À l’offensive pour un autre travail grâce au salaire à vie

À l’offensive pour un autre travail grâce au salaire à vie et à la copropriété d’usage des entreprises
mercredi 23 octobre 2013, par Bernard Friot *

Le conflit sur les pensions offre des tremplins décisifs pour une émancipation du travail des institutions capitalistes qui l’enchaînent : la propriété lucrative, le marché du travail et la mesure de la valeur par le temps. S’en saisir suppose que nos revendications immédiates soient :

  • retraite à 55 ans,
  • 100 % du meilleur salaire net quelle que soit la durée de la carrière,
  • financement par une hausse des salaires bruts et du taux de cotisation.
    Et pas, donc : retraite à 60 ans, 75 % du salaire (sans préciser si c’est le brut ou le net), retour aux 10 meilleures années pour le salaire de référence, retour à la carrière complète de 37,5 annuités (ou passage à 35) avec élargissement de leur mode de calcul (intégration de temps de formation, coefficient de pénibilité, baisse du salaire trimestriel minimum), financement par taxation du capital sous ses diverses formes. Toutes ces revendications nous enferment dans le terrain que se sont choisi les réformateurs, celui de la pension comme revenu différé.

Il est spectaculaire, par exemple, de voir combien déjà le piège se referme dès lors que nous nous battons pour des modifications dans la définition et la prise en compte des annuités, dans l’espoir de pouvoir nous prévaloir d’un résultat (sur l’apprentissage, la pénibilité ou le temps partiel)… un résultat qui est précisément celui que les réformateurs souhaitent nous concéder puisqu’il va aggraver le poids de la carrière dans le calcul de la pension, projet réformateur par excellence alors que c’est contre lui que toute la construction de notre système de pension s’est faite.

Il y a en effet deux traditions contradictoires dans l’histoire française des pensions, celle de la contrepartie des cotisations de la carrière et celle de la poursuite à vie du meilleur salaire, et l’enjeu de la réforme est de réaffirmer la première contre la seconde.

Toutes deux se rattachent à une date symbolique proche : les lois de 1850 et 1853.

La loi de 1850 est emblématique de la pension comme contrepartie des cotisations. Elle crée une caisse nationale des retraites auprès de la Caisse des dépôts et consignations avec garantie par l’État des libres dépôts des épargnants sur leur compte-épargne retraite en caisse d’épargne. Son échec fut suivi d’un autre, celui de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, qui prévoyait elle aussi la garantie publique d’une épargne retraite cette fois obligatoire. La troisième tentative, celle de la loi sur les assurances sociales de 1930, aboutit elle aussi à un échec : devant la pauvreté de masse liée à la guerre, Vichy gela les comptes individuels et affecta toute la cotisation à une allocation des vieux travailleurs salariés, l’AVTS qui tomba progressivement en désuétude lorsque les gouvernements de la Libération, tout en conservant la répartition, affectèrent la cotisation au régime général selon la logique salariale. Le flambeau de la logique de contrepartie des cotisations fut repris par l’AGIRC en 1947, et plus encore par l’ARRCO développé contre le régime général et contre la CGT par une initiative conjointe du patronat, de FO et de la CFTC (bientôt CFDT) à compter de la fin des années 1950. À l’ARRCO, les cotisations de toute la carrière, traduites en points, s’additionnent sur un compte individuel et c’est leur montant cumulé qui sert de base au calcul de la pension. C’est la logique du « j’ai cotisé, j’ai droit », que les réformateurs veulent mettre aujourd’hui au cœur des pensions : lorsque Thomas Piketty ou un dirigeant de la CFDT appellent de leurs vœux « une réforme systémique », c’est de cela qu’il s’agit.

La loi de 1853 est, elle, emblématique de la pension comme continuation à vie du meilleur salaire. En cohérence avec la distinction entre le grade et le poste chez les fonctionnaires, elle pose leur pension comme « poursuite du traitement », sans caisse ni cotisation [1], un dispositif très robuste qui ne sera mis en cause, et gravement, que par le clin d’œil que Fillon fait à la CFDT en 2010 en créant une caisse des retraites pour la fonction publique d’État, à rebours d’une institution sans caisse ni cotisation aussi séculaire que progressiste – nous allons voir pourquoi. Si la pension des fonctionnaires est, depuis 1853, le prolongement du dernier salaire, c’est parce que le grade, qui est un attribut de la personne du fonctionnaire et qui lie donc son salaire à sa personne (ce pourquoi il n’y a pas de chômage chez les fonctionnaires), ne s’éteint pas avec la fin du service et fonde donc, pour les fonctionnaires, un salaire à vie.

