette discussion, concernant notamment les postions de Gorz, Van Parijs, Moulier Boutang, Bresson…, en confrontation avec les conceptions de la justice de Rawls, Dupuy…, voir J.-M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 (ou http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/ouvrages/these-chapitre8.pdf).

[18Dans « L’allocation universelle, où en est-on ? », in A. Caillé, C. Fourel (sous la dir. de), Sortir du capitalisme, Le scénario de Gorz, op. cit., p. 129-136, Philippe Van Parijs maintient la posture du « renoncement au plein emploi » (p. 130). Il persiste aussi dans l’affirmation que le plein emploi est obligatoirement associé à la croissance économique, ignorant ainsi le rôle de la RTT.

[19B. Mylondo, Un revenu pour tous, Principes d’utopie réaliste, Paris, Éd. Utopia, 2010, p. 65.

[20P. Ariès, La décroissance, Un nouveau projet politique, op. cit., p. 213 et 343.

[21P. Ariès, Le mésusage, Essai sur l’hypercapitalisme, Lyon, Parangon, p. 13, 14 et 72.

[22P. Ariès, La décroissance, Un nouveau projet politique, Paris, Golias, p. 201.

[23P. Ariès, La décroissance, Un nouveau projet politique, op. cit., p. 356, souligné par nous.

[24A. Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, p. 104, repris de Adieux au prolétariat, Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980, p. 177-178.

[25P. Van Parijs, « L’allocation universelle, où en est-on ? » op. cit., p. 133.

[26B. Mylondo, Un revenu pour tous, op. cit., p. 16. Conscients de cette difficulté, les partisans du revenu inconditionnel et de la décroissance disent maintenant qu’une part du revenu inconditionnel pourrait être versée en nature, mais s’agirait-il encore d’un revenu au sens propre ?

[27Nous distinguons le concept de travail productif du fait de la diminution des gains de productivité. D’autre part, nous avons interrogé la thèse du « capitalisme cognitif » dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

[28Mouvement Utopia, Le travail, quelles valeurs ? Idées reçues et propositions, Préface de D. Méda, Paris, Éd. Utopia, 2012, p. 65.

[29C’était la raison de l’adhésion de Milton Friedman à l’idée de l’« impôt négatif », version libérale de l’allocation universelle.

[30Contrairement à ce qu’on lit parfois, le travail ne se réduit pas au travail salarié, même si celui-ci est très largement majoritaire. Il existe aussi du travail indépendant, agricole, artisanal ou libéral. Ces catégories de travaux sont socialement reconnues.

[31Voir J.-P. Dupuy « Les béances d’une philosophie du raisonnable », Revue de philosophie économique, « Autour de Rawls », n° 7, juin 2003, p. 33-59.

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