Ce salaire à vie de la fonction publique va être l’horizon des revendications du secteur privé en matière de retraite [2], avec les résultats considérables fondés sur une hausse, considérable et constante, du taux de cotisation. En 1944, le taux de cotisation aux assurances sociales (qui mêlaient santé et vieillesse) était de 8 % du brut ; si on en affecte la moitié à la vieillesse, la cotisation est donc de 4 % du brut. Au milieu des années 1990, elle a atteint (régimes général et complémentaires obligatoires additionnés) 26 % du brut. En cinquante ans, le taux a donc été multiplié par 6,5, et encore avec une nette décélération depuis la fin des années 1970, car le taux des cotisations patronales au régime général n’augmente plus à compter de 1979. Cela a permis une hausse spectaculaire de pensions, que l’on observe par exemple dans l’échantillon inter-régimes des retraités nés en 1930 (et qui donc ont pris leur retraite entre 1990 et 1995, juste au début de la réforme) : le taux de remplacement du dernier salaire net dans la première pension nette, pour une carrière complète à l’époque de 37,5 ans, était pour cette cohorte de 84 %, une moyenne dans une fourchette allant de 100 % pour un dernier salaire inférieur ou égal au Smic à 60% pour un dernier salaire net supérieur à 3000 euros.

Cette considérable réussite de la tradition de la pension comme salaire continué est la cible centrale des réformateurs, qui veulent imposer la prévoyance des régimes par points. À ce stade de la réforme, il ne s’agit donc pas d’abord d’un conflit entre répartition et capitalisation (même si, on le verra, cet enjeu est important à terme), mais d’un conflit entre deux objets opposés de la répartition, la prévoyance ou le salaire continué. Au début des années 1990, quels sont les mots-clés de la revendication syndicale de salaire continué dans la pension ? Taux de remplacement de 75 % du brut (la pension doit être la continuation à vie du salaire de référence, on est déjà arrivé à 84 % du net, mais l’ambition est d’aller jusqu’à 100 %), meilleur salaire comme salaire de référence (on est déjà arrivé, dans le privé, aux 10 meilleures années, mais l’ambition est d’aller jusqu’à la situation du public, le meilleur salaire de carrière), indexation sur les salaires, financement par cotisation, c’est-à-dire par une seconde composante du salaire, calculée comme lui sur la base de la convention collective ou du statut, hausse du taux de cotisation au rythme de l’augmentation du poids de pensions dans le salaire total (celui des salariés en emploi plus celui des retraités). Ce sont ces mots-clés que la réforme veut faire disparaître : le critère de « taux de remplacement » n’arrive jamais jusqu’aux lèvres d’un réformateur, la durée de carrière se substitue au meilleur salaire, l’indexation est sur les prix, le taux de cotisation est gelé et la cotisation même est en permanence déconsidérée au profit de l’impôt, qu’il s’agisse de la TVA sociale ou de la CSG.

Car quel est le terrain des réformateurs ? C’est la pension comme revenu différé des cotisations de la carrière par une solidarité intergénérationnelle : lorsque je suis actif, je ne dépense pas tout mon salaire, j’en affecte une partie à la solidarité envers la génération de mes parents, et cette solidarité est aussi une prévoyance puisque j’acquiers des droits à pension qui seront financés par la génération de mes enfants ; la pension est un revenu différé, par elle chaque génération récupère sa mise. La règle de justice du projet réformateur est que la somme des pensions que touche une cohorte doit être égale à la somme de ses cotisations. Ces cotisations doivent être portées sur des comptes individuels, par exemple par généralisation du compte de points de l’ARRCO, étant entendu qu’une pension minimum garantira une solidarité intra-générationnelle. C’est pourquoi, au fur et à mesure que l’espérance de vie augmente, une durée plus grande de cotisations doit financer une durée plus grande de pensions (sauf à supposer des gains infinis de productivité, non souhaitables). Et si venait à être adopté le dispositif à la suédoise que les réformateurs appellent de leurs vœux, qui calcule la pension en divisant le compte individuel des cotisations de carrière par l’espérance de vie de la cohorte, il faudrait, comme le propose Piketty, tenir compte de la différence d’espérance de vie à 60 ans entre ouvriers et cadres et diviser le compte d’un ouvrier par un nombre d’années inférieur à celui utilisé pour un cadre. L’âge légal, par ailleurs, n’a aucun sens : il faut peut-être un âge-plancher en deçà duquel on ne peut pas prendre sa pension, mais au-delà, le moment où chacun liquide sa prévoyance doit être libre. Quant au taux de cotisation, il doit être stable sur le long terme pour que les arbitrages entre ce que je dépense de mon salaire et ce que je diffère dans la cotisation ne soient pas soumis à l’aléa de la vie politique.

Ce projet sous-tend toutes les réformes engagées depuis l’an 1 de la réforme, à savoir 1986 et la décision de Seguin de passer de l’indexation sur les salaires à l’indexation sur les prix. Revenu différé, la pension doit permettre de retrouver le pouvoir d’achat auquel on a renoncé en cotisant, et donc être indexée sur les prix. Quant au remplacement du salaire de référence par les cotisations de la carrière, il est déjà très avancé avec le passage aux 25 meilleures années dans le régime général et le centrage de tout le débat public sur la carrière : durée de carrière complète, mode de calcul des annuités. L’âge légal, lui, fait l’objet d’un double traitement : 60 ans devient un âge plancher en deçà duquel on ne peut pas liquider sa pension, mais auquel il est devenu impossible de la prendre avec un taux de remplacement suffisant ; quant à l’âge de suppression de la décote, il est repoussé à 67 ans pour accompagner l’incitation à repousser l’âge de liquidation de la pension, et il disparaîtra quand l’introduction de l’espérance vie dans le calcul direct de la pension sera le support de cette incitation. Le taux de cotisation, enfin, est gelé quand il n’est pas baissé : il n’a pas bougé depuis près de vingt ans pour les salaires supérieurs à 1,6 Smic, et il est réduit en dessous, au point de n’être que de 10 % du brut (au lieu de 26 %) au niveau du Smic.

La pression réformatrice n’a pas eu que des résultats factuels. Elle a eu d’importants résultats idéologiques dont on mesure l’ampleur en comparant les revendications syndicales actuelles à celles du début des années 1990. Seule la revendication d’indexation sur les salaires est restée intacte. La revendication traditionnelle de retraite à 55 ans, et 50 ans pour les travaux pénibles, a été abandonnée. L’idée réformatrice qu’il ne faut pas « d’âge couperet » de la retraite a été adoptée. L’ambition d’aboutir pour tous au meilleur salaire de carrière comme salaire de référence a cédé la place à la « maison commune » avec des fonctionnaires dont le salaire de référence sera le meilleur et les autres dont ce sera le salaire moyen des dix meilleures années. La référence à la carrière est devenue omniprésente avec les revendications sur sa durée et sur son mode de calcul. Le taux de remplacement est devenu très flou : la revendication de « 75 % du salaire » laisse planer le doute sur le fait de savoir si c’est le salaire brut ou le net, alors qu’il y a plus de 20 points de différence entre les deux et que les réformes des vingt dernières années ont déjà fait passer ce taux de 84 % à 75 % du net ! Quant à la hausse du taux de cotisation, cœur d’une bataille syndicale de cinquante ans, elle a été abandonnée au profit de deux revendications, celle de la modulation selon le poids de la masse salariale et le comportement d’emploi de l’entreprise, et celle de la taxation du capital, qui posent à contresens la cotisation comme une taxe sur le travail et le capital et l’assimilent à un impôt, ce qui, en prime, rend la bataille contre la CSG encore plus difficile. Et je ne parle pas, tellement elle est énorme, de l’emprise de la thématique réformatrice de la solidarité intergénérationnelle.

Comment sortir de la nasse ?

Arrêter de céder idéologiquement à l’entreprise réformatrice de revenu différé et retrouver la dynamique du salaire continué interrompue depuis plus de vingt ans suppose une perception claire du fondement de leur opposition : la définition du travail.

Rappelons que le travail a deux dimensions : le travail concret, production de valeur d’usage, et le travail abstrait, production de valeur économique. Quand je conduis mes enfants à l’école, je produis une valeur d’usage, mais cette activité n’est pas réputée produire de la valeur économique et ne donne lieu à aucune évaluation monétaire. Mais si c’est une assistante maternelle qui conduit mes enfants à l’école, cette activité sera réputée produire de la valeur économique et donnera lieu à salaire pour l’assistante (et à profit si elle est salariée d’une entreprise capitaliste). Réservons le terme de « travail » à l’activité qui produit aussi de la valeur économique, comme le fait d’ailleurs le sens commun.

Le récit capitaliste de notre histoire sociale est que rien n’a changé au vingtième siècle dans la définition du travail, que la lutte de classes n’aboutit qu’à des corrections à la marge du capitalisme, car elle est impuissante à créer des institutions anticapitalistes en matière de valeur économique. Rien de nouveau donc sous le soleil. En ce début du 21e siècle, on ne produit toujours de valeur économique que sous sa forme capitaliste de valeur d’échange : lorsque des travailleurs réduits à une force de travail vont sur le marché du travail demander un emploi à des propriétaires lucratifs qui, s’ils les embauchent, leur feront produire des marchandises dont la valeur sera mesurée par le temps de travail. Les institutions décisives du capital, la propriété lucrative, le marché du travail, la mesure de la valeur par le temps de travail et la création monétaire qui l’accompagne, rien de tout cela n’a été modifié. Tout au plus les travailleurs ont-ils pu profiter d’un rapport de forces favorable au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour imposer un espace de solidarité et de non marchand par ponction sur la valeur capitaliste : les cotisations et les impôts sont un prélèvement obligatoire qui rend possibles les activités des fonctionnaires, des retraités, des soignants, des parents et des chômeurs, utiles bien sûr mais non productives puisque la valeur économique ne peut être que la valeur d’échange.

Comme l’a très bien montré Gramsci, la classe capitaliste est dirigeante pour autant qu’elle est hégémonique, c’est-à-dire capable de faire adhérer ceux qu’elle domine à son récit du réel. Or, la lecture courante de la sécurité sociale dans les syndicats de transformation sociale et à la gauche de gauche est précisément la lecture capitaliste que je viens d’énoncer. Elle fait plus qu’empêcher de voir ce qui oppose salaire continué et revenu différé en termes de définition de la valeur économique et donc du travail : elle fait comme si le salaire continué était du revenu différé [3].

Pourquoi les réformateurs sont-ils, depuis vingt-cinq ans, si acharnés à restaurer la tradition de revenu différé, certes pérennisée par l’ARRCO, mais mise à mal par la tradition de salaire continué portée tant par le régime général que par le statut de la fonction publique ou ceux de l’EDF-GDF, des PTT ou de la SNCF ? Parce que le mot d’ordre du revenu différé « notre génération a cotisé, elle a droit » répond à la définition capitaliste de la valeur et du travail, tandis que celui du salaire continué « à 55 ans nous avons droit à la continuation à vie de notre meilleur salaire financé par la hausse du taux de cotisation » impose une définition anticapitaliste de la valeur et du travail.

Dans le premier cas, il est entendu que la valeur se réduit à la valeur d’échange et que lorsqu’on n’a plus d’emploi, lorsqu’on ne met plus en valeur un capital, on n’a de ressources que celle d’une prévoyance en répartition acquise pendant le temps d’emploi au titre de la « pension publique » garante de la solidarité intergénérationnelle. « Pension publique » (le terme a été imposé par les réformateurs), car le taux de cotisation au revenu différé de la prévoyance en répartition étant fixe, il faudra bien rendre obligatoires des « pensions professionnelles » qui réduiront l’écart croissant entre le meilleur salaire et la pension publique par de la prévoyance en capitalisation, comme le fait déjà le régime additionnel de la fonction publique (RAFP) créé à la suite de l’accord Chérèque-Fillon de mai 2003. Le changement de sens de la répartition (du salaire continué au revenu différé) est la condition préalable à l’affirmation de la capitalisation.

Dans le second cas, celle du salaire continué, la hausse du taux de cotisation, condition constamment nécessaire pour assurer la pérennisation de leur salaire à des pensionnés dont le poids est croissant parmi les salariés, n’a pas du tout été ponctionnée sur la valeur capitaliste. La cotisation n’est pas un prélèvement obligatoire, pas plus sur le capital que sur le travail, comme c’est répété ad nauseam. La hausse de son taux, de 4 à 26% du salaire brut entre la Libération et les débuts de la réforme, a entraîné une hausse des prix des marchandises qui a augmenté le PIB par attribution de valeur économique au travail des retraités. Tout comme la hausse du taux de cotisation famille en 1945-46, cœur de la sécurité sociale de l’époque, n’avait pas été ponctionnée sur la valeur capitaliste, mais avait entraîné une création monétaire reconnaissant de la valeur économique au travail des parents, et augmenté d’autant le PIB. Tout comme la hausse du taux de cotisation maladie des années 1960, lorsqu’a été entreprise la mutation spectaculaire de l’appareil de soins autour des CHU et du conventionnement de la médecine ambulatoire, n’a été ponctionnée sur rien : elle a augmenté le PIB de la valeur économique attribuée au travail des soignants.

Ce ne sont pas les gains de productivité de la production de valeur capitaliste qui ont permis d’affecter une partie du salaire à des activités non productives, si bien qu’il nous faudrait soit attendre de la poursuite folle de ces gains la pérennité de la sécurité sociale, soit nous habituer à son recul. C’est l’affirmation, grâce à la cotisation, d’une autre pratique de la valeur économique, antinomique de sa pratique capitaliste. Les retraités, les soignants, les parents, les chômeurs ne sont pas sur un marché du travail, ils ne produisent aucune marchandise selon la loi de la valeur-travail, ils ne mettent en valeur aucun capital, et ils travaillent, ils contribuent pour plus du tiers au PIB. Leur contribution à la valeur sur un mode anticapitaliste repose sur les institutions anticapitalistes du salaire : le salaire à vie qui se substitue au marché du travail, la qualification personnelle qui se substitue au temps de travail pour mesurer la valeur, la cotisation qui se substitue au profit et au crédit lucratif pour financer l’investissement et qui fonde la possibilité de l’expropriation des propriétaires lucratifs et de la généralisation de la co-propriété d’usage des entreprises par les titulaires du salaire à vie, qui seront également gestionnaires des caisses de salaire, d’investissement et de création monétaire. Ce sont des institutions nées ou à naître de la lutte pour le salaire, c’est pourquoi elles fondent un changement décisif dans le travail par une pratique de la valeur que l’on qualifiera de salariale.

Mener la lutte contre la réforme des retraites en étant à l’offensive sur la généralisation de cette pratique suppose donc de se battre :

- pour la baisse de l’âge où un salaire à vie remplace l’obligation d’aller sur le marché du travail, en lien avec tous ceux qui refusent le marché du travail, qu’il s’agit de soutenir en promouvant le salaire à vie dès 18 ans ; d’où le retour, dans un premier temps, à la revendication traditionnelle de la retraite à 55 ans ;

- pour que le salaire continué le soit réellement, c’est-à-dire que tous, à 55 ans, aient à vie 100 % de leur meilleur salaire net, et cela sans tenir compte de leurs cotisations et de leurs annuités passées, qui doivent disparaître du calcul des pensions, puisque la pension est la reconnaissance de la valeur économique produite par les retraités en tant que retraités ; cela permettra de populariser le droit à un salaire à 18 ans sans aucune cotisation préalable, tout en supprimant la double peine des femmes, dont la pension est notablement amputée par la prise en compte des annuités ; il s’agit bien sûr de refuser toute discussion sur un autre calcul des annuités et sur l’extension de la validation des trimestres, qui légitime le principe des annuités ou des points ;

- pour que le financement soit assuré exclusivement par la hausse des salaires bruts et par une hausse du taux de cotisation, la hausse des prix induite étant annulée par la suppression des dividendes. La revendication de taxation du capital dévoie l’exaspération populaire devant la prédation des propriétaires lucratifs en légitimant les dividendes et les revenus financiers (s’ils diminuaient, leur taxation rapporterait moins d’argent à la sécurité sociale !). Il s’agit au contraire de fonder la revendication sur cette exaspération, d’une part en posant la hausse des salaires et de leur partie socialisée comme seul fondement des pensions, et d’autre part en argumentant sur la possibilité de supprimer la propriété lucrative : la cotisation est une création monétaire qui la remplace dans le financement de l’investissement et qui fonde la possibilité de généraliser la co-propriété d’usage de toutes les entreprises par les salariés. Comme transition vers la suppression des dividendes et de la propriété lucrative, un mot d’ordre du type : les revenus nés de la propriété ne peuvent croître que dix fois moins vite que les salaires (par exemple, pour que le rendement d’un patrimoine augmente de 0,5%, il faut que les salaires augmentent de 5%) affirmerait clairement les salaires comme le cœur de la valeur économique et obligerait de poser à chaque occasion la question de l’illégitimité de la propriété lucrative et de l’urgence de la généralisation de la co-propriété d’usage.

Ces revendications, proposées au débat, honorent les promesses du salaire continué et de la cotisation [4]. Elles contribuent à la construction comme classe révolutionnaire du salariat, c’est-à-dire de l’ensemble de ceux qui vont s’emparer des institutions du salaire pour les généraliser et en finir avec celles du capital dans un affrontement qui connaîtra forcément des temps de rupture et de violence. Ces temps non programmables, il faut inlassablement les préparer, et préparer leur résolution autant que possible pacifique, par un travail de fourmi d’éducation populaire et de mobilisations qui, à chaque fois, s’inscrivent dans le projet de généralisation de la valeur économique salariale contre la valeur économique capitaliste. Si la classe capitaliste, remarquablement aidée depuis les années 1980 par les réformateurs, est vent debout contre la fonction publique, contre la pension ou l’indemnisation du chômage comme salaire continué, contre le financement de la santé ou des allocations familiales par du salaire, ce n’est pas parce que ces institutions la ponctionnent et modifient le curseur en faveur du travail dans la répartition de la valeur capitaliste. C’est parce qu’elles instituent une valeur économique émancipée du carcan mortifère de la valeur d’échange, et que, sapant ainsi la maîtrise par la classe capitaliste de la valeur économique, elles fondent la candidature d’une autre classe, le salariat, à sa succession.

Septembre 2013

Notes

[1La « retenue pour pension » est un simple jeu d’écriture qui ne donne lieu à aucun flux de cotisation vers une caisse inexistante, et le terme de « cotisation fictive » qu’utilisent les comptables nationaux exprime et masque tout à la fois cette réalité.

[2Et pas seulement de retraite. Que l’on songe à la proposition CGT d’un « nouveau statut du travail salarié » avec « sécurité sociale professionnelle », c’est-à-dire maintien du salaire entre deux emplois.

[3Le fait qu’à la suite de la parution de la première édition de Puissances du salariat en 1998 le terme de « salaire socialisé » se soit heureusement substitué à celui de « salaire différé » n’a rien changé à l’affaire. C’est pourquoi j’ai précisé en 2010, dans L’enjeu des retraites, que le salaire socialisé finance, en matière de pension (mais aussi d’indemnisation de chômage) un « salaire continué ».

[4Pour des développements plus explicites, je renvoie à L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012, et pour des outils pédagogiques utilisables dans la mobilisation contre la réforme, au site de Réseau Salariat : www.reseau-salariat.info.

J’agis avec Attac !

Je m’informe

Je passe à l’Attac !

En remplissant ce formulaire vous pourrez être inscrit à notre liste de diffusion. Vous pourrez à tout moment vous désabonner en cliquant sur le lien de désinscription présent en fin des courriels envoyés. Ces données ne seront pas redonnées à des tiers. En cas de question ou de demande, vous pouvez nous contacter : attacfr@attac.